Dans la tête d’un djihadiste : le monde vu par ceux qui ne se voient pas comme des terroristes mais comme des défenseurs de l’Islam contre le reste du monde<!-- --> | Atlantico.fr
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Près de mille jeunes sont partis de France pour faire le djihad.
Près de mille jeunes sont partis de France pour faire le djihad.
©Caputre d'écran / l'Express

Djihad Psycho

Près de mille jeunes sont partis de France pour faire le djihad. Des jeunes qui se trouvent dans une crise identitaire si profonde que la mission sacrée qu'ils se sont donnée a pour eux valeur de planche de salut et justifie tout, même les crimes les plus abominables.

Romain Caillet

Romain Caillet

Romain Caillet est chercheur et consultant sur les questions islamistes. Basé à Beyrouth, il est également doctorant associé à l'Institut français du Proche-Orient.  

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Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis, EHESS-CNRS). Il a publié de nombreux ouvrages dont La Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2014), Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, avec Amir Nikpey (Robert Laffont, 2009), Quand Al-Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux (Grasset, 2006), et L'Islam dans les prisons (Balland, 2004).

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Mourad Fares, "sergent-recruteur" du djihad et originaire de Thonon-les-Bains en Haute-Savoie, a été arrêté en août 2014 en Turquie et mis en examen le jeudi 11 septembre à Paris. En février dernier, il donnait une interview au magazine "Vice" où il détaillait, entre autres, ses motivations au djihad. Une plongée inédite dans le système des valeurs et la psychologie de ces jeunes occidentaux qui ont choisi de partir combattre au côté de leurs "frères".

Se pose inévitablement en premier lieu la question de l'identité de ces personnes avant qu’elles ne deviennent djihadistes. Des gens normaux, des frères, des amis ou des connaissances si l’on en croit les propos du journaliste à l’origine de l’interview, Johan Prud’homme, qui désigne son ancien camarade, avant qu’il ne s’engage, comme étant "très instruit", quelqu’un "très au fait de la religion musulmane" mais chez qui "nulle trace d’extrémisme" ne régnait. Un jeune homme somme toute comme les autres, qui buvait, fumait et sortait le soir en boîte de nuit.

Atlantico : Qui sont ces djihadistes, à l'origine? Quelles étaient à leur vie et leurs aspirations, et pourquoi ont-il décidé de partir en "croisande" ?

Farhad Khosrokhava :Il y a deux types de jeunes occidentaux non musulmans qui partent faire le djihad. Les premiers sont des jeunes qui habitent aux alentours de cités à majorité musulmane. Ils grandissent entourés d’amis musulmans et s’assimilent à eux, miment leur comportement : ils ne mangent pas de porc, ne boivent pas d’alcool et s’essayent au jeun du Ramadan. Pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont de vrais musulmans, ils ont tendance à faire de l’excès de zèle et à se radicaliser bien plus que les autres.

La deuxième catégorie concerne plus les gens appartenant aux classes moyennes. Ils ne sont pas radicalisés par les cités mais par l’Internet. Actuellement l’islam est la seule idéologie militante qui demeure dans le monde. L’extrême gauche a presque disparu en Occident. Avant il y avait les décembristes, les communistes, les anarchistes… Désormais, même les trotskistes ne battent plus le pavé que pour des histoires de salaires ou de droits syndicaux.

L’extrémisme djihadiste permet donc de redonner un idéal de révolution, anti-impérialiste, à ces jeunes européens en perte d’identité. Le djihadisme leur donne une vision dichotomique, leur dit enfin quoi faire, ce qui est bien, ce qui est mal. Enfin, chez ces Occidentaux qui vont faire le djihad, il y a aussi une dimension humanitaire. Il ne s’agit pas de personnes qui veulent assouvir une folie meurtrière à la Merah ou à la Nemmouche, mais d'êtres humains qui veulent aller prêter main forte à leurs "frères" sur le terrain, des frères qu’ils sentent malmenés, maltraités.

Romain Caillet :Il est clair qu’il s’agit pour la plupart de jeunes qui n’ont pas forcément d’attaches familiales et professionnelles fortes. Rien ne les retient dans leur pays, et ils aspirent à participer à l’édification d’un Etat islamique et à venir en aide à une population opprimée à laquelle ils s’identifient par la religion. D’autres partent également parce qu'ils recherchent l’aventure et le besoin de mourir en martyr pour une cause qui les animent, à savoir la défense d’une religion qu’ils considèrent comme étant l’unique légitime.

Il est utile de préciser par ailleurs que l’aspect communautaire évoqué par les termes de Mourad Fares lorsqu’il dit que dans l’Islam, il n’y a "ni frontière, ni nationalisme" n’est pas spécifique aux djihadistes. Bien entendu, cela joue également un rôle important dans leurs motivations, mais en réalité cela dépasse la question du djihadisme. Tous les mouvements islamistes considèrent qu’il n’y a qu’une seule communauté musulmane, en dépit des différences ethniques qui peuvent être assez fortes d’un pays à l’autre, et que les frontières ont été inventées par les occidentaux. Au Moyen-Orient, la plupart des pays, comme la Jordanie ou le Liban, sont des créations occidentales. Seuls certains pays, à l’instar de l’Egypte ou du Maroc, ont conservé leurs frontières et leur identité culturelle depuis plusieurs siècles.

L’identité de ces jeunes djihadistes ne diffère pas non plus de celle de l'écrivain, essayiste et journaliste Michael Muhammad Knight, converti à l'Islam et sur le point de partir faire le djihad contre la Russie dans les années 1990. Cependant, les motivations divergent radicalement. A travers une tribune intitulée "I understand why Westerners are joining jihadi movements like ISIS. I was almost one of them" ("Je comprends pourquoi des Occidentaux rejoignent des mouvement djihadistes comme l'Etat islamique. J'ai failli être l'un d'entre eux") publiée dans le Washington Post, il y explique son parcours.

Pour Michael Muhammad Knight, tout a changé il y a vingt ans. Alors qu'il est encore un adolescent américain comme les autres, étudiant dans un lycée catholique, la résistance tchétchène contre les Russes commence à prendre de l'ampleur. Chaque jour, la télévision fait défiler des images de "destructions et de souffrance". Révolté par de tels clichés, le jeune homme se met en tête de rejoindre la résistance tchétchène et quitte les Etats-Unis. Il se rend alors dans une école coranique au Pakistan, où il se lance dans l'étude des saintes écritures. "Cela peut être difficile à croire mais je pensais à la guerre en termes de compassion. Comme de nombreux Américains qui ont servi dans les forces armées par amour de leur pays, je voulais combattre l'oppression et protéger la sécurité et la dignité des autres. Je croyais que le monde allait mal. Je plaçais ma foi dans une quelconque solution magique, clamant que le monde irait mieux grâce au renouveau d'un islam authentique et à un système gouvernemental véritablement islamique. Mais je croyais aussi que lutter pour la justice valait plus que ma propre vie", explique-t-il.

"Ce n'est pas un verset que j'ai pu lire dans mon étude du Coran qui m'a donné envie de me battre, mais plutôt mes valeurs américaines. J'ai grandi dans les années 80 sous Reagan. J'ai grandi en regardant les dessins animés G.I Joe, dont les chansons disaient : "Bats-toi pour la liberté, partout où il y a des problèmes". J'étais sûr que ces individus avaient le droit et la légitimité d'intervenir dans quelque endroit du monde où ils pensaient que la liberté, la justice et l'égalité étaient menacées", raconte l'écrivain.

Pour lui, ce désir de combats ne pouvait se réduire à une "rage musulmane" ou à une quelconque "haine de l'Occident". Avec le recul et l'expérience Michael Muhammad Knight se rend compte que son "scénario imaginaire de libérer la Tchétchénie et de la transformer en un Etat islamique était un fantasme purement américain, basé sur des valeurs et des idéaux américains". Et l'écrivain d'ajouter : "Nous sommes élevés pour aimer la violence et voir dans la conquête militaire un acte de bénévolat. L'enfant américain qui veut intervenir dans la guerre civile d'un autre pays doit cette vision du monde autant à l'exceptionnalisme américain qu'à une interprétation djihadiste des écritures. J'ai grandi dans un pays qui glorifie les sacrifices militaires et se croit en droit de reconstruire les autres sociétés selon son propre idéal. J'internalise ces valeurs avant même de penser à la religion. Avant même de savoir ce qu'était un musulman, ignorant les concepts de "djihad" ou "d'Etat islamique", ma vie américaine m'avait enseigné que c'était ce que les hommes courageux font. "

Les termes employés sont forts. John Muhammad Knight lie de toute évidence ses valeurs et ses idéaux américains à son attraction pour le djihad. Une situation aujourd’hui radicalement différente, bien que le pays de nationalité joue toujours un rôle aussi prégnant.

Que nous apprend cette analyse quant aux rapports compliqués que les jeunes djihadistes entretiennent à leur pays de nationalité ?

Romain Caillet : Si l’on prend le cas de la France, il est clair qu’ils éprouvent une certaine rancœur envers elle, et ce pour différentes raisons. D’une part, parce qu’ils considèrent qu’il s’agit d’un Etat islamophobe, et d’autre part parce que leur histoire familiale s’est construite contre la France, la plupart étant originaires du Maghreb. Par conséquent, ces jeunes partent avec l’intention de ne plus jamais y revenir. Il arrive cependant que certains reviennent malgré tout. J’ai pu voir certains mettre des photos d’eux sur Facebook aux côtés de leurs camarades de combat.

Farhad Khosrokhava :La situation est bien différente aujourd’hui de celle des années 90 dont parle Michael Muhammad Knight. Désormais le djihad est profondément anti-américain et anti-européen par la même occasion. Pour les extrémistes musulmans, l’Occident a une attitude anti-islamique, démontrée à travers la politique pro-Israël des Etats-Unis ou l’intervention française au Mali. Aujourd’hui, quiconque se rend dans un pays arabe avec l’intention de faire le djihad sera pris en charge par une organisation extrémiste qui le guidera et le confortera dans ses choix.

Pour les djihadistes d’aujourd’hui, l’amour de la patrie et du monde semble donc avoir disparu, au profit d’un amour de la religion et d’une volonté de l’imposer.

Le djihad au Levant et en Irak relève en effet "d’une obligation religieuse" à en croire les termes de Mourad Fares, une obligation de défendre ses frères de religion et sa patrie récemment proclamée contre une armée étrangère. "Un rendez-vous historique pour la communauté musulmane, prédit par notre prophète Mahomet et qu’on attend tous depuis des siècles. C’est la troisième et dernière guerre mondiale qui a commencé ici. Le monde entier contre l’Islam", ajoute-t-il.

Comment de jeunes occidentaux en arrivent-ils à développer une telle vision des choses, à la conclusion que le monde serait en guerre contre l'islam ? 

Romain Caillet :La réponse à cette question est intrinsèque aux motivations de ces jeunes occidentaux à partir faire le djihad. Au début des évènements en Syrie, la principale motivation qui a pu pousser ces jeunes à partir était de venir en aide à un peuple qui se faisait massacrer par un dictateur, un peuple auquel ils se sentaient appartenir. De manière générale, à chaque grand conflit, comme lors du conflit israélo-libanais de 2006 ou du conflit croato-bosniaque à partir de 1992, des combattants français ont voulu s’investir et aller aider leurs "frères". Certains sont devenus terroristes par la suite, d’autres se sont rangés. Aujourd’hui, c’est surtout l’instauration d’un Etat islamique qui prévaut. Ils y voient un événement historique et religieux, prophétisé dans les textes sacrés musulmans, auquel ils ont envie de prendre part. Ils veulent faire partie de l’Histoire.

Une dimension religieuse que laissent transparaître les mots utilisés par Mourad Fares au cours de l’interview, tels que "prophétie", "obligation religieuse" ou encore "prêcheur", terme qu’il préfère à celui de recruteur.

Pourquoi le vocabulaire religieux est-il à ce point important pour lui ?

Romain Caillet :Il y a quelque chose d’universel à vouloir venir en aide à un peuple victime. Mais dans le contexte du conflit en Syrie et en Irak, au-delà du djihad, ce qui unit ces jeunes aux populations opprimées, c’est l’Islam. Par conséquent, la dimension religieuse joue un rôle très important. Dans les hadiths, les textes écrits de la tradition musulmane, la Syrie, et plus largement le Levant, tient une place importante.

Cet engagement dans la guerre est donc principalement un engagement religieux. Une chose inconcevable pour la communauté internationale étant donné les exactions dont ils sont les auteurs. Le monde occidental les qualifie plutôt de "terroristes", un rôle que n’assume visiblement pas Mourad Fares lorsqu’il parle de "soi-disant terroriste".

Comment peut-on soutenir les images de décapitation de James Foley et réfuter l'adjectif "terroriste" ?

Romain Caillet :Dans la logique de Mourad Fares, et plus largement des djihadistes, ce sont les occidentaux les terroristes, tandis que eux se voient comme des résistants, malgré des éléments concrets, notamment de droit international, qui quelque part pourraient attester du contraire.

Quelque part, le terme "terroriste" est politique et subjectif. Il est souvent employé pour désigner l’opposant. Pour donner un exemple, la première fois qu’il a été employé à l’époque contemporaine en France, c’était par les autorités de Vichy pour qualifier les résistants. En Algérie, lors de la guerre d’Indépendance de 1954 à 1962, le FLN (Front de Libération Nationale) était considéré par les autorités françaises comme étant constitué de terroristes. Ce même parti politique qualifie aujourd’hui ses opposants islamiques de terroristes. Il n’y a donc pas de frontières définies pour ce mot.

Par ailleurs, il est important de préciser que le groupuscule auquel appartient Mourad Fares, Jabhat Al-Nostra, a condamné la décapitation du journaliste américain, bien que le mouvement en ait commis également.

Contre toute attente, si Michael Muhammad Knight a renoncé à son projet d'aller se battre en Tchétchénie, c'est grâce aux paroles sages de musulmans pourtant très conservateurs. Ces derniers lui ont fait comprendre qu'il accomplirait plus de bien en étudiant qu'en allant se battre, lui rappelant que "le sang d'un écolier vaut plus ce que celui d'un martyre". Ils lui ont appris à aspirer à être plus qu'un "corps dans un fossé". Et l'auteur de conclure : "D'autres dans la même situation que moi à cette époque ont dû recevoir des conseils différents."

De quoi se demander si aujourd'hui encore, il arrive que certains djihadistes remettent en question leurs actions ou leurs aspirations et écoutent des musulmans qui maîtrisent réellement les préceptes de l'Islam.

Ces djihadistes passent-ils par des moments de remise en question de leurs actions et de la direction qu'ils prennent ? Quel rôle jouent ici les organisations qu'ils rejoignent ?

Farhad Khosrokhava : Une fois de plus, la situation est réellement différente aujourd’hui. Les occidentaux qui partent aujourd’hui au Pakistan, en Afghanistan ou en Irak sont soit rejetés, soit intégrés. Il n’y a en effet plus du tout de musulmans conservateurs au Pakistan par exemple. Ceux que l’on peut rencontrer sont des radicaux anti-occidentaux, tandis que la population civile, elle, ne se prononce pas.

De plus, une fois en Syrie ou en Irak,  la probabilité pour qu’ils puissent se remettre en question est véritablement faible. Cela peut arriver mais l’engrenage des choses fait qu’ils coupent radicalement les ponts avec leurs origines et deviennent véritablement djihadistes avec la guerre sainte ancrée en eux. 

Romain Caillet :Cela peut effectivement arriver et ce, pour des griefs différents. Alors qu’ils pensaient venir en aide au peuple syrien, certains se sont rendus compte que les djihadistes qu’ils avaient rejoint avaient d’autres intentions. La violence des combats peut également être un facteur de remise en question. D’autres encore se sont trouvés démoralisés par les combats entre djihadistes, entre supposés frères donc, tandis que d’autres ont tout simplement fuit un affaiblissement du groupe auquel ils appartenaient. D’autant plus qu’au sein de certains groupes, comme Jabhat Al-Nostra, les étrangers peuvent ne pas être très bien respectés, ni très bien vus, les incitant à fuir ou à entrer en conflit avec certains membres.

Raphaëlle de Tappie et Clémence de Ligny

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