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La vérité sur les derniers mois de Pompidou : quand le président se meurt
©Reuters

Bonnes feuilles

Édouard Balladur, qui fut le secrétaire général de Georges Pompidou, raconte ses derniers mois l'Élysée dans le livre "La tragédie du pouvoir. Le courage de Georges Pompidou" (Fayard). Un document exceptionnel dans lequel ce très proche collaborateur livre ses cas de conscience face à la maladie du chef de l'Etat. (2/2)

Édouard  Balladur

Édouard Balladur

Ancien collaborateur de Georges Pompidou à l’Élysée, Premier ministre de la deuxième cohabitation sous François Mitterrand, ancien président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Édouard Balladur a été chargé par Nicolas Sarkozy de présider une commission de sages chargés d’étudier une réforme des institutions de la Ve République puis d’étudier les grandes lignes d’une réforme des collectivités locales et de la création d’un Grand Paris.
Il a notamment publié chez Fayard Jeanne d’Arc et la France, Des modes et des convictions, Douze lettres aux Français trop tranquilles, un Dictionnaire de la réforme, La Fin de l’illusion jacobine, Machiavel en démocratie, L’Europe autrement, Pour une Union occidentale entre l’Europe et les États-Unis ainsi que de ses deux rapports.

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Mardi 12 mars 1974

J'arrive assez tôt à Orly pour veiller à ce que toute la délégation monte dans l'avion avant l'arrivée du Président. Contrairement à ce qui avait été demandé, se tiennent au pied de la passerelle un nombreux personnel de sécurité, le préfet du Val-de-Marne, et même la télévision allemande dans l'emplacement réservé. Il fait froid mais beau. 

Le Président arrive en retard, vers 10h10. Je l'accueille à sa descente de voiture. Il a fort mauvaise mine et me dit : "J'ai eu une nouvelle crise au moment où j'aillais parti. Ce n'est vraiment pas de chance, car je souffre encore. Surtout, montez la passerelle avant moi :"

Nous montons donc côte à côte, lentement, tandis que la télévision allemande filme sans doute la scène. Le chef de l'Etat entre épuisé dans la cabine qui lui est réservée ; aucun lit n'a été préparé, contrairement à ce que j'avais demandé ; il tente de s'asseoir tandis que Vignalou et moi le soutenons pour éviter qu'il tombe. On glisse sous ses pieds un gros coussin pour lui permettre d'être mi-étendu, ce qui est moins douloureux pour lui. Le médecin et l'infirmière restent auprès de lui tandis que le personnel de sécurité s'agite et que chacun, dans l'avion, feint de n'apercevoir de rien.

L'atmosphère est lourde, Jobert crispé. Je m'efforce de plaisanter avec lui, Courcel, secrétaire général des Affaires étrangères, Marchetti, chef du service de presse de l'Elysée, et quelques autres. Vignalou étant sorti de la cabine du Président, je vais m'asseoir auprès de lui : 

"Ne croyez pas que je veuille être indiscret, ni vous poser de questions. Je n'ai qu'une chose à vous dire : réfléchissez bien à votre responsabilité vis-à-vis du Président. Il ne faut pas laisser son autorité s'affaiblir ; mieux vaudrait pour lui l'informer clairement de son état, s'il ne doit pas s'améliorer, plutôt que de laisser aller les choses face à une opinion qui deviendra de plus en plus attentive et hostile. Est-ce qu'il existe un espoir d'amélioration ou non ? Au cas où cela devrait ne pas se produire, songez à l'image qu'il laisserait devant l'Histoire s'il venait à perdre peu à peu toute autorité. Dans cette hypothèse, mieux vaudrait qu'il démissionne.

-Je vous remercie de me parler comme vous le faites. Je m'en ouvrirai à son fils. Les crises qu'il endure peuvent s'améliorer peu à peu. En tout cas, aucune opération n'est possible. Mais c'est une grave décision à prendre que de lui dire qu'il doit abandonner le pouvoir.

- C'est la vôtre. 

-Mais constatez-vous vous-même un affaiblissement des ses capacités intellectuelles ? 

-Absolument pas. Mais il ne peut travailler que quelques heures par jour.

-Oui, je comprends. Je vais y réfléchir ; en tout cas, vous pouvez me téléphoner à tout moment pour que nous nous rencontrions."

Le Président me fait appeler. Il a dormi. Il souhaite maintenant que Jobert et moi déjeunions avec lui : "Ce sera mieux vis-à-vis des autres". Nous nous rendons donc dans sa cabine à 13 heures. Il somnole. Je lui dis : 

"Il vaudrait mieux que nous vous laissions tranquille. 

-Pas du tout. Asseyez-vous et déjeunez sans vous occuper de moi."

Nous nous asseyons de l'autre côté du couloir, le laissant seul. Nous parlons à voix basse, Jobert est très tendu. "Allons, parlez normalement, vous ne me gênez pas !" nous lance le Président. Lui-même ferme les yeux et ne mange à peu près rien.

Au moment d'atterrir à Sotchi, nouvelle crise douloureuse. Le visage de Georges Pompidou est tantôt tout blanc, tantôt il rougit brutalement. Suel, chef du protocole de l'Elysée, monte à bord de l'avion afin de lui donner quelques indications sur la cérémonie organisée pour l'accueillir. Il l'interrompt : "Allons, vite ! Ce que je me fous de toutes ces histoires !" Il descend, l'aide de camp devant lui, moi à ses côtés ; ainsi les photographes ne pourront voir sa démarche.

Il salue Brejnev. Les Russes se répandent en effusion. Il me dit :

"Dites à Pavlov (c'est l'interprète) de presser le mouvement. Je n'en peux plus…"

Brejnev se rapproche donc de lui, ils passent tous les deux les troupes russes en revue, et, arrivé devant les journalistes, le Président leur dit : "Alors, messieurs ! Cela vous plait, le Caucase ?" Puis, il monte en hélicoptère avec Brejnev, Gromyko, Jobert et moi, et dit à l'interprète : "Dites à M.Brejnev que je suis souffrant et préfère ne pas parler. Je m'en excuse. 

-Mais voyons ! répond Brejnev. Nous sommes de vieux amis, ne vous gênez pas avec moi".

Le voyage dure un quart d'heure. Le temps est clair et vif. Les Russes parlent entre eux ; le Président a les yeux fermés, la tête appuyée sur sa main. A peine débarque, il se rend à la villa où il doit séjourner. Les entretiens ne commencent qu'à 18h30. Le médecin et l'infirmière vont le soigner après que je l'aurai aidé à s'étendre dans sa chambre. Je le quitte. 

Il me fait appeler vers 17h30 : étendu sur son lit, il est gai et plaisante avec Vignalou. J'admire sa force d'âme :

"Voyez, docteur, comme je suis raisonnable, j'ai mis un manteau pour venir, mais pas de chapeau ni d'écharpe, comme à Reykjavik. Ainsi tout le monde est content, nul ne jasera. "

Nous devisons un quart d'heure de choses et d'autres. Il me demande de faire dire aux Russes qu'il ne dînera pas avec eux. La réunion commence à 18h30. Brejnev expose de façon longue et confuse la position soviétique sur les problèmes du monde. Le Président répond par un exposé remarquable de clarté et de vigueur. Il semble en excellente forme, fume et plaisante. La réunion prend fin à 21h30.

Il demande que Jobert, Courcel, Vimont, notre ambassadeur à Moscou, moi et quelques autres dînions avec lui. Mais il est repris d'une crise et nous l'attendons jusqu'à 11 heures du soir. Je lui fais dire que nous pouvons nous retirer et le laisser seul, mais il préfère dîner avec nous, sans doute pour qu'on le voie et pour nous monter que, malgré sa souffrance, il demeure le même.

Le dîner se déroule dans une bonne humeur que tout un chacun s'efforce de feindre ; Pompidou raconte plusieurs anecdotes de Malraux, Debré, d'un ton fort enjoué… Soirée étrange et pesante ! Ma pièce où nous dînons est mal éclairée, Pompidou tient à afficher qu'il domine son mal, après cette journée terrible où il a souffert, voyagé en avion, en hélicoptère, en voiture, prenant sur lui pour écouter, parler, passer des troupes en revue, s'adresser aux journalistes. Ce soir, il veut impressionner son entourage. Il parle, rit, se moque, passant d'une anecdote à l'autre. Autour de lui, bien peu s'expriment, se hasardent à relancer la conversation, à s'adresser à lui. Il est seul à animer la réunion, tous sont figés, impressionnés par la maîtrise de soi qu'il tient à arborer à leurs yeux. Aucun d'entre eux n'oublie ce dont il a été le témoin en ce jour, tout le monde a le sentiment d'assister, pour un court moment, à une fragile résurrection. Plus l'heure avance, plus Pompidou donne l'impression de se vouloir invulnérable. Après minuit, je vois avec soulagement le dîner prendre fin. Je le raccompagne jusqu'à sa chambre après qu'il a pris congé aimablement de chacun.

"Mais qu'avaient-ils donc ? me dit-il, railleur. Ils avaient l'air sinistre.

-La journée a été longue, le voyage à dû les fatiguer.

-Petites natures ! Allons, bonne nuit."

Extraits de "La tragédie du pouvoir : le courage de Georges Pompidou" d'Edouard Balladur publié chez Fayard (2013). Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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