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Un ministre allemand un peu mégalomane
©Frank Augstein / POOL / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraëli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Turin, 
Le 26 août 2018

Heiko Maas se fait rappeler à l’ordre par la Chancelière

Mon cher ami, 

Me voici à la fin de mon séjour italien. Je reprends l’avion, depuis Turin, mardi matin. J’ai rendez-vous mercredi matin avec le Premier ministre. 
En tout cas, si mercredi je vais rencontrer une femme qui sous-estime la puissance de son pays, le ministre allemand des Affaires étrangères a l’air, lui, de surestimer quelque peu le pouvoir d’influence du sien. Il a publié cette semaine un éditorial dans la version anglaise du Handelsblatt qui appelle à une autonomisation de la politique étrangère européenne par rapport aux Etats-Unis. 
Les médias nous ont ensuite rapporté que la Chancelière avait rappelé à l’ordre son ministre. Et indiqué que l’article n’avait pas été concerté avec elle. Vous remarquerez qu’elle n’a pas fait retirer l’article. Considérons donc qu’il garde une forme de validité. Et rappelons-nous qu’en treize ans à la tête du gouvernement allemand, la Chancelière a développé une capacité à se dédire et se contredire qui confine à la virtuosité (l’histoire récente ne connaît qu’un seul champion ayant joué dans la même catégorie, à savoir Jacques Chirac). Et donc je préfère penser que l’article de Heiko Maas a été montré à la Chancellerie et autorisé pour publication, mais non par la Chancelière elle-même; ce qui lui permet de contredire ce qui est un en fait un ballon d’essai. 
Prenons donc au sérieux cet article - au moins le temps d’une lecture. 

Critiquer Donald pour faire ce que Trump demande 

Vous savez que je n’ai pas brillé durant mes études. Et j’étais assez cancre au lycée déjà. Mais je n’ai jamais oublié ce qu’un de mes professeurs d’anglais nous avait dit en début d’année en se présentant à la classe: “Eh bien! Nous sommes là pour apprendre à lire! Et, croyez-moi, ce ne sera pas une mince affaire.” Il se trouve que ce professeur s’appelait Dickens, comme le romancier, ce qui était cocasse pour quelqu’un qui nous enseignait la littérature anglaise; il était sans doute condamné à nous dire des choses fortes et la façon la plus modeste qu’il avait trouvée de nous faire réfléchir était de formuler des évidences puissantes, comme le fait que nous ne prenions pas le temps de regarder un texte tel qu’il est; nous préférons le croire tel que nous avons entendu dire qu’il est. Effectivement, grâce à M. Dickens, j’ai appris à respecter un texte suffisamment pour commencer par le lire, tout simplement. Qu’ai-je fait d’autre, d’ailleurs, toute ma vie, que passer mon temps à lire ce que les autres ne prenaient pas le temps de lire ou colportaient sans l’avoir lu? 
Le texte de Heiko Maas est extraordinaire par son incohérence, que vous identifiez dès que vous avez percé la couche de mégalomanie qui l’enrobe. Voilà un texte, en effet, qui part sabre au clair contre Donald; et qui, au bout de quelques lignes déjà, explique que l’Allemagne va bien faire ce que Trump demande: augmenter son budget de la défense pour être respectée à la table de l’OTAN. Un peu plus loin, le ministre nous assure que le président américain se trompe concernant les chiffres de la balance des paiements. Vu ce que les GAFA extorquent à l’Europe, nous dit-il, ce sont les Etats-Unis qui lui doivent des compensations et non le contraire. Tiens donc, M. Trump aurait-il posé les bonnes questions, qui vous amènent à développer une contre-argumentation?
Si je lis bien le texte, je vois surgir une Europe organisée - enfin!  - qui voudrait peser dans la construction de la politique occidentale. Voilà pour la partie sensée du texte - façon de parler car le sens est à l’opposé de la formulation apparente. Ensuite, cela se gâte. 

Une redoutable coalition mondiale, qui se réduit à quatre pays

Heiko Maas a l’air de penser en effet qu’il ne lui suffit pas d’attaquer Donald Trump et les GAFA. (Rappelons-nous qu’il est l’auteur de la loi qui prévoit des amendes envers Facebook et les autres grands réseaus sociaux s’ils laissent s’installer des discours contraires à la politique du gouvernement allemand).  Il faut construire ce qu’il appelle “une association d’Etats, convaincue des bénéfices du multilatéralisme, qui croient dans la coopération internationale et l’état de droit”. Et le ministre allemand de nous annoncer, triomphalement, qu’il a l’intention d’en parler au Canada, à la Corée du Sud et au Japon. Voilà l’alliance globale qui va sauver la planète de Darth Trump: une Union Européenne qui n’a pas encore commencé à s’organiser véritablement et trois pays, efficaces économiquement, mais dont seul le Japon est une grande puissance. 
En lisant la suite du texte, on cherche la Russie ou la Chine: puisque le ministre allemand veut substituer un système de paiement international à SWIFT, comment envisage-t-il ce qui a déjà été préparé dans ce sens par Vladimir Poutine et son gouvernement? C’est là que vous vous rappelez que Heiko Maas, tel Zorro, a décidé d’affronter tous les méchants de la planète: il déteste Poutine autant que Trump et a déversé un certain nombre de diatribes contre lui depuis qu’il est à l’Auswärtiges Amt, rompant avec la tradition russo-réaliste de son ministère. Si la Russie ne mérite pas d’être prise en compte, que dire de la Chine? Le Premier ministre chinois n’a-t-il pas, à plusieurs reprises, tendu la main à l’Allemagne pour constituer une alliance des libre-échangistes contre les Etats-Unis? Mais Heiko Maas n’a rien à nous dire sur le rôle de la Chine, non plus. Il vient de faire l’éloge de la séparation des pouvoirs, aux Etats-Unis; il lui est difficile de faire passer l’Empire du Milieu pour un pays qui croit dans l’état de droit. 
Pour un texte qui commence et qui finit en citant Henry Kissinger, vous avouerez que tout cela manque un peu de Realpolitik. J’avais pu commencer à le prendre au sérieux lorsqu’il expliquait qu’une Europe organisée serait à même de peser sur la politique états-unienne vis-à-vis de l’Iran. Mais ce début d’idée s’évapore vite. Nulle part il ne nous est dit concrètement comment l’Europe va s’y prendre ni quelle va être l’augmentation réelle des budgets militaires au sein de l’Union. Et puis, ce texte qui commence en criant “L’Europe! L’Europe!” finit en évoquant une minuscule coalition mondiale, dans laquelle on ne trouve aucune grande puissance à part le Japon - dont il reste à prouver qu’il veuille vraiment se brouiller avec les Etats-Unis ou même qu’il soit converti au libre-échangisme. Je ne relève même pas le fait que, nulle part, il n’est question de la Grande-Bretagne: le Brexit nous a ramenés à l’insignifiance; nous n’existons plus dans l’esprit de Heiko Maas. 
Mon cher ami, il faut peut-être proposer une autre explication au mécontentement public de Madame Merkel concernant cet article. Il est très confus, tout simplement; et ne met pas en valeur - understatement - la capacité diplomatique de Berlin. Pour autant, je ne le mettrai pas tout de suite dans la corbeille de mon ordinateur. Il témoigne du moment pricrocholin de la politique étrangère allemande: comme chez le personnage de Rabelais, Picrochole, les plans sont grandioses mais ils s’évanouissent vite. Et, à vrai dire, Angela Merkel est-elle si différente de son ministre, elle qui n’a cessé de répéter que son pays allait intégrer sans obstacles un million de réfugiés,  avant de refermer les frontières et de faire profil bas sur le sujet? 
Ah si seulement Theresa May acceptait de regarder les grandes faiblesses de ses partenaires de négociation de l’Union Européenne! Je vais au moins m’efforcer de le lui dire mercredi prochain. 
Très fidèlement à vous
Benjamin Disraëli

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