Y-a-t-il vraiment des Français qui ne mangent pas à leur faim ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les ouvriers de l'usine SAM déjeunent dans les locaux de l'usine à Viviez, dans le sud-ouest de la France, le 31 décembre 2021.
Les ouvriers de l'usine SAM déjeunent dans les locaux de l'usine à Viviez, dans le sud-ouest de la France, le 31 décembre 2021.
©VALENTINE CHAPUIS / AFP

Affirmation trompeuse ?

Alors que Michel-Edouard Leclerc annonçait vouloir bloquer les prix de certains produits de base dans ses magasins, un journaliste de BFM TV a déclaré le 21 janvier 2022 que « un Français sur cinq ne mange pas à sa faim ». Mais qu'en est-il vraiment ?

Olivier Galland

Olivier Galland

Olivier Galland est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il est spécialiste des questions sur la jeunesse.

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Atlantico : Dans une récente publication pour Telos, vous essayez de déterminer quelle part des Français ne mange pas à sa faim. La donnée n’existe pas directement dans les enquêtes d’opinion. Quels sont les indicateurs pertinents, que nous disent-ils ?

Olivier Galland : J’ai eu l’idée d’écrire cet article en écoutant un journaliste de BFM TV affirmer qu’un Français sur cinq ne mangeait pas à sa faim, une affirmation évidemment fantaisiste mais qui m’a incité à aller regarder de plus près les données. Eurostat, l’institut de statistique européen coordonne une enquête, réalisée dans tous les pays européens par les instituts nationaux, sur les privations matérielles. L’enquête ne pose pas directement de question sur le fait de ne pas manger à sa faim (une formulation trop vague), mais demande aux personnes interrogées si elles ne peuvent pas « se payer un repas contenant de la viande, du poulet ou du poisson (ou l’équivalent végétarien) au moins tous les deux jours ». Les personnes qui ne mangeraient pas à leur faim font a fortiori partie de ce groupe dont la définition est plus large (on peut « manger à sa faim » sans forcément consommer du poisson ou de la viande tous les deux jours). En France 8% de personnes disent être dans ce cas, très loin donc des 20% annoncés par le journaliste de BFM TV.

Vous estimez qu’en France, le champ médiatique et le débat politique sont biaisés par un mauvais amalgame entre les notions de pauvreté monétaire et de privation matérielle. Quelle est la différence entre les deux ? Comment se manifeste-t-elle dans le cas français ?

En Europe, on mesure principalement la pauvreté par ce qu’on appelle le « taux de pauvreté » qui, en réalité, est plus une mesure d’inégalité qu’à proprement parler une mesure de la pauvreté. En effet, le taux de pauvreté repère le pourcentage de personnes qui se situent dans le bas de la distribution des revenus (on retient ceux qui ont un revenu inférieur à 60% du revenu médian, le niveau de revenu qui sépare la population en deux parties égales). C’est donc une mesure relative et propre à un pays donné. Ces deux caractéristiques font qu’un pauvre français sera en réalité beaucoup moins pauvre qu’un pauvre roumain, mais plus pauvre qu’un pauvre luxembourgeois, tout simplement parce que le niveau de vie est beaucoup plus bas en Roumanie qu’en France, mais plus élevé au Luxembourg. Le taux de pauvreté est donc une mesure très éloignée de la représentation que se fait l’opinion de la notion de pauvreté : très probablement des personnes sans domicile ne mangeant pas à leur faim. Les pauvres au sens du « taux de pauvreté » ne correspondent pas à cette image, même si les plus pauvres des pauvres font évidemment également partie des « pauvres » mesurés par le concept de pauvreté relative. Mais il y a également parmi les pauvres ainsi évalués des personnes à bas revenus sans être pour autant dans le dénuement. Pour estimer la part de la population qui connaît des difficultés telles que ces personnes ne peuvent mener une vie décente, le concept de privations paraît donc plus pertinent. On interroge les personnes sur une série de biens essentiels qu’ils ne pourraient se procurer (13 biens au total comme ne pas pouvoir acheter de vêtements neufs, ne pas pouvoir se chauffer etc…). La mesure a également une part d’arbitraire dans les types de biens choisis, et dans le seuil retenu pour décréter qu’une personne est en situation de privation matérielle : Eurostat considère qu’une personne est « en difficulté matérielle et sociale » à partir du moment où elle ne peut disposer d’au moins cinq biens parmi les 13 considérés comme essentiels.

Cependant cette mesure est intéressante, car elle permet de comparer, mieux que ne le fait le taux de pauvreté, l’impact de la pauvreté d’un pays à l’autre. Cet impact est évidemment très variable mais le résultat intéressant est qu’il dépend plus du niveau de vie moyen du pays que du niveau des inégalités monétaires. En effet, en moyenne les pays les plus riches (ceux dont le niveau de vie est le plus élevé) ont des taux de privation matérielle bien plus bas que les pays pauvres. Et ces pays riches ne sont pas forcément plus inégalitaires que les pays pauvres. C’est même parfois le contraire. Par exemple, aux deux extrêmes des niveaux de vie en Europe, on trouve le Luxembourg, pays riche, dont le taux de privation matérielle est très bas et le taux de pauvreté monétaire dans la moyenne, alors que la Roumaine, pays européen le plus pauvre se distingue à la fois par un taux de privation élevé et un taux de pauvreté monétaire élevé. La leçon politique qu’on peut en tirer est que, pour réduire significativement la pauvreté ressentie, il est plus efficace d’accroitre la richesse globale du pays que de réduire les inégalités monétaires, à condition bien sûr que cet accroissement de la richesse globale profite à l’ensemble de la population (ou même à la partie la moins favorisée). 

A cette question s’ajoute celle des inégalités et de la pauvreté ressentie. Par quoi sont mus ces sentiments ? Dans quelle mesure sont-ils aussi importants que la réalité des inégalités et de la pauvreté ? 

Il y a surtout un fort décalage entre l’appréhension des situations individuelles et l’appréhension de la situation collective. En France notamment les personnes sont en moyenne beaucoup plus pessimistes sur l’avenir du pays que sur leur avenir personnel. Ce pessimisme français semble être une donnée assez structurelle. Il est difficile d’en cerner les causes, il semble avoir des racines culturelles profondes. Peut-être notre pays, de vieille culture catholique, manifeste-t-il une défiance constante à l’égard de l’argent et de la réussite qui est souvent associée à l’argent, au contraire des pays de culture protestante qui y voyaient le signe de l’élection divine. Réussir en France est mal considéré, les grands entrepreneurs sont souvent des figures détestées. Cette défiance à l’égard du succès entretient un pessimisme foncier. 

Sur les questions de privation, comment se situe la France par rapport aux autres pays européens ? Et par rapport à ce qu’elle a pu être par le passé ? 

La France est mieux située sur le plan de la pauvreté et des inégalités monétaires que beaucoup d’autres pays. Par contre elle est un peu moins bien placée sur le plan des privations matérielles, comme si la France avait plutôt moins de pauvres que les autres pays européens (en dehors des pays nordiques), mais des pauvres vivant en moyenne dans des conditions plus difficiles.

Face à la privation réelle, quelles solutions est-il possible d’envisager ? 

Il n’y a évidemment pas de solution miracle. Mais les données comparatives sur les taux de privation matérielle montrent qu’ils sont très corrélés à la richesse moyenne du pays. S’enrichir collectivement est un moyen de réduire ces privations si ce surcroît de richesse est également réparti. De ce point de vue, la réduction du chômage est un objectif essentiel puisque les chômeurs sont à la fois les plus pauvres sur le plan monétaire et ceux qui ressentent le plus les privations matérielles. Sur le ce plan, la France qui a un taux de chômage plus élevé que la plupart des pays européens comparables, devrait se concentrer sur cet objectif. 

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