Voilà comment la Commission de Bruxelles est en train de gagner tranquillement en puissance malgré les sérieux loupés de l’Europe<!-- --> | Atlantico.fr
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Ursula Von Del Leyen en plein discours au Parlement Européen
Ursula Von Del Leyen en plein discours au Parlement Européen
©Olivier Matthys / POOL / AFP

Mais qui le voit, qui en débat ?

Alors que les loupés de la présidence Van Der Leyen donnent l’impression d’un leadership européen faible et à la peine, les pouvoirs de Bruxelles s’accroissent à la faveur des politiques anti Covid et des plans de relance ou de transition énergétique.

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard est économiste, conseiller de banque centrale. Il exprime ses vues personnelles dans Atlantico.

Twitter : @SebCochard_11

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Sébastien Maillard

Sébastien Maillard

Sébastien Maillard, Directeur de l'Institut Jacques Delors, a été journaliste à La Croix.

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Atlantico : Le journal The Economist souligne que dans le contexte de la crise sanitaire, la Commission européenne par sa place centrale sur la gestion des vaccins et sur le plan de relance a de facto gagné en pouvoir. Comment cela peut-il s’expliquer ? Quels sont les atouts et les risques de ce renforcement ? 

Sébastien Maillard : Sur le plan sanitaire, c’est vrai. La Commission possède très peu de compétences en matière de santé, ce sont des compétences d’appui. Or, les états membres se sont rendu compte qu’ils avaient besoin d’aide face au Covid-19 pour s’équiper, pour se coordonner et pour traiter avec les laboratoires pharmaceutiques. C’est la raison pour laquelle ils lui ont donné un mandat afin de négocier avec ces derniers. C’est également valable pour la campagne vaccinale qui est en train de se déployer. Thierry Breton en est devenu le maitre d’œuvre. La question qui se pose est : cette nouvelle compétence est-elle provisoire ou durable ? Les 27 ont le droit de donner ce mandat, il n’est pas contraire aux traités, mais il n’est pas prévu non plus. L’objet de la Conférence sur le futur de l’Europe qui est en train de démarrer est notamment de savoir s’il faudrait revoir de manière plus permanente les compétences européennes concernant la santé publique. La crise de la vache folle, à la fin des années 1990, avait renforcé ces dernières sur la santé animale, qui sont demeurées depuis. Celle du Covid va peut-être forcer un mouvement similaire. La Commission ne cherche pas à avoir du pouvoir en soi et elle ne le peut que parce les 27 le veulent bien. Elle ne pourrait pas le faire sans leur mandat et leur confiance. Sur certains sujets de santé publique, la valeur ajoutée européenne peut avoir du sens. 

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L’autre domaine où elle se renforce est celui de la relance économique. Et il est important de le surveiller. La Commission va gérer un budget bien plus important qu’à l’accoutumé (2% du RNB européen contre 1% habituellement). Là encore ce sont les 27, lors de l’accord historique de juillet dernier, qui lui ont demandé de le faire. La Commission doit analyser et passer en revue les divers plans de relance nationaux. Il est important de surveiller et de contrôler le pouvoir qu’elle prend sur ce sujet. A quel point aura-t-elle un droit de regard sur ces plans de relance, comment va-t-elle les juger et les conditionner à des réformes structurelles ? Ce sont autant de questions auxquelles il faudra répondre. En France, l’inquiétude porte notamment sur le fait de savoir si pour bénéficier du fonds de relance européen il faudrait engager une réforme structurelle des retraites. La Commission mais aussi les pays dits « frugaux » tiennent beaucoup à ce qu’il y ait un droit de regard sur l’utilisation de l’argent qui est donné en notre nom collectif. Il est entendu qu’au moins 37 % soit dédié à la transition écologique et 20 % à la transition numérique mais il faut ensuite voir jusqu’à quel niveau de détail la Commission peut regarder où va l’argent et quelle est la marge de manœuvre des états. Il ne faut pas que cela donne le sentiment d’un « gouvernement bruxellois » mais il faut éviter aussi que l’argent soit utilisé n’importe comment. Le droit de regard est tout à fait légitime. On ne peut pas avoir 27 plans de relance qui se contredisent. Il faut qu’ils aient une cohérence d’ensemble pour des objectifs communs. C’est le cas de l’objectif européen de neutralité climatique en 2050. En revanche, ce n’est pas forcément à la Commission de déterminer tous les moyens par lesquels arriver à ces objectifs. 

Sébastien Cochard : C'est indiscutable, la Commission européenne apparaît partout. Les Etats Membres ont décidé de laisser la Commission européenne gérer les approvisionnements en vaccins, de laisser l'agence européenne des médicaments décider quel vaccin est utilisable ou pas, de confier à la Commission européenne la gestion des financements et des déboursements du fonds de relance européen. Dans le contexte de ce plan de relance, nous sommes maintenant dans une situation qui n'est pas si éloignée de celle de la Grèce pendant ses plans de sauvetage. Dans notre cas, ce n'est pas la Troïka qui décide de débourser les sommes de l'aide européenne en fonction des progrès des réformes structurelles, mais la Commission européenne qui va décider de le faire seule. 

Le chantage exercé par la Commission s'exerce à trois niveaux : l'obligation des réformes structurelles (néo-libérales il s'entend), l'obligation de dépenser le fonds de relance européen à 37% pour la "transition écologique" et à 20% pour la "transition numérique". La France doit ainsi négocier de ne pas avoir à effectuer une n-ième réforme des retraites, la Roumanie se voit interdire de financer des constructions d'autoroutes dont elle a pourtant besoin, la Hongrie ne peut engager le fonds en dépenses pour l'éducation, etc. La Commission exercera une surveillance ex post et s'arroge le droit d'arrêter les versements si les réformes structurelles ne progressent pas assez vite à son gré. Enfin, ex nihilo, la Commission développe une fonction de "Trésor européen" et va commencer à emprunter sur les marchés et à gérer la dette européenne. Est-ce l'embryon du ministère des finances de la zone euro ? Les européistes le souhaitent.

D'où vient cet impératif imposé par la Commission européenne des dépenses "green" et numérique ? Quel rapport avec le covid ? Il semble que la Commission bondit sur l'occasion d'accélérer la disparition des formes traditionnelles de l'économie des Etats membres. La fin des derniers petits commerces, des formes traditionnelles d'industrie ou d'artisanat, pour tout remplacer par le numérique et l'impératif climatique, qui servent les intérêts des grandes multinationales de la silicon valley. On remplace sans état d'âme la librairie de quartier par Amazon. Et la France doit supplier la Commission européenne de classifier favorablement le nucléaire dans la taxonomie verte qui est en train d'être adoptée pour forcer l'UE à la transition climatique. Alors même que le nucléaire est la seule énergie avec une émission zéro de gaz à effet de serre. Nous avons perdu le contrôle. 

Atlantico :  Cette prise de pouvoir s'est-elle effectuée de manière concertée et démocratique ?

Sébastien Maillard : Concernant le plan de relance, cela se fait démocratiquement puisque pour que la Commission puisse être autorisée à s'endetter sur les marchés en notre nom, il faut qu'elle ait l'autorisation des 27 parlements nationaux. En France, l'Assemblée nationale et le Sénat ont voté pour. C'est le processus que la cour de Karlsruhe avait suspendu un temps en Allemagne. Pour l’instant 17 sur 27 parlements nationaux ont donné leur accord. Il faut atteindre l’unanimité des 27, sans laquelle la Commission ne pourra rien faire. Sur les achats de vaccin, la Commission a reçu un mandat des 27 pour négocier les contrats et les 27 étaient associés aux discussion. La Commission devait à chaque étape rendre compte de la façon dont elle négociait avec les laboratoires. Pour rappel la Commission est responsable devant le Parlement européen. Elle a été investie par lui et peut être renversée par lui.

Sébastien Cochard : L'accroissement permanent des pouvoirs de la Commission européenne au détriment des Etats est un phénomène constant depuis la création de la CEE en 1957. Depuis cette date, au sein de l'UE, la Commission a le monopole de l'initiative législative. Tout sujet qu'elle décide d'incorporer dans le corpus législatif harmonisé de l'UE, sous la forme de directives et règlements qu'elle rédige elle-même et qui ne sont amendés qu'à la marge par les Etats membres et le Parlement européen, est retiré à jamais au pouvoir législatif des Etats membres. Cette autorité supranationale de la Commission, contre laquelle le général de Gaulle avait pratiqué la politique de la chaise vide en 1965, déconstruit progressivement l'autonomie des Etats membres, dont les gouvernements sont élus démocratiquement, ce qui n'est bien sûr pas le cas de la technostructure bruxelloise. 

L'intérêt premier de la Commission européenne est de maximiser son pouvoir administratif en élargissant l'acquis communautaire au maximum, au détriment des particularités législatives des Etats membres. Cet intérêt coïncide étroitement avec celui des multinationales, notamment américaines, qui veulent servir le marché européen comme une seule entité, sans avoir à s'adapter aux législations de 27 Etats. Quand il y a convergence d'intérêts il y a compréhension mutuelle. La Commission européenne de facto peut apparaître ne pas servir les citoyens européens mais les intérêts des actionnaires des-dites multinationales. Il n'y a rien de bien démocratique ni de concerté dans ce mécanisme.

Atlantico :  Comment expliquer que l’impression générale donnée par la Commission dirigée par Ursula Von Der Leyen soit plutôt négative et paraisse affaiblie alors même que son champ d’action s’étend ?

Sébastien Maillard : Sur le plan international, l'UE a en effet donné une impression de faiblesse que ce soit lors du déplacement du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell en Russie ou celui de Charles Michel et Ursula van der Leyen en Turquie. L'UE en tant que tel n'est pas pris au sérieux par certains de nos grands voisins. Ils veulent bien dialoguer avec les Etats individuellement mais pas avec le bloc européen car ils n'ont pas intérêt à rentrer dans un rapport de force qui leur serait défavorables. Plutôt que d'accorder de l'importance et reconnaitre le pouvoir des 27 à travers la Commission, ils font tout pour l'affaiblir et l'humilier.

Si le plan de relance et le plan vaccinal ont pu donner une impression de faiblesse, c'est en comparaison avec des pays comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis qui ont une agilité propre à un état traditionnel. Contrairement à l'UE qui est une fédération d’états qui avance sur un terrain nouveau où ses compétences ne sont pas clairement définies. Cela a ralenti sa marche par rapport à d'autres pays. C'est ce qui a pu donner cette impression de « faiblesse » au moment où, au contraire, elle donnait selon moi à l'échelon européen une nouvelle légitimité. Elle est en train de rattraper son retard dans la production de vaccin et l’argent du plan de relance est attendu maintenant pour la fin de l’été. Ce rôle nouveau répond à une attente de l'opinion qui souhaite que l’Europe agisse face à la pandémie, pas qu’elle reste inerte et sans pouvoir.

Sébastien Cochard : C'est une erreur de personnaliser l'exécutif de la Commission européenne. La Commission est comme un lourd paquebot qui ne dévie pas de sa route. Les capitaines ne font que prendre des quarts et ne peuvent guère infléchir ni la vitesse ni la direction. Au total il n'y a de toute manière de servitude que volontaire. Les Etats Membres auraient pu décider de prendre en main leurs propres plans de relance, de les financer eux-mêmes sur les marchés par émissions obligataires qui auraient été rachetées immédiatement après par leur banque centrale, sous le couvert de l'eurosystème et de la BCE. Par idéologie européiste de nos gouvernants, ils ont préféré emprunter la voie de la concentration du processus par Bruxelles. 

Nous en voyons le résultat : un an après, pas un centime n'a été déboursé et rien ne se passera encore pendant de nombreux mois. Il est également possible que le plan de relance ne voit en réalité jamais le jour si un Etat Membre ne ratifie pas la décision sur les ressources propres de l'UE. Dans tous les cas, comme nous l'avons dit, le résultat sera des dépenses contraintes par la Commission dans une direction arbitrairement imposée dans un contexte de pression pour des réformes structurelles. Le plan de relance européen, c'est comment inviter la Troïka à prendre la direction de Bercy alors que l'on aurait pu gérer la situation plus efficacement seuls. 

Atlantico : En raison de cette dichotomie entre le ressenti et le réel, le risque n’est-il pas d’alimenter la méfiance envers l’institution européenne, souvent épinglée pour son manque de démocratie, qui prendrait trop de pouvoir à l’abri des regards ?

Sébastien Maillard : Je ne dirais pas du tout qu’elle se renforce dans le dos des citoyens puisque comme expliqué précédemment, le plan de relance se fait en accord avec les parlements nationaux, les contrats avec les laboratoires pharmaceutiques ont été passés par mandat donné par les 27. Pour le reste c'est une question d'information européenne par les médias. Je pense que le fait que la France et l'Allemagne ont cette semaine communiqué ensemble leur plan était aussi une façon de montrer la dimension européenne de ce plan pour faire prendre conscience que l'argent venait en partie de l'Europe. Je pense que ce sera beaucoup mieux accepté par l'opinion si les citoyens voient le bénéfice direct de cette relance et de cette vaccination. Il faut par exemple que la rénovation thermique des bâtiments prévue par ce plan se fasse bien aux couleurs de l'Europe. Il y a une question de visibilité du plan et de son bénéfice direct qui est un enjeu de communication tant pour le gouvernement que pour la Commission. Si les gens voient qu'ils ont eu une dose de vaccin grâce à l'Europe et que l'économie est repartie grâce à l’Europe je crois qu'ils ne lui en voudront pas de prendre un pouvoir que les 27 lui tendent, provisoirement ou durablement

Sébastien Cochard : En situation de crise, la Commission européenne montre en effet ses limites. Le pouvoir qui est retiré aux Etats Membres ne se retrouve en effet pas "un pour un" au niveau collectif. Il serait salutaire que les citoyens européens réalisent que la gestion au niveau national est non seulement plus efficace, mais plus juste et plus adaptée. Il n'y a aucune justesse ni efficacité à imposer des dépenses vertes et numériques alors que les petites entreprises ont été obligées de fermer leurs portes lors des confinements. Et France Trésor aurait géré beaucoup plus efficacement la dette française, rachetée ensuite par la Banque de France, que ne le fera la Commission européenne. 

Mais, comme dit, toute servitude n'est jamais que volontaire. Le Conseil d'Etat vient de donner raison au gouvernement français, contre l'avis de la cour de justice de l'UE, sur la collecte de données privées auprès des opérateurs de télécoms. Le point d'application n'est peut-être pas le plus heureux, mais le Conseil d'Etat, dans sa décision, affirme (enfin) la supériorité de la Constitution française sur l'acquis communautaire de l'UE et de facto suspend sine die l'application d'une directive européenne. Le rubicon est-il franchi ? On ne peut que l'espérer. Une prise de conscience des citoyens pourrait en tout cas donner le courage aux gouvernements de reprendre les rênes de leur destin.

Sébastien Cochard est économiste. Il exprime ses vues personnelles dans cette interview avec Atlantico

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