Ukraine : quand la paix est conditionnée par la guerre<!-- --> | Atlantico.fr
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Seul le Kremlin montre sa volonté farouche de poursuivre l’invasion, jusqu’au bout et à n’importe quel prix, y compris et surtout celui que sa propre population finira par payer.
Seul le Kremlin montre sa volonté farouche de poursuivre l’invasion, jusqu’au bout et à n’importe quel prix, y compris et surtout celui que sa propre population finira par payer.
©Mikhail KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP

A quel prix ?

Personne ne souhaite que cette guerre dure. Personne ne veut d’une guerre qui s’étende au reste de l’Europe.

Gabriel Robin

Gabriel Robin

Gabriel Robin est journaliste et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019).

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Saint-Augustin d’Hippone, l’un des Pères de l’Eglise, n’était pas un pacifiste. Si le philosophe chrétien ne fut évidemment jamais le chantre des exploits martiaux comme l'a été le poète Homère après les âges héroïques, il savait bien que l’emploi des armes pouvait s’avérer nécessaire. Ainsi, héritier de Cicéron et d’autres antiques qui le précédèrent, le natif de Thagaste affirma le premier parmi les chrétiens que la guerre s’avérait parfois « juste » : « On ne cherche pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu connais au bienfait de la paix, en remportant sur eux la victoire ». C’est précisément ce défi que la belliqueuse Russie contemporaine nous demande de relever, mais aussi de nombreuses voix qui s’élèvent actuellement en Occident, et singulièrement en France. 

Du diplomate Gérard Araud à Arno Klarsfeld, en passant par quelques personnalités de La France Insoumise, des Républicains ou du Rassemblement National, de grands anciens tels qu’Hubert Védrine et Ségolène Royal, parfois même jusque dans les rangs de la majorité présidentielle, se fait entendre une petite musique demandant aux Ukrainiens de céder, ou, plus hypocritement, de concéder que l’ogre russe serait bien trop puissant pour qu’on ose lui résister et que le risque d’une « escalade » ne serait évitable qu’en admettant une défaite. Des siècles d’un droit de la guerre forgé en Occident sont oubliés, passés par pertes et profits au profit d’une loi antédiluvienne ; celle du plus fort.

L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit le dicton populaire. Gérard Araud, qu’on ne saurait soupçonner de nourrir une quelconque admiration pour le régime de Vladimir Poutine, est pourtant lui aussi abusé par le chaos ambiant. Quand il écrit dans Le Point une tribune expliquant qu’il faudra bien « faire des concessions à Poutine », subodorant que le « citoyen vertueux » refuserait « tout compromis avec le président russe, qu’il associe au diable », il ajoute que lui, en sa qualité de diplomate, sait que nous n’avons pas « d’autres choix ». Celui qui juge ses analyses séparées de celles de ses concitoyens, au-dessus des contingences que le contexte et les drames feraient peser sur nos fragiles psychés, se trompe pourtant et nous trompe.

La réalité est qu’il ne demande pas à l’Ukraine de négocier, mais bien de se rendre. Personne ne souhaite que cette guerre dure. Personne ne veut d’une guerre qui s’étende au reste de l’Europe. Personne ? Seul le Kremlin montre sa volonté farouche de poursuivre l’invasion, jusqu’au bout et à n’importe quel prix, y compris et surtout celui que sa propre population finira par payer. En lançant des centaines de milliers de pauvres hères mal équipés et mobilisés de force pour aller accomplir la basse besogne d’un Empire dont l’obsidionalité propre ne le dispute qu’à l’avidité, la Russie prend le risque de perdre le soutien d’une population pourtant biberonnée à la thématique de la « grande guerre patriotique ». 

Le sénateur Claude Malhuret est l’un des rares à comprendre que la paix avec la Russie ne sera pas obtenue en se couchant. Face à des Sénateurs médusés, n’hésitant pas à s’attirer les foudres de nombreux commentateurs, il a affirmé : « Si l’Europe veut une paix durable sur le continent, elle doit apprendre le langage de la puissance, le seul que les dictateurs comprennent ». De fait, la réponse à la violence ne saurait être la violence. Mais le recours à la force ne peut être exclu quand l’ennemi vous désigne. Il est d’ailleurs tout à fait paradoxal qu’une certaine droite souverainiste, allant jusqu’à prétendre assumer seule le legs du général de Gaulle, soit la plus prompte à refuser les leçons de l’Histoire et celles de Carl Schmitt dont elle fait parfois l’une de ses références intellectuelles.

Nous n’avons pas provoqué la Russie. Pas plus la France, que l’Union européenne, l’Ukraine ou encore l’OTAN. Il faut le marteler car ce qui semble évident ne l’est plus. Pour ce qui concerne l’OTAN, dont l’élargissement supposé serait la source des « inquiétudes russes », rappelons que l’Allemagne et la France avaient posé un double véto aux entrées de la Géorgie et de l’Ukraine, jamais remis en question depuis. Qui peut croire d’ailleurs que l’Union européenne constitua un jour une menace militaire sérieuse pour Moscou ? Nous payons justement les dividendes de la paix, n’ayant pas d’armée commune et des armées nationales incapables de mener des guerres de longue durée. Nos armées, y compris l’armée française malheureusement, ne sont que des armées de coalition. Elles n’ont pas la profondeur stratégique pour provoquer un trouble existentiel à la Russie.

Du reste, la longue dépendance de notre continent au gaz à bas coût russe et les diverses infrastructures construites pour l’acheminer ne font que prouver que l’Union européenne était a minima disposée à continuer à commercer avec son immense voisine. Toutes les tentatives de dialogue ont échoué car la Russie ne peut tout simplement pas admettre que les anciennes républiques soviétiques s’émancipent de son giron, cherchent d’autres modèles que le sien. Son soft power ayant fait la preuve de son inaptitude à séduire, elle a employé la force. Février 2022 n’était pas une nouveauté puisque cette politique agressive a été menée en Tchétchénie, en Géorgie mais aussi en Ukraine pour récupérer la Crimée en 2014 au cours d’un traquenard juridique dont la communauté internationale ne reconnait d’ailleurs toujours pas la validité.

La différence désormais est que la guerre qui se livre depuis un an est de haute intensité, la première sur notre continent depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle nous commande de prendre la mesure du moment que nous traversons et des épreuves qui en naitront. Les crimes s’y multiplient et les haines se renforcent. Or, certains pensent toujours que nous sommes dans le cadre d’une « opération spéciale », la Russie maintenant son discours officiel quant à ses buts de guerre, jamais définis autrement que par les termes de « dénazification » et de « démilitarisation » de l’Ukraine, quand il ne s’agit pas purement et simplement d’une « désatanisation » complète du monde occidental dans une logique d’inversion accusatoire particulièrement perverse.

Que la gauche anti-impérialiste ne dénonce pas les actes d’un impérialisme est aussi sidérant que la droite souverainiste qui ne se montre pas capable de dénoncer un viol radical de la souveraineté d’une nation constituée. La guerre d’Ukraine agit comme le révélateur de nos renoncements, les calculs cyniques faisant s’effacer les idéaux. Il y a bien eu des tentatives de négociation au début de la guerre, en mars et avril 2022. L’Ukraine a fait un pas en avant mais en demandant des garanties de sécurité. La réponse de la Russie, nous la connaissons. Elle s’est manifestée en actes par les annexions de pans entiers du territoire ukrainien à l’aide de référendums qui ne respectaient aucune des règles classiques de validité, s’agissant de territoires qui sont toujours pour certains des théâtres de combat dépouillés de dizaines de milliers de leurs habitants déplacés à travers toute l’Europe. 

La Russie a fait de ces territoires des conquêtes russes intégrées à sa Fédération, de sorte que les percées ukrainiennes soient désormais assimilées à des incursions sur son sol et non plus à une défense contre une invasion. Dimitri Medvedev a été très clair : « La Russie est prête à utiliser n’importe quelle arme, y compris les armes nucléaires, pour défendre les territoires annexés ». Le sous-entendu est explicite : Moscou ne s'arrêtera pas avant d'avoir transformé la Mer Noire en lac russe. Ils sont pourtant nombreux en France à nous expliquer qu’Emmanuel Macron, l’Union européenne et l’OTAN nous précipiteraient dans « la guerre totale ».

Ces propos, il faut le dire, sont comparables avec ceux qui étaient tenus lors de l’annexion des Sudètes par les « pacifistes » qui redoutaient l’affrontement avec un autre ogre, germanique cette fois-ci. Comme Vladimir Poutine instrumentalise les « russophones » d’Ukraine, Adolf Hitler instrumentalisait les minorités allemandes à l’est ou encore les Alsaciens de France. Le 29 septembre 1938, il avait déclaré vouloir « libérer les Allemands des Sudètes de l’oppression tchécoslovaque ». La suite est connue. La guerre russe d’aujourd’hui n’est pas plus juste que celle de l’Allemagne de naguère. Grotius a défini il y a plus de quatre siècles les relations entre Etats comme faisant partie d’« une société internationale gouvernée par un système de normes. Normes qui ne dépendent pas de l'action d'une législature ou d'un législateur ». 

Ce n’est pas être idéaliste que de vouloir défendre l’Ordre international contre ceux qui entendent le saccager. Le monde multipolaire voulu par la Russie, avec ses alliés iraniens ou encore chinois, ne sera pas plus sûr mais plus dangereux. Si la Russie prouve que l’Occident n’a plus la force de protéger les frontières légales d’un pays de 45 millions d’habitants, et particulièrement l’Europe, ce petit isthme qui croyait pouvoir tranquillement entrer en dormition dans la pax oeconomica (néologisme convoquant la notion d’œcuménisme et celle d’économie), elle aura triomphé de nous et nous sortirons de l’Histoire. La paix, oui. Au prix de tout ce en quoi nous croyons ? Non.

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