Like a Virgin : de Madonna à Sœur Christina, la chanson qui était tellement révolutionnaire qu’elle en est devenue banale<!-- --> | Atlantico.fr
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La célèbre chanson de Madonna "Like a Virgin" a été reprise cette année par Sœur Cristina.
La célèbre chanson de Madonna "Like a Virgin" a été reprise cette année par Sœur Cristina.
©Capture d'écran / You tube

Chacun cherche sa chatte

La chanson "Like a Virgin", de Madonna, vient de fêter ses trente ans. Au même moment, elle est reprise par une nonne, sœur Christina, qui y voit un aspect plus spirituel que sexuel.

Gisèle George

Gisèle George

Gisèle George est pédopsychiatre. Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages comme La confiance en soi de votre enfant (2007, Odile Jacob) ou encore Ces enfants malades du stress (2002, Anne carrière) 

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Christophe Colera

Christophe Colera

Christophe Colera est sociologue et anthropologue.

Il a écrit La nudité pratiques et significations, éditions du Cygnes 2008 et Les tubes des années 1980 (Cygnes, 2013)

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Atlantico : La célèbre chanson de Madonna "Like a Virgin" a fêté le 12 novembre ses trente ans après avoir été reprise cette année par Sœur Cristina, la religieuse gagnante de l'émission "The Voice" en Italie. Comment interpréter ce destin "idéologique" ?

Christophe Colera : C'est une chanson qui a beaucoup marqué la génération des quadras actuels, parce que, comme je l'expliquais dans mon dernier livre, elle exprimait une liberté féminine assez audacieuse, qui se moquait de toutes les conventions romantiques mi-hollywoodiennes mi-chrétiennes en allant exposer un look "post-punk" sur fond de carte postale vénitienne. Il y avait cette intro au synthé un peu nasillarde terriblement entrainante, ces petits cris et soupirs amusants, "feels so good inside". De la rébellion des seventies, packagée façon marketing et mise au service du plus grands nombre. Novatrice, agaçante, et pourtant déjà à moitié institutionnalisée par les écrans cathodiques (trois ans plus tard Madonna était reçue par Jacques Chirac à la mairie de Paris). Ce fut une grande étape de l'intégration pleinement assumée de la liberté sexuelle dans l'imagerie capitaliste, à l'heure même où l'apparition du SIDA, dans la pratique réelle des gens, dynamitait ce qu'il restait des projets communistes sexuels des années 60.

>>>>>> A lire également : Les icônes de la pop font-elles avancer ou reculer le féminisme ?

On peut voir dans cette chanson d'une nonne qui doit sa notoriété aux plateaux de télé, dans la mesure où elle est chantée par une religieuse "en tenue", qui n'a pas été désavouée par sa hiérarchie pour le faire, un hommage de ce qu'il reste de pouvoir spirituel à l'un des "cantiques officiels" de l'idéologie libérale "sexuellement décomplexé" qui gouverne désormais les pays riches depuis 30 ans. Mais l'hommage est à double tranchant. Car le fait que les paroles soient gardées à l'identique dans une imagerie chrétiennement irréprochable rappelle aussi ce que l'érotisme pop des sociétés laïcisées doit en fait à la spiritualité chrétienne, et même à la spiritualité en général, ce que les divers enthousiasmes religieux de Madonna depuis 30 ans pour toutes sortes de courants y compris ésotériques ont aussi largement démontré.

Gisèle George : Je pense qu’il faut lire la symbolique et non le concept idéologique. Pour moi, pédopsychiatre, le concept s’entend sur le fait qu’il y avait une croyance antérieure sur des sentiments amoureux, moraux ou religieux et que, à l’occasion d’une nouvelle rencontre ou d’un évènement clé de la vie d’une personne, une nouvelle conception de ces sentiments est comprise. A l’aube de ce nouveau prisme de croyance, la personne peut percevoir une renaissance cognitive, une virginité intellectuelle, morale, religieuse ou amoureuse.

Finalement à travers les paroles de cette chanson, Madonna a-t-elle la première introduit l'idée que la virginité était reconstituable ?

Christophe Coléra : On présentait à l'époque Madonna comme mi-punk mi-new wave, et tout le monde savait que "punk" voulait dire "pute", et toute la "camelote" de Madonna avec ses crucifix et ses jupes en cuir allait avec cela. Par conséquent une prostituée vêtue en robe de mariée, cela pouvait effectivement signifier que chaque acte sexuel était une première fois "touched for the very first time". En France Jeanne Mas à peu près au même moment en 1984 mobilisait aussi l'imaginaire de la "toute première fois" dans un contexte qui pouvait choquer encore la vieille bourgeoisie de l'époque.

Le pouvoir érotique (Eros qui n'était pas seulement physique, mais aussi sentimental) devait pouvoir regénérer indéfiniment les "premières fois" (comme le botox recrée périodiquement de la jeunesse), mais aussi engendrer "à volonté" des éternités incontestables : "I'll be yours 'til the end of time" chantait Madonna. La très grande habileté de la chanson de Madonna, c'est qu'elle ne démontait pas totalement le romantisme mélancolique un peu kitsch de la New Wave (de Kim Wilde par exemple). Elle y ajoutait juste une dose de jeu, qui faisait qu'on ne savait plus trop si l'on était dans l'amour sincère ou dans le simple plaisir sexuel, dans la pure et simple destructions des idéaux (comme Nina Hagen si l'on veut), ou dans un simple jeu un peu enfantin avec eux.

Gisèle George :  Elle authentifie que dans la vie, on évolue, on fait de nouvelles rencontres, on conçoit les relations de manière différente et qu’on a le sentiment de démarrer un nouveau cycle de vie et de relation à l’autre

Le fait que la chanson soit aujourd'hui reprise par une religieuse témoigne-t-il d'une idée de virginité émotionnelle relativement à une virginité physique ?

Christophe Coléra : Ce qui est très intéressant c'est que l'initiative de soeur Cristina montre ce que la culture pop des années 1980 (et par extension on peut dire tout l'hédonisme sexuel qui a été affiché par le capitalisme au cours des décennies suivante) doit en fait à la religion - et la démonstration pourrait être faite pour tant d'autres chansons qui semblait laïciser la foi tout en en reprenant tous les thèmes, du "True faith" de New Order à 3must be talking to an angel" de Eurythmics.

Du coup elle fait passer la pop culture pour une sorte de copie de l'essence du christianisme. Soeur Cristina vient en quelque sorte dire "je vais vous faire préférer l'original à la copie, comme moi même je le ressens dans ma propre vie". Elle ne change qu'un mot : elle enlève "baby" pour montrer que la chanson ne s'adresse pas à un garçon mais au Christ, à qui elle est mariée et qui lui seul fournit l'amour vrai et l'éternité intangible. Ce faisant elle rejoint strictement le message des grandes mystiques chrétiennes depuis le Bas-Empire romain. Évidemment cela signifie en effet que l'émotionnel prime sur le mécanisme physique : l'émotion pure peut conduire à une extase supérieure à un orgasme qui serait trop orienté vers le pur plaisir physique, voire peut aider à "se passer du physique", tandis que la quête de l'amour véritable ou même du plaisir sexuel réel auprès d'êtres de chair et de sang est épuisante et finit par tourner en rond - la fameuse thématique chrétienne du "la créature n'est rien et n'a aucun pouvoir sans son Créateur dans l'au-delà".

Soeur Cristina le fait avec un côté un peu "New Age" je trouve : elle est entièrement "positive", on voit dans sa façon de chanter - et c'était déjà le cas dans "The Voice" - que la notion de péché de l'intéresse pas. Tout est sublimé dans un pur don de soi, une pure générosité sans interrogation suspicieuse de ce que l'on est ou de ce que l'on fait.

Gisèle George : Je n’ai pas la même lecture que vous, cette notion de virginité peut tout à fait s’appliquer à qui que ce soit qui après avoir un parcours de vie, découvre une nouvelle spiritualité qui lui correspond avec le sentiment qu’elle explore un nouveau monde affectif ou religieux vierge de ses croyances antérieures. Ce texte peut donc aussi s’appliquer à toute personne qui parle de sa foi religieuse dont elle a conscience qu’elle ne correspond plus à ses expériences spirituelles antérieures.

Qu'est-ce que cela dit de l'évolution du rapport au corps ?

Christophe Coléra : Le côté "double tranchant" tient justement à cet aspect un peu "empoisonné" de l'hommage. Il reconnaît à la chanson sa grandeur, ou à tout le moins une authenticité, une emprise existentielle importante, mais laisse entendre que ce génie propre à la chanson de Madonna ne peut vraiment prendre sens que sous l'éclairage d'une transcendance.

En termes d'évolution du rapport du corps, le succès de Soeur Cristina montre sans doute une lassitude à l'égard d'une conception trop "consumériste" du désir et du plaisir telle que la "vend" la société marchande. Un peu comme le succès du yoga ou des spiritualités asiatiques revues et corrigées à la sauce "globalisation new age", la "rechristianisation mystique" de la chanson de Madonna fait signe vers un recentrage sur l'intériorité, et en même temps l'ouverture à la nature, aux espaces infinis un peu désertiques. A la différence du clip de Madonna, celui de Soeur Cristina ne comporte pratiquement aucune scène d'intérieur (ni d'ailleurs d'êtres humains, alors que celui Madonna mettait en valeur l'homme au visage de lion). On voit surtout le ciel et l'eau derrière la chanteuse. C'est un corps ouvert sur l'Infini qui nous est proposé là. Un peu - mutatis mutandis - comme ces filles du Topless Tour dont on parlait sur Atlantico en juillet dernier qui se photographient devant des espaces naturels aux quatre coins du monde en disant qu'elles ouvraient leur poitrine (et peut-être leur "chakra du coeur") à l'univers. Le dialogue avec un Infini surhumain vient remplacer la recherche d'un infini dans la relation sexuelle  ou amoureuse de l'ici-bas avec un ou plusieurs hommes.

Je ne suis pas sûr que ce soit un signe d'une plus grande modestie, ni non plus que ce soit l'expression d'une "plus grande ouverture" que celle que proposait Madonna en 1984 (sauf à considérer, comme Héraclite, que tous les absolus se valent, les dieux étant aussi bien sur l'Olympe que dans les fours des cuisiniers, sur le toit des immeubles avec soeur Cristina comme "in bed with Madonna"). C'est en tout cas une formulation nouvelle de l'aspiration individuelle, une nouvelle modalité de l'individualisme, si l'on veut, plus "cosmique".

Gisèle George : cette évolution cognitive de la psyché va forcément retentir sur le corps. C’est une "renaissance " physique et intellectuelle.

Les paroles de la chanson pourraient se traduire de la sorte "Je te donne mon amour", "je ne l'ai gardé rien que pour toi", "car seul l'amour peut durer". En quoi ces paroles peuvent-elles faire écho aux pratiques de la société actuelle et notamment celle des adolescents ?

Christophe Coléra : L'adolescence est cette phase où se juxtaposent la fraîcheur du regard de l'enfance, avec la conscience, la réflexivité si l'on veut (avec toutes les méfiances et tous les avant-goûts de désespoir) de l'âge adulte. Cela implique nécessairement une grande foi en l'amour dont la capacité d'enflammer le corps et l'esprit fascine et qui peut apparaître comme une sorte d' "arme" pour repousser les inquiétudes, les angoisses, dépasser les premières déceptions. Croire encore et encore à l'amour. Cela fait quelques siècles que nos écrivains identifient l'adolescence comme l'âge de la plus grande foi en l'amour. Mais le succès du thème dépasse de loin l'adolescence, notamment en ce moment.

Notre époque est en recherche d'amour dans sa dimension la plus vraie et la plus intense, non pas pour se libérer des tabous vieillots comme c'était le cas encore en 1984, mais pour sortir du cynisme de la spéculation financière, de l'instrumentalisation généralisée des individus à des fins d'augmentation obsessionnelle des profits individuels (profits économiques, érotiques etc).  Notre société est à la fois celle de tous les égoïsmes, où l'on se permet toutes sortes de trahisons et de coups bas, et celle qui rêve le plus de générosité, de don pur, désintéressé, "cause only love can last". L'amour "pur" durable au service du développement durable... Des économistes comme Jeremy Rifkin nous promettent un monde de pure gratuité (à coût marginal zéro) et d'amour où la quête du profit ne viendra plus polluer les relations. Le rêve altermondialiste des années 2000 devenu réalité. Sur un fond émotionnel si épris de pureté il n'est pas étonnant de voir ressurgir les formes au fond les plus classiques du mysticisme.

Gisèle George : Pour les adolescents, les premiers rapports amoureux n’ont rien à voir avec le "premier" rapport avec "la" personne ! Le "je t’aime" dit à 15 ans n’est pas celui de 17, 20 ou plus âgé. Il est sincèrement nouveau à chaque fois. Ce n’est pas un rejet du passé, c’est une nouvelle conception affective. Le rapport à l’autre change, le plaisir charnel aussi. Je conçois tout à fait que l’on peut le vivre comme une "nouvelle virginité".

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