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Reporter de guerre : "Ma première expérience du conflit"
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Bonnes feuilles

Irak, Iran, Vietnam, Cambodge, Guatemala, Turquie, Afghanistan… Pascal Manoukian a suivi le flux des conflits qui ont agité la planète des années 1970 à nos jours. Extrait de "Le Diable au creux de la main", publié chez "Don quichotte" (2/2).

Pascal  Manoukian

Pascal Manoukian

Pascal Manoukian a couvert la plupart des grands conflits qui ont secoué la planète pendant 25 ans. Il est aujourd’hui directeur général de l’Agence de Presse Capa.

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Cette année- là, Balavoine voudrait bien réussir sa vie. Moi aussi. Le monde accouche de ce qui le mettra à feu et à sang au cours des dix prochaines années.

Khomeiny invente la République islamique, Saddam Hussein met la main sur l’Irak, et le gouvernement israélien autorise les colons à acquérir et à construire dans les territoires occupés. Le décor est en place pour faire craqueler l’histoire.

Je veux parcourir les lignes de fracture mais il me faut un terrain d’expérience vierge, loin des professionnels qui accumulent trop d’avantages sur moi.

J’ai vingt- quatre ans. Patrice, vingt- trois ans, un moral et un physique trempés dans l’acier, voudrait lui aussi tâter l’aventure du journalisme – pour voir si elle est à sa taille.

Alors nous feuilletons les atlas. Nous disséquons les journaux à la recherche d’un conflit auquel personne n’aurait pensé. Parmi l’avalanche de nouvelles importantes, une toute petite retient notre attention. En Afghanistan, le président pro- soviétique vient d’être étranglé par son Premier ministre. L’information n’intéresse pas grand monde. Les Afghans n’ont rien : ni débouché sur la mer, ni gaz, ni pétrole. Rien qu’une solide réputation d’invincibles guerriers et d’emmerdeurs. Par deux fois déjà ils ont corrigé les Anglais.

Pour Kipling, le pays n’est qu’un fouillis de montagnes, de pics et de glaciers. Un avantage de plus. Nous sommes en novembre, l’hiver va bientôt s’installer, et l’on dit que là- bas il est aussi cassant et froid qu’une femme vexée. Personne ne devrait donc se bousculer pour franchir les cols et les rivières gelées. Même l’increvable Joseph Kessel a failli y laisser ses doigts d’écrivain. Le vieux lion vient d’ailleurs tout juste de s’éteindre à quatre- vingt et un ans. Alors, c’est décidé : ce sera l’Afghanistan.

Nous débarquons à Peshawar, une petite ville située au nord du Pakistan et la base arrière de la résistance afghane. Un entrelacs de ruelles coupe- gorge où le gouvernement pakistanais tolère que la guérilla s’organise – pour mieux la surveiller. Car la grande peur des autorités, c’est de voir la révolte afghane se propager au Pakistan où, depuis fort longtemps, vivent les mêmes tribus de part et d’autre de la frontière.

Après des nuits de rendez- vous discrets dans la poussière d’une petite échoppe bourrée d’armes et de munitions, nous finissons par convaincre un jeune commandant de nous faire passer clandestinement en Afghanistan. Lorsque nous rejoignons les montagnes afghanes, en novembre 1979, nous sommes alors les seuls journalistes sur place.

Je pense qu’il faut toujours tenter sa chance pour savoir ce qu’elle vaut. Leonid Brejnev, secrétaire général du Parti communiste soviétique, va me donner raison. Le 27 décembre, il ordonne aux troupes de l’armée soviétique d’envahir l’Afghanistan. C’est l’événement le plus important des vingt dernières années et nous avons deux mois d’avance sur tous les professionnels.

Match, Time, Newsweek… Mes photos font le tour du monde. Je suis catapulté dans la cour des grands.

Mais en ce jour de janvier, ce n’est pas mon problème. Je donnerais n’importe quoi pour n’avoir lu ni Kipling ni Kessel. L’hiver recouvre la région, et dieu qu’il est froid. Il faut enchaîner les cols à plus de trois mille mètres d’altitude en surveillant les hélicoptères russes qui traquent les colonnes de résistants.

C’est pour ça que, maintenant, je porte quinze kilos sur le dos. Mes pieds glissent sur chaque caillou gelé. Je ne quitte pas des yeux l’à- pic qui dévale sur ma gauche. Je n’en vois même pas le fond.

Autour de moi, les hommes sont nerveux – mais pas à cause du vide. Depuis le matin, un hélicoptère blindé nous cherche des noises.

C’est la terreur ici. Ils peuvent descendre à trois cents mètres, se stabiliser et vous atomiser sans prendre le moindre risque. Régulièrement, quand le bruit s’ approche trop, il faut se jeter dans la neige et se faire le plus petit possible en espérant que le pilote soit aveugle. Une fois, j’ai senti si fort le vent des pales que la neige autour de moi en est devenue toute jaune.

Quand il s’éloigne enfin, il faut remettre ses muscles en marche, oublier qu’on est trempé et repartir sans songer aux dénivelés à venir. Ça fait mal à mourir. Je m’insulte pour continuer à mettre un pied devant l’autre.

Il y a trois jours, après d’interminables tractations à la frontière pakistano- afghane, un jeune commandant a accepté de nous prendre dans sa caravane. Depuis, nous marchons comme des forçats.

Le commandant s’appelle Amin. C’est la première fois depuis la guerre qu’il rentre chez lui. Il ramène cinq hommes et des armes pour se battre. En tout, une dizaine de chameaux croulant sous les kalachnikovs et les explosifs. Je croyais que les chameaux n’aimaient que le sable et les palmiers. Pourtant, depuis que nous avons traversé la frontière, ils se débattent comme nous dans la neige.

Pour les faire avancer, nous les gavons d’huile comme des voitures. De l’huile de palme envoyée par la Croix- Rouge pour nourrir les réfugiés. Nous leur déversons des bidons entiers au fond de la gorge et ils nous rotent au visage.

L’Armée rouge contrôle les routes, les airs et presque toutes les villes. Nous sommes contraints aux sentes les plus difficiles. Il faut grimper et descendre, souvent rebrousser chemin et passer des heures à attendre cachés pour éviter les commandos russes.

En route, nous croisons des dizaines de bandes comme la nôtre. Chacun se salue avec beaucoup de méfiance et d’interminables formules de politesse qui, dans les montées, m’arrachent les poumons et me cisaillent les jambes.

Tous les hommes se ressemblent. Ils n’ont presque rien sur le dos, marchent dans des sandales en plastique et, le plus souvent, portent à l’épaule des Lee- Enfield, vieux fusils de la Seconde Guerre mondiale à la précision redoutable, capables d’abattre un homme en plein front à huit cents mètres – mais impuissants contre les blindages russes.

Plus je croise leur armée de va- nu- pieds, plus je suis convaincu que leur combat est perdu d’avance. Mais les Afghans ont une autre vision du monde. Simple, binaire, rustique, sans compromis. Pour eux, il n’y a pas d’arbre qui n’ait un jour senti la force du vent. Même le plus solide finit un moment par vaciller. La Russie n’échappera pas à la règle et finira elle aussi par plier tel un roseau, quel qu’en soit le prix.

« Ils peuvent tuer toutes les hirondelles, ils n’empêcheront pas la venue du printemps », répète Amin.

Extrait de "Le Diable au creux de la main", de Pascal Manoukian, publié chez les éditions "Don quichotte". Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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