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Voilà pourquoi la création de sa propre monnaie par Facebook pourrait être une révolution pour l’économie mondiale et pour les États
©JUSTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Nouvelle ère

Facebook a annoncé que l'entreprise californienne comptait émettre sa propre monnaie d'ici 2020. Une nouveauté qui bouleverserait l'économie mondiale... si les Etats ne s'en mêlent pas.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : Facebook a annoncé le lancement de sa propre monnaie d'ici 2020.Une telle monnaie ne risque-t-elle pas de bouleverser totalement l’économie du monde occidental ? Peut-on parler de nouveau palier dans le processus de mondialisation ?

Michel Ruimy : Cette « monnaie », qui, pour l’instant, se nommerait « GlobalCoin », serait un actif numérique permettant aux plus de 2 milliards d’utilisateurs actifs de Facebook de s’échanger des fonds à travers le monde en passant par le réseau social et ses applications satellites (WhatsApp, Messenger et Instagram), de payer en ligne et dans la vie de tous les jours. Il devrait être indexé sur un panier de devises afin d’assurer sa stabilité. 

Ce schéma soulève de nombreuses questions. Tout d’abord, celle de la fixation de sa valeur ? La valeur d’une monnaie découle, par convention, de sa valeur d’usage dans une communauté.

Aujourd’hui, celle-ci est forcée par la loi (il est interdit pénalement, en France, de refuser un paiement en euro). Le fait d’être indexé sur un panier de monnaies ne fait pas, a priori, de GlobalCoin unevéritable monnaie mais plutôt une sorte de dérivé de monnaies traditionnelles. Cette situation pourrait toutefois n’être qu’une première itération avant d’aller plus loin. 

En effet, afin d’acquérir sa propre valeur d’usage, il suffirait à Facebook de proposer un ensemble de services utilisant cette monnaie, ainsi que des ponts avec des services externes. Plus encore, tant que l’utilisateur ne sort pas de l’« écosystème Facebook », GlobalCoin pourrait se suffire à lui-même en tant que monnaie. En d’autres termes, plus la gamme de services proposés au sein de l’écosystème sera importante, moins l’utilisateur aura intérêt à en sortir. 

Facebook pourrait ainsi proposer la possibilité de transférer des fonds et / ou, des avantages alléchants aux commerçants, via Facebook Marketplace, pour l’imposer rapidement comme un moyen de paiement en magasin. Un réseau de bornes de retrait physiques pourrait être établi afin de permettre aux utilisateurs de gérer leurs fonds. Si les utilisateurs disposent d’un portefeuille mobile contenant des GlobalCoins, ils n’auront pas besoin d’utiliser de cartes bancaires pour leurs paiements. Visa et Mastercard seraient alors directement menacés... 

C’est le modèle qu’a construit WeChat, sur lequel 80% des internautes chinois sont actifs. Ils y passent plus de la moitié de leur temps en ligne tant l’application permet de tout faire (envoyer des messages, poster des photos et vidéos, payer dans les magasins y compris les petites épiceries, commander un taxi, régler ses factures...), dans les villes comme dans les provinces plus reculées. Mais là où WeChat est resté fidèle aux monnaies traditionnelles, Facebook, lui, s’appuierait sur sa propre monnaie.

Cependant, GlobalCoin ne serait pas une cryptomonnaie à proprement parler, c’est-à-dire comme Bitcoin, Ripple..., car son fonctionnement ne sera pas décentralisé. Facebook conserverait la mainmise sur son fonctionnement. Le réseau social devra alors donner des garanties aux utilisateurs et aux acteurs financiers et lever les doutes sur sa capacité à respecter la vie privée et gérer des transactions. Dans cette perspective, Mark Zuckerberg aurait rencontré récemment le gouverneur du Trésor américain, le président de la Banque centrale d’Angleterre et des entreprises spécialisées dans le transfert d’argent.

GlobalCoin pourrait ainsi rapidement s’imposer comme une devise à part entière, suscitant néanmoins déjà certaines inquiétudes de la part de la communauté financière traditionnelle.

Le choix de Facebook d’indexer le cours de GlobalCoin à un panier de devises et non pas uniquement au dollar est tout sauf anodin. Ce choix peut avoir plusieurs interprétations. Il peut d’abord signifier que Facebook ne considère pas le dollar comme une monnaie toute puissante, absolument « sûre ». Il peut également être vu sous l’angle d’une volonté d’indépendance (relative) vis-à-vis du gouvernement américain. Un panier de devises présente l’avantage de mieux faire accepter GlobalCoin au niveau international. Autrement dit, en s’appuyant sur d’autres devises que sur le seul dollar, Facebook limite le risque d’être considéré comme le bras armé du gouvernement américain. Enfin, ce choix permet de garder une certaine stabilité, et donc d’offrir une valeur refuge à l’ensemble des utilisateurs asiatiques de Facebook. Seuls 25% environ des utilisateurs de Facebook résident en Amérique du Nord et en Europe. La majeure partie des utilisateurs de Facebook sont asiatiques. En ce sens, Facebook fait donc un choix cohérent monétairement du point de vue de sa base d'utilisateurs. Cela étant, il reste à voir, bien entendu, quelles seront les proportions dudit panier de devises. Si le dollar reste ultra-majoritaire, les remarques ci-dessus seront à relativiser...

Enfin, un enjeu fondamental est celui de la réserve de valeur. Si les utilisateurs commencent à avoir confiance dans GlobalCoin et à la thésauriser, alors celle-ci obtiendra, de fait, une fonction de réserve de valeur. Thésauriser du GlobalCoin peut nous sembler inintéressant en Europe, mais dans certains pays moins développés, et notamment dans des pays où il existe un contrôle des changes ou une forte inflation, des citoyens pourraient avoir plus confiance en Facebook qu’en leur gouvernement...

Donc, c’est une affaire à suivre de par les multiples implications que l’usage de GlobalCoin peut engendrer au niveau mondial.

Les États, banques centrales, gouvernements, institutions peuvent-ils accepter qu’une entreprise privée, étrangère d’autant plus, détienne autant de pouvoir ? Quelles seraient leurs capacités à contrer les ambitions du géant numérique ?

Le sujet n’est pas seulement technologique. En touchant à la monnaie, il est éminemment politique. En effet, une fois la valeur d’usage de sa cryptomonnaie développée, Facebook aurait toute latitude pour faire évoluer sa « politique monétaire ». Par exemple, il ne serait pas surprenant de voir, à moyen terme, Facebook glisser petit à petit vers un système de réserves fractionnaires (Pour chaque GlobalCoin émis, Facebook n’en détiendrait plus qu’une partie en réserve). En tant qu’émetteur de devise ayant une crédibilité sur le marché mondial, Facebook agirait non seulement comme une banque commerciale, mais aussi comme une... banque centrale. A terme, Facebook aurait les moyens de devenir une sorte de banque centrale privée.

Si les « monnaies virtuelles » n’inquiètent pas trop actuellement les autorités monétaires du fait de leur capitalisation monétaire encore relativement faible et du nombre encore restreint d’utilisateurs (3 à 5 millions estimés, dans le monde), GlobalCoin interpelle sur le risque qu’elle pourrait représenter pour la stabilité financière dès lors que son usage se répandrait plus largement. La communauté Facebook comprend 2,3 milliards de membres actifs chaque mois. Cela fait donc, en théorie, une communauté de 2,3 milliards d’individus susceptibles de se servir de cette monnaie. Dans les faits bien sûr, l’adoption sera moindre. Mais, même si seule une infime portion est séduite, ce sont des millions voire des dizaines de millions d’internautes qui pourraient s’y mettre.

Les questions de vie privée, qui sont essentielles, font aussi partie des grandes inconnues entourant ce projet. Whatsapp fonctionne aujourd’hui comme une messagerie chiffrée, protégeant, en théorie, la confidentialité des messages que s’envoient ses 1,5 milliard d'utilisateurs. Les transactions monétaires que pourront effectuer les utilisateurs via GlobalCoin seront-elles, elle aussi, confidentielles ? Si la réponse est positive, cela créerait une application combinant liquidité et anonymat d’une ampleur inédite. Mais cela semble très improbable au vu des risques d’usages illicites (blanchiment, évasion fiscale, financement de la criminalité), que l’on imagine mal être pris par Facebook. Dès lors, que connaîtra Facebook des transferts monétaires qui s’effectueront via ses applications ? Et que pourra faire l’entreprise avec ces informations ? Les monétisera-t-elle, les utilisera-t-elle à des fins de personnalisation ? 

On voit donc que GlobalCoin soulève de nombreuses questions réglementaires. Il demeure improbable que Facebook échappe à l’étape de vérification réglementaire de l’identité des utilisateurs (obligations de « Know Your Customer »). Dès lors, il s’agira de savoir comment se mettront en place ces vérifications et les interdictions qui en découleront. Si Facebook a recours une blockchain privée où il est seul nœud du réseau et seul à contrôler et pouvoir censurer des transactions, alors il ne s’agirait que d’une simple opération marketing. Des services similaires, sans blockchain, fonctionnent déjà très bien (iMessage d’Apple).

Selon ses caractéristiques connues à ce jour, cette monnaie pourrait correspondre à la notion régulée de monnaie électronique et pourrait être contrainte de se soumettre à l’agrément préalable en tant qu’établissement de monnaie électronique. Rappelons que l’idée d’une monnaie « privée » ou indépendante de tout pouvoir étatique n’est pas en elle-même radicalement nouvelle, et le contrôle des pouvoirs publics sur l’émission de monnaie est, en réalité, un phénomène assez récent. En France, le monopole d’émission est donné à la Banque de France par la loi du 14 avril 1803. La situation de contrôle de l’État, et maintenant de la Banque centrale européenne pour l’Union européenne, sur l’émission de la monnaie ne va donc pas de soi et reflète le degré de son intervention dans l’économie : jusque dans les années 1970, la politique monétaire des États a été très volontariste. Les États se sont servis volontiers de la création monétaire pour tenter de relancer la croissance, induisant des phénomènes inflationnistes. Les années 1980 ont vu l’amorce d’un mouvement de reflux de cette intervention (la politique monétaire est contestée par la pensée monétariste inspirant les thèses néolibérales de régulation de la monnaie par le marché), dont les dérives déflationnistes ont créé des perturbations dans l’économie. Cela a conduit à l’autonomisation des banques centrales. Aujourd’hui, l’usage de l’Internet par un tiers de la population mondiale et les conséquences inévitables de ces usages sur la finance et sur l’économie réelle conduisent à reposer la question des différents acteurs dans la régulation monétaire. Dans ce contexte, le caractère inédit des monnaies virtuelles leur donne une résonance particulière.
Facebook semble vouloir avancer très rapidement sur le sujet (lancement à la fin du premier semestre de cette année). Cette accélération doit servir de déclic pour les banques centrales. Il est impératif qu’elles se penchent sur la question des monnaies numériques et des cryptomonnaies pour en évaluer les enjeux, les spécificités et surtout les risques et opportunités qui pourraient en découler. Les banques centrales, qui sont restées jusqu’à présent sur la réserve, sont désormais rattrapées à leur tour par la révolution numérique. Ce qui est en jeu n’est rien de moins qu’un défi de souveraineté.

La suite logique d’une telle création serait-elle la création d’une monnaie par Amazon, Apple et Google ? Comment fonctionnerait un système monétaire dans lequel ces entreprises ont leur propre monnaie ?

Oui, pourquoi pas ! L’économie monétaire et financière a eu un phénomène de rupture lorsque l’inconvertibilité du dollar en or a été adoptée (et avec elle toutes les monnaies). Au début, il s’agissait de suspendre temporairement la convertibilité du dollar américain en or pour mettre fin aux spéculations qui visaient cette monnaie. Devenue permanente à partir du 15 août 1971, elle a changé en profondeur l’idée même du signe monétaire. Il a fallu accepter l’idée qu’une monnaie puisse exister sans être gagée nécessairement sur quelque chose de « tangible ». Ce n’est pas seulement une décision de technique financière et monétaire mais un profond bouleversement de la notion de monnaie et de signe.

La monnaie numérique / virtuelle naît, en partie, de ce changement. La transmission électronique des signes, par l’invention et la pratique généralisée de l’Internet, a été la condition technique ultime qui a rendu possible cette innovation monétaire. À partir de ces deux conditions préalables (inconvertibilité bien acceptée du signe monétaire et transmission électronique de l’information, partout et instantanément), on a pu assister à l’apparition d’un nouveau type de monnaie, qui répond aux caractéristiques traditionnelles de la « chose monétaire » tout en permettant des opérations que la monnaie traditionnelle ne permet pas.

Ainsi, tout est possible quant à une large diffusion. Quant au système monétaire international qui en résulterait, il conviendrait d’imaginer les contours du futur « gardien du temple ».

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