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Trop intelligents pour être heureux ? Ces souffrances qu'endurent les surdoués
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Bonnes feuilles

Et s’il fallait non pas considérer les aptitudes supérieures des "surdoués" mais plutôt se demander ce qui inhibe l’intelligence "normale" ? Et s’il n’y avait pas de "dons" particuliers, mais un type de positionnement psychique, un certain rapport au monde, qui produirait des résultats remarquables sans relever pour autant d’une faculté cérébrale ? En bout de ligne, que signifie vraiment "être intelligent" ? Extrait de "Intelligents, trop intelligents", de Carlos Tinoco, publié aux éditions JC Lattès (2/2).

Carlos Tinoco

Carlos Tinoco

Carlos Tinoco est normalien, agrégé de philosophie, enseignant et psychanalyste. À l’âge de dix ans, il a intégré l’un des premiers centres en France dédiés aux enfants dits « précoces » : Jeunes Vocations artistiques, scientifiques et littéraires. Père de deux enfants, il vit à Paris.

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Tous les grands peintres ne se coupent pas l’oreille, tous les grands compositeurs n’assassinent pas leur femme et tous les grands mathématiciens ne laissent pas leur peau dans un duel perdu d’avance1. Pour les « surdoués », il en va de même : certains sont heureux, et beaucoup ne sont pas plus malheureux que la moyenne (ce qui, notamment à notre époque, n’est pas pour autant synonyme de bonheur). Évidemment, ceux que je reçois dans mon cabinet arrivent avec leur mal- être. C’est la loi du genre et, quand on est psy, il faut toujours conserver à l’esprit que la lentille à travers laquelle on voit le monde est trompeuse.

Le « surdouement » charrie cependant son lot de souffrances spécifiques. D’ailleurs, un des ouvrages notables de ces dernières années sur le sujet s’intitule : Trop intelligent pour être heureux ?

Beaucoup de « surdoués » expriment la certitude que leur difficulté à vivre provient de leur différence, de l’acuité de leur regard qui les condamnerait à la souffrance. Même si la fréquence de ce ressenti subjectif ne peut être prise pour preuve, il faut du moins l’interroger.

Quand ils parlent de leur malaise, que disent- ils ? Ce qui revient d’abord, c’est une moindre résistance à l’ennui. Avoir l’impression que le temps file sans raison, surtout quand cela leur est imposé, semble pour eux intolérable. Se mettent alors en place des stratégies, conscientes ou non, pour échapper à ce qui constitue une vraie angoisse. Le problème, c’est que certaines de ces stratégies ont elles- mêmes des répercussions coûteuses au sein des institutions qu’ils fréquentent, école ou entreprise.

La maîtresse de Gabriel n’avait jamais pu l’observer en dehors de l’école. Un jour, parce qu’elle est très appréciée par les parents de l’enfant, elle est conviée chez eux pour une fête. Là, Gabriel, tout fier de lui montrer son univers, sort son hautbois et joue pour elle. Interloquée, elle se tourne vers le père et murmure : « En un an et demi, c’est la première fois que je le vois se poser ! » À l’école, le corps tressaute, nerveusement. Parfois Gabriel détruit compulsivement ses crayons ou sa gomme.

Emmanuelle, venue me voir initialement pour son fils, reconnu « surdoué » mais ayant des difficultés d’apprentissage, notamment pour l’écriture, raconte : « J’ai peur que ça vienne de moi. Moi aussi j’étais lente, ça m’a été difficile d’apprendre à écrire. » Comme je l’interroge plus avant, elle continue : « Je passais beaucoup trop de temps à former les lettres, j’essayais de les rendre les plus belles possibles, c’était comme si chacune me racontait une histoire. » Avant même de se passionner pour la peinture, Emmanuelle était fascinée par les formes qu’elle observait autour d’elle et passait des heures dans le jardin de ses parents à scruter la courbe d’une feuille, le dessin d’une brindille.

Qu’y a- t-il de commun entre ces deux anecdotes ? Les deux peuvent être interprétées comme la mise en place d’une réaction à l’angoisse du vide provoquée par l’ennui. Agitation du corps, destruction des objets, ou surinvestissement du détail de l’opération demandée (écrire), sont autant de tentatives pour trouver une jouissance réparatrice. Mais Gabriel sera catalogué comme élève dissipé et Emmanuelle garde encore aujourd’hui le souvenir cuisant de ces premières années d’école où on a commencé à lui renvoyer l’image d’une incapable.

La relation aux autres constitue aussi un point névralgique. Elle a deux versants : la difficulté à établir des liens satisfaisants et l’angoisse de se sentir différent. Si les « surdoués » n’étaient caractérisés que par une plus grande habileté logique, les répercussions sur leurs relations sociales seraient mineures. Bien sûr, pour ceux qui sont très bons élèves, il y aurait toujours la jalousie que cela peut susciter chez les autres. Mais au moins les « surdoués » qui ne parviennent pas à être performants à l’école seraient- ils épargnés. Il n’en est rien.

Les situations de harcèlement par leurs camarades, sinon par les adultes eux- mêmes, dépassent très largement les cas des bons élèves. C’est pourquoi l’explication par la jalousie est souvent inopérante à apaiser ceux qui sont objets de persécutions. Pour aller au fond des choses, la recherche des responsables ne suffit pas (persécuteurs, persécutés, tiers, institution), et il faudra chercher, derrière ce qui est présenté comme la confrontation de méchants et de victimes dans une école qui peine à jouer pleinement son rôle, tout ce qui rend inévitable la question de la violence.

Même quand il n’y a pas persécution, le sentiment d’isolement est souvent très grand chez les « surdoués ». Il est fréquemment lié à la différence des centres d’intérêt, en particulier quand le « surdoué » trouve dans son milieu familial des nourritures culturelles dont il s’empare avec appétit et qu’il peine à partager ensuite avec ses camarades de classe. La propension des enfants « surdoués » à engager des discussions avec leurs aînés et à raisonner sur des questions qui « ne sont pas de leur âge » accroît encore ce phénomène. Mais ces facteurs font écran au véritable problème. Si cela se résumait ainsi, il y aurait deux solutions aisées :

– soit se débrouiller pour insérer l’enfant dans un milieu scolaire où il rencontrera davantage de camarades culturellement nourris (après tout, il y a des univers sociaux où acheter des figurines de dinosaures à ses enfants et leur coller le système solaire au plafond font partie des gestes élémentaires du parent, au même titre que changer les couches), et au pire, attendre qu’en grandissant il puisse évoluer enfin dans des sphères qui lui conviennent mieux,

– soit éviter les nourritures spirituelles qui risquent de l’isoler, veiller à l’intéresser aux mêmes dessins animés que ses copains de classe et lui acheter une DS à la première occasion.

Ces deux stratégies peuvent avoir leur intérêt, peuvent même être nécessaires à telle étape du développement d’un enfant. Elles restent pourtant à la surface du problème.

Bien souvent, le sentiment d’isolement demeure, même au milieu de gens qui parlent de dinosaures toute la journée (dans le cas où le « surdoué » est devenu paléontologue – il y en a), et même quand les objets investis par le « surdoué » semblent de ceux qui devraient lui permettre de se fondre dans le nombre (quand il passe tout son temps à faire tourner des « Bey Blade », ou à jouer au foot ; quand il fait plus tard des choix d’étude et de vie tout à fait « normaux »). Quant à la question de la maturité, elle est tout aussi trompeuse : si Maxime a du mal aujourd’hui à partager ses interrogations sur la mort avec ses copains de classe, on peut le mettre sur le compte de leur jeunesse. Mais rien ne garantit que les années lui amèneront d’ellesmêmes des interlocuteurs.

Il aura fallu des semaines et de nombreuses séances pour que Maxime le formule ainsi : « Quand on joue, on dirait qu’on joue au même jeu, mais on joue pas pareil. » Pas pareil : un quelque chose qui crée un écart angoissant, parce qu’impossible à cerner, même par ceux qui ont été détectés comme « surdoués ». On leur a dit qu’ils étaient « surdoués » ou « précoces » ou « à haut potentiel », mais lorsqu’il n’est apparemment pas du tout question de logique, d’intelligence ou de raisonnement, on ne les a pas préparés à penser cette différence. Alors souvent, ils l’attribuent à autre chose et cela donne une certitude sur soi- même du type : « Je suis surdoué et anormal. »

D’ailleurs, même le « je suis surdoué » est mystérieux, puisqu’au fond, personne ne comprend vraiment de quoi il s’agit. On ne sait pas ce que c’est mais cela suscite tout de même chez les autres de l’effroi ou de l’admiration. Et puis il y a un score, un nombre, autour duquel s’élabore souvent un curieux fétichisme. Je vaux 135 ou 142 ou 153, qu’est- ce que cela peut bien signifier ? Qu’est- ce que cela induit ?

Adrien, comme beaucoup de « surdoués », est ivre de sa puissance. Quand il commence à faire quelque chose, il a l’impression que rien ne peut lui résister et le regard admiratif de ses parents le plonge dans une surexcitation qui masque mal l’angoisse qui l’accompagne. Car vient toujours le moment où les choses résistent, deviennent difficiles, même pour lui, et où il faudrait travailler pour franchir un cap. À ce moment il s’effondre, et doute encore beaucoup plus de lui- même que n’importe qui. Adrien a neuf ans, et encore le temps de surmonter cela. Mais s’il ne fait pas l’apprentissage de l’échec, comme étape indispensable de la progression, si on ne l’accompagne pas dans ce dur chemin qui consistera à accepter que soit remise en cause, momentanément, cette facilité autour de laquelle il a construit toute son identité, alors son existence entière, comme celle de très nombreux « surdoués », risque d’être une longue fuite pour maintenir, à un coût toujours plus élevé, l’illusion de la toute- puissance.

Cette liste de souffrances ne serait pas complète si l’on ne revenait pas sur l’une des plus importantes : le sentiment d’hébétude devant la marche dite « normale » du monde. Lorsqu’on a besoin de savoir à quoi sert quelque chose pour pouvoir le faire, il y a de quoi ressentir de la panique face à la maigreur des justifications habituelles. Finalement, pour qu’une société ou une institution fonctionne, il y a surtout besoin qu’elle reproduise mécaniquement un certain nombre de processus qui, absurdes ou pas, marcheront une fois mis bout à bout, et pour que cette reproduction mécanique se fasse, elle a besoin d’en inscrire la nécessité chez la plupart des individus, sous forme de réflexes. Il y a un âge où les enfants demandent le pourquoi des choses et le pourquoi du pourquoi. À poursuivre l’interrogation dans la vie quotidienne, il y a très vite un moment où plus personne n’a de réponse (en général, dès le pourquoi du pourquoi du pourquoi) et où tombe le dernier mot : parce que c’est comme ça ! Parce qu’on a toujours fait comme ça !

On pourrait s’en satisfaire, et d’ailleurs beaucoup s’en satisfont, mais celui qui a besoin d’une véritable explication est vite pris de vertige. Comment continuer à cheminer dans ce monde, y progresser, y agir ? Certains n’y parviennent pas.

Extrait de "Intelligents, trop intelligents",  de Carlos Tinoco, publié aux éditions JC Lattès, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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