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Pourquoi les surdoués font souvent preuve de bêtise
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Bonnes feuilles

Et s’il fallait non pas considérer les aptitudes supérieures des "surdoués" mais plutôt se demander ce qui inhibe l’intelligence "normale" ? Et s’il n’y avait pas de "dons" particuliers, mais un type de positionnement psychique, un certain rapport au monde, qui produirait des résultats remarquables sans relever pour autant d’une faculté cérébrale ? En bout de ligne, que signifie vraiment "être intelligent" ? Extrait de "Intelligents, trop intelligents", de Carlos Tinoco, publié aux éditions JC Lattès (1/2).

Carlos Tinoco

Carlos Tinoco

Carlos Tinoco est normalien, agrégé de philosophie, enseignant et psychanalyste. À l’âge de dix ans, il a intégré l’un des premiers centres en France dédiés aux enfants dits « précoces » : Jeunes Vocations artistiques, scientifiques et littéraires. Père de deux enfants, il vit à Paris.

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Définir un espace de solutions, s’il n’est pas donné explicitement par l’énoncé, est une étape indispensable du travail de réflexion. C’est vrai pour l’énigme des neuf points, c’est vrai pour n’importe quel problème que nous avons à résoudre dans la vie quotidienne. La réalité qui se présente à nous est toujours trop complexe, trop riche en informations. Il faut commencer par opérer un tri entre ce que nous garderons comme matériau de réflexion et ce que nous négligerons (en théorie de l’information, cela s’appelle : éliminer le bruit). Si quelqu’un s’interroge sur les raisons pour lesquelles il est anxieux depuis quelque temps, il ne passera pas en revue, un à un, tous les détails récents de son existence (tout ce qu’il a mangé, tous les gestes qu’il a accomplis, etc.). Il va commencer par supposer que son anxiété vient d’un ou de plusieurs champs bien délimités : par exemple, sa vie professionnelle ou sa vie familiale. Puis il va encore restreindre ces champs à ce qui lui semble de nature à provoquer une anxiété : son travail avance- t-il correctement ? Est- il inquiet pour ceux qu’il aime ? Se sent- il toujours aimé par eux ?

Je pose parfois le problème des neuf points à mes élèves, pour les faire réfléchir sur leur intelligence et tenter de les aider à voir plus clair dans ce qui est souvent une source de complexes douloureux. Ce que je trace à la hâte au tableau, ce ne sont pas neuf points bien alignés formant un carré. Ce sont des croix plus ou moins malhabiles, plus ou moins alignées. Mais mes élèves négligent aussitôt ce côté brouillon pour y voir le carré. Et puis, bien sûr, ils supposent que la ligne brisée doit se construire sur le plan du tableau (que le problème est donc en deux dimensions), et, même si je ne l’ai pas précisé, que nous sommes dans le cadre de la géométrie euclidienne. Même ceux qui aiment la science- fiction et qui rêvent de trous dans l’espacetemps qui permettraient de joindre des points d’une autre manière, vont immédiatement admettre qu’ici ce n’est pas le propos.

Cela les conduit donc, non seulement à faire un tri entre les informations, mais aussi à en rajouter ! Car il ne s’agit pas seulement de relever celles qui sont pertinentes et celles qu’on peut négliger, il faut aussi les articuler de manière logique pour déboucher sur un véritable espace de solutions. Affronter un problème, c’est d’abord y mettre de l’ordre, introduire un certain nombre de suppositions sur le type de réponse qui peut être trouvé. Cela vaut pour tout le monde, pas seulement pour les « surdoués ».

Par exemple, lorsqu’un professeur soumet un problème à ses élèves, ceux- ci font jouer, sans même s’en rendre compte, une très grande quantité de données implicites dans leur réflexion : que le problème possède une solution ; que cette solution doit pouvoir être trouvée avec ce que le professeur a déjà indiqué dans son cours ; que le souci du professeur n’est pas de mettre ses élèves dans l’embarras mais de les aider à progresser, etc. Cela paraît trivial, mais implique déjà tout un cadre de réflexion qui interdit radicalement de trouver la réponse de certaines énigmes. Par exemple, toutes celles qui contiennent un piège et qui supposent, non pas qu’on trouve la solution, mais qu’on parvienne à démontrer pourquoi il ne peut pas y en avoir (et qui deviendraient soudain plus simples à résoudre si elles étaient soumises par un individu notoirement pervers, dont le but évident est de piéger ses interlocuteurs !).

En tant que professeur de philosophie, ce cadre présupposé est l’un des pires obstacles que j’ai à affronter pour enseigner à mes élèves comment construire une dissertation. Car disserter implique que l’on admette la chose suivante : les questions qui constituent la réflexion philosophique (et la réflexion de toutes les disciplines où la dissertation peut être légitimement appliquée – histoire, lettres, économie, etc.) sont en général tellement complexes que personne, pas même le professeur, n’en connaît la réponse. Ce n’est qu’en partant de là qu’on peut entrer de plain- pied dans cette forme de pensée sans laquelle l’exercice de la dissertation n’a aucun sens. Je m’acharne, je passe du temps à tenter d’en convaincre mes élèves. Mais supposer que je leur soumets une question dont je ne possède pas moi- même la réponse et qu’elle n’est trouvable, telle quelle, ni dans mon cours, ni sur Internet, ni dans aucun ouvrage, renverse toutes les habitudes intellectuelles prises à l’école, et, pour beaucoup, c’est impossible. À la fin de l’année, après un ultime devoir avant leurs examens, il y en a toujours un qui vient, avec un grand sourire, me demander : « Qu’est- ce qu’il fallait répondre ? »

Cet élève, qui n’a rien compris à tout ce que j’ai tenté de transmettre, ne fait pas preuve pour autant de bêtise, au sens usuel du terme. Au contraire, il manifeste ainsi qu’il a parfaitement saisi plusieurs choses : la logique de l’institution bien sûr, mais pas seulement. Il a aussi depuis longtemps admis que ce qu’un individu demande explicitement (notamment un professeur) ne correspond pas toujours (et même assez rarement) à ce qu’il veut vraiment. C’est pourquoi il a pu m’entendre toute l’année expliquer que je ne possédais pas les réponses sans que cela ébranle sa conviction. Et le pire dans tout cela ? C’est qu’il a raison : pour la plupart des examens, il existe effectivement une réponse toute faite, qui, si elle ne suscite pas l’enthousiasme des correcteurs, est une garantie de succès. Quelle que soit la sincérité du professeur, la logique dominante de l’institution l’emporte nécessairement. Prendre des chemins de traverse, c’est- à- dire sortir du cadre est toujours ardu.

Extrait de "Intelligents, trop intelligents",  de Carlos Tinoco, publié aux éditions JC Lattès, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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