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Sylvain Prudhomme : l’amour manchot
©Mathieu Zazzo

Atlantico Litterati

Sylvain Prudhomme publie « L’enfant dans le taxi » aux Editions de Minuit. Son meilleur roman - très apprécié des lecteurs - est applaudi par tous les libraires de France

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

« Est-ce que ce n’est  pas toujours un peu sa propre mort qu'on prépare en relisant la vie des autres. Est-ce que ce n'est pas surtout à ça que servent les histoires : nous tendre un miroir.  (…) tenter de comprendre ce qu'ils ont cherché. Ce qu'ils ont souffert. Où ils ont réussi. Où ils ont échoué. Tout cela sans jamais cesser de penser à nous, vivants. A ce qu'ils peuvent nous apprendre »dit Sylvain Prudhomme dans « Légende » ( Gallimard/2016).« Vivre c'est maintenir entier le petit nuage que nous formons, malgré le temps qui passe, malgré les bonnes et les mauvaises rencontres. c'est réussir à faire tenir ensemble toutes les petites gouttes de vapeur qui font que ce nuage c'est nous, et personne d'autre »ajoute-t-il  dans « Par les routes », prix Femina 2019 .En  quatrième de couverture  des « Orages » (Folio 2022)  - recueil de treize nouvelles-  l’éditeur précise : «  Avec Les orages, Sylvain Prudhomme explore ces moments où un être vacille, où tout à coup il est à nu. Heures de vérité. Tourmentes (…)».

Après avoir obtenu le Femina Sylvain Prudhomme fait à nouveau  sensation avec « L’enfant dans le taxi » (Editions de Minuit). Une rêverie sur l’amour souvent un peu raté,  toujours un peu passé. Celui que l’on ne reçoit pas.Celui qu’on aurait voulu donner. Cet amour qui  n’eut  pas lieu hier viendrait-t-il  donc demain ? Dans le secret des familles comme au sein du couple, Sylvain Prudhomme  fait briller  l’amour par son absence. La fragilité des êtres est mise à nu en ces moments de crise existentielle que Sylvain Prudhomme  se plaît à  débusquer. Alors, le destin bascule et l’instant que nous vivons- ou plutôt que nous affrontons- révèle la faille, cette béance de l’être en demande d’amour. Avec une délicatesse rimbaldienne, Sylvain Prudhomme incarne à la fois  le renouveau de la fiction française et une nouvelle  incarnation du masculin. Simon, le narrateur de « L’enfant dans le taxi » aime toujours ( sans se l’avouer) la femme dont il doit se séparer : « A »,  la mère de ses deux enfants. « J’ai vu qu’A. non plus ne disait rien de notre rupture. J’ai pensé que c’était presque encore une façon d’être ensemble, dans le même embarras, le même vertige. De toute façon la nouvelle devait déjà se savoir. La ville était toute petite et nous-mêmes savions quels couples allaient bien, quels autres au contraire vacillaient. J’ai regardé la petite troupe de parents massés là dans la cour et j’ai été pris d’un élan de compassion, de tendresse. Je nous ai vus, toutes et tous, avec nos fragilités, nos blessures, A. et moi au premier chef ».  L’intrigue réfléchit  au malheur  d’un enfant conçu  par un  soldat français en Allemagne, pendant la guerre . « Nous sommes arrivés à la frontière, avons passé le Rhin comme l’avait passé Malusci en 1944 avec son régiment, dans la nuit déjà tombée. Je me suis arrêté sur le bas-côté pour lire aux enfants les lignes du journal écrites cette nuit-là : Paysage chaotique de ferraille tordue, de pans de murs écroulés, d’arbres déchiquetés. Paysage lunaire fourmillant d’énormes cratères. Et voici le Rhin, le libre Rhin allemand proclamé inviolable.» La grande histoire se marie à la petite.Nous vivons ces  péripéties  (   l’orphelin né d’un père français pourra-t-il-ou pas- rencontrer sa famille française ?). Sylvain Prudhomme profite du suspense pour tisser, par contraste, une intrigue secondaire :  la rupture impossible donc douloureuse de Simon- le narrateur de Prudhomme - avec « A », sa femme. Le ressassement de Simon  rappelle l’écriture de Thomas Bernhard (1931-1989).Rien ne peut distraire  le narrateur de l’échec de son couple, ni des problématiques que cette séparation va entraîner pour ses enfants. Mesurant l’étendue  de son ratage conjugal,  Simon observe ses vieux parents d’un autre œil. Il a la nostalgie de leur  fraternité,  certes un peu « surjouée », mais attendrissante ô combien ; le personnage de Sylvain Prudhomme rêve d’un  lien inaltérable . « Leurs existences à tous les deux devenaient au fil du temps inséparables. Solidaires comme j’ai songé ce soir-là que jamais ne le seraient celle d’A. et la mienne, puisque nous avions l’un et l’autre cessé de désirer qu’elles le soient. » Le narrateur d’ « Un enfant dans le taxi »  rumine ses regrets en continu, debout, assis, au volant, à l’hôtel, seul ou accompagné des membres de sa famille ou de nouvelles rencontres ;  sans oublier sa grand-mère ou Veronika,  cette voyageuse forcément désirable, et assez  paumée comme lui.   Si certains passages rappellent le style de Thomas Bernhard, l’écriture de Sylvain Prudhomme  est  tout simplement magnifique. Voici un romancier doté d’une voix qui, portant  et au cœur et à l’esprit, transportera toujours, quelle que soit l’intrigue,  le lecteur le plus exigeant. Les aventures de Simon vers le lac de Constance sont entrecoupées de monologues  si bien que le roman de Sylvain Prudhomme plaira autant à un vaste public  qu’aux amateurs de littérature. Nul doute que cette fiction bien ficelée va donner le « la » du roman français et que son style, son rythme, ses personnages, sa mythologie vont inspirer de nombreux auteurs de fiction(s).Le côté « poupée gigogne »  du roman de Sylvain Prudhomme avec une intrigue principale  dissimulant  son autre sujet d‘exploration (  la douleur du narrateur)témoigne du savoir-faire de Prudhomme . L’auteur sait si bien évoquer notre insondable désir de complétude, qu’il devient au fil de son œuvre l’un de nos meilleurs romanciers.L’écrivain de la   rupture, le peintre de la  séparation. Une œuvre brodée par un imaginaire accompli, dans la parfaite délicatesse de la pensée.     

Annick GEILLE



Repères : Sylvain Prudhomme. 

« Né en 1979 Sylvain Prudhomme est l’auteur d’une dizaine de livres, tous salués par la critique et traduits à l’étranger » (cf. Les Editions de Minuit) 

« Sylvain Prudhomme a été distingué par de nombreux prix littéraires :  « Par les routes »  obtint  donc le prix Femina, après avoir été récompensé par le prix Landernau et le prix Summer de la fête du livre de Bron. 

Beau triplé pour Sylvain Prudhomme, qui avait déjà été récompensé par le prix Louis-Guilloux en 2012 pour « Là, avait dit Bahi », le prix littéraire de la Porte dorée en 2014 pour « Les Grands », le prix Révélation de la SGDL et le prix François-Billetdoux en 2016 pour « Légende »

Sylvain Prudhomme a publié un recueil de nouvelles : « Les Orages » en 2021.ll collabore chaque moi, depuis 2015 à la chronique « Écritures »  de Libération. (source « La Bibliothèque Nationale de France »)

Bibliographie : Les Matinées d'Hercule, roman (Serpent à plumes, 2007). L'Affaire Furtif, roman, avec des dessins de Laëtitia Bianchi (Burozoïque, 2010). Tanganyika Project, roman (Léo Scheer, 2010). Là, avait dit Bahi, roman, Prix Louis Guilloux (L'Arbalète, Gallimard, 2012).Les Grands, roman (L'Arbalète, Gallimard, 2014).Légende, roman (L'Arbalète, Gallimard 2016). LAffaire Furtif, roman (Gallimard, 2018).Par les routes, roman, Prix Femina (L'Arbalète, Gallimard, 2019).Les Orages, nouvelles (Gallimard, 2021).Photomatons, (Editions L'Usage, 2021). 

Rencontres avec Sylvain Prudhomme

Octobre

Jeudi 5, librairie Charlemagne, Toulon. Vendredi 6, librairie Pantagruel, Marseille.Mardi 10, librairie La Boîte à livres, Tour.Mercredi 11, librairie Mollat, Bordeaux.Jeudi 12, librairie Ombres blanches, Toulouse. Vendredi 13, librairie Tonnet, Pau. Samedi 14, Fête du livre de Saint Etienne.Mercredi 18, librairie L'Astragale, Lyon.Jeudi 19, Bouillon cube, Angers. Vendredi 20, La librairie , Clermont-Ferrand.


Novembre

Mardi 7, librairie Nouvelle et Cie, Bois-Colombes.Mercredi 8, libriarie La Galerne, Le Havre.Jeudi 9, librairie Dialogues, Brest.Vendredi 10, librairie Le Divan, Paris 15e.Mardi 14, librairie Lucioles, Vienne.Mercredi 15, librairie Les Volcans, Clermont-Ferrand.Jeudi 16, librairie Le Square, Grenoble.Samedi 18, Festival du livre de Pont-Saint.Esprit/librairie Le Chant de la terre, Pont-Saint-Esprit.Mardi 21, librairie Les Temps modernes, Orléans.Mercredi 22, librairie Coiffard, Nantes.Jeudi 23, librairie A la ligne, Lorient.Mercredi 29, librairie Mazette, Marseille. Jeudi 30, librairie L'Usage du monde, Paris 17e.


Décembre


Vendredi 1er, librairie Grangier, Dijon.samedi 12, Festival Lettres d'automne, Montauban.
Mardi 5, librairie du Channel, Calais.Mercredi 6, librairie Paroles, Saint Mandé.Vendredi 8, librairie Point Virgule, Namur.Jeudi 14, librairie L'Embellie, Paris 15e.Vendredi 15, librairie L'Esperluète, Chartres.
Jeudi 21, librairie de La Place aux herbes, Uzès.


******

« Je me suis senti seul. »

« Nous avions décidé de nous séparer un mois plus tôt. Depuis, chaque semaine, nous alternions. L’un de nous deux restait à la maison avec les enfants. L’autre se débrouillait comme il pouvait, allait à Paris où le travail nous appelait souvent l’un et l’autre, ou chez des amis, ou en profitait pour s’acquitter d’obligations qu’il avait ailleurs. Ce n’était qu’une solution provisoire, mais pour l’instant cela fonctionnait, les choses s’en trouvaient adoucies, les conséquences de la rupture en partie différées. 

J’ai regardé mon téléphone, vu qu’A. avait plusieurs fois cherché à me joindre pendant le trajet. Je l’ai rappelée. Elle a tout de suite répondu, et j’ai senti que cela m’était agréable. 

Tu m’as appelé. 

Oui je voulais prendre des nouvelles. Savoir si tout s’était bien passé. 

Je me suis contenté de répondre oui. J’ai demandé 

si les enfants s’étaient bien couchés. Je les ai revus au dernier rang de l’église. Les seuls arrière-petits- enfants à être venus. Je me suis demandé si A. et moi avions bien fait. Si ce n’était pas une bizarrerie de plus de notre part, d’avoir tenu à̀ ce que nos enfants viennent à l’enterrement de leur arrière-grand-père. Les deux gamins étaient restés assis l’un près de l’autre pendant l’office. Je les avais à plusieurs reprises regardés du pupitre où je disais quelques mots d’hommage. J’avais observé leurs petits visages qui m’écoutaient, scrutaient ce père debout près du cercueil d’un aïeul, voyaient son émotion. 

On va le mettre dans un trou le grand-père de papa, avait demandé Victor en sortant. 

J’avais écouté sans me retourner les questions qu’il posait à A.  

Guetté chaque mot qu’il disait. 

Mais il va devenir quoi une fois qu’il sera dans le trou. Mais pourquoi on ne l’a pas mis dans une boîte plus solide. Pourquoi on n’a pas choisi au moins une boîte en métal pour être sûr que le bois ne pourrisse pas. Et il se passera quoi si le bois finit par pourrir et si le grand-père de papa se retrouve dans la terre. 

Je me suis tu. J’ai attendu de voir ce qu’allait dire A. J’ai hésité à parler de M. et de tout le reste. J’ai senti tout ce qui était changé entre elle et moi, déjà. Autrefois à peine rentré je lui aurais raconté. Serais resté des heures à lui rapporter chaque détail de la scène avec Franz, chaque altération de la voix de Franz à mesure que l’émotion l’avait gagné. Maintenant il y avait cette distance. C’était dans ces moments-là, surtout, qu’elle me manquait : j’avais envie de lui parler comme avant, de tout lui dire. Et puis quelque chose en moi s’arrêtait, résistait, ne voulait plus. 

Je me suis vu dans la voiture garée depuis dix minutes devant chez nous, au milieu de la rue déserte, à onze heures du soir. Je me suis représenté ma silhouette assise à l’intérieur de l’habitacle de la voiture, au milieu de la nuit noire. La minuscule trouée de lueur que devait faire l’écran de mon téléphone dans l’obscurité. Je me suis senti seul. Seul à un point, merde. Je suis descendu de voiture, j’ai marché jusqu’à la maison. La porte s’est ouverte sur le cou- loir encombré de trottinettes. J’ai allumé la lumière, regardé l’ampoule projeter ses watts absurdes contre le plafond et les murs. J’ai repensé aux mots de Franz. 

Le fils allemand de Malusci. 

Ce fils qui continue de vivre là-bas, au bord du lac de Constance. 

Je me suis répété pour moi-même ces mots, lac de Constance. J’ai constaté qu’ils m’étaient familiers, que mon esprit s’y accrochait. J’ai eu la certitude que ce n’était pas la première fois que je les entendais associés au nom de Malusci. 

Alors d’un coup ça m’est revenu. D’un coup j’ai repensé à l’Allemande du lac de Constance. D’un coup j’ai fait le lien entre elle et M. Je me suis revu dix ans plus tôt en train d’écouter l’ancien ouvrier algérien qui le premier m’avait parlé de cette femme, m’avait dit combien mon grand-père l’avait aimée, m’avait raconté avec quels trémolos dans la voix il continuait de l’évoquer chaque fois, des années et des années après la fin de la guerre, même marié depuis longtemps avec Imma, même installé depuis quinze ans de l’autre côté de la Méditerranée, dans cette ferme d’Oranie où se déroulait désormais leur paisible vie de famille, heureux parents de trois enfants déjà, à au moins deux mille kilomètres au sud des rives du lac où tout avait eu lieu. 

Ah l’Allemande du lac de Constance.
Ah si tu avais vu quelle femme c’était.
Si tu avais vu son feu sa fougue si tu avais pu être 

à ma place comprendre l’effet qu’elle faisait à tous ceux qui la regardaient. 

« J’ai eu envie d’elle »

« J’ai raconté ma rupture récente et moi aussi je suis séparée a dit Veronika, depuis deux ans maintenant alors si t’as des questions n’hésite pas, elle a ri, j’ai plein de questions j’ai dit, je suis complètement paumé est-ce que c’est normal, c’est parfaitement normal a dit Veronika, moi qui adorais autrefois la solitude je ne supporte plus d’être seul est-ce que c’est normal j’ai demandé, c’est parfaitement normal aussi a ri Veronika, tu as des enfants elle a demandé après un temps et j’ai répondu deux, moi trois elle a ri, encore battu tu vois, trois en moins de cinq ans ce qui était très probablement une connerie, en tout cas on n’y a pas survécu, je veux dire mon couple n’y a pas survécu, moi je vais très bien, elle a ri, en tout cas je vais plutôt bien maintenant, il m’a fallu deux ans mais aujourd’hui ça va, elle est redevenue grave et elle a demandé comment les enfants avaient réagi, elle a hoché la tête d’un air de comprendre quand j’ai raconté les pleurs instantanés de l’aîné, la douleur plus rentrée du second, sa colère qui n’a éclaté que le lendemain soir, d’autant plus vive qu’elle avait été contenue vingt-quatre heures, vous êtes des cons, vous êtes des cons je suis désolé y a pas d’autre mot, vous pouviez pas attendre qu’au moins j’aie dix ans, moi maintenant si vous voulez savoir j’ai plus qu’une hâte c’est d’avoir dix- huit ans et de me barrer de cette maison où je sais que la vie sera à jamais pourrie. »

« Une moitié de mon sang »

« Et le gamin là-bas au bord du lac allemand qui un jour en avait eu assez de rêver à ce père inconnu, assez de se l’imaginer, de le fantasmer – et apprenant qu’il venait de rentrer de ce côté-ci de la mer il avait décidé d’aller sur-le-champ lui rendre visite, cela par le moyen qui lui avait semblé le plus simple : le taxi d’un chauffeur qu’il voyait tous les soirs rentrer du travail et se garer à quelques maisons de la sienne, le seul chauffeur de taxi du bourg, un homme d’une cinquantaine d’années à la vie paisible, seulement troublée de temps à autre par une course plus longue qu’il lui fallait faire jusqu’à la gare de Villingen ou d’Ulm, ce qui le faisait rentrer à vingt heures au lieu de dix-huit, le reste du temps habitué à la routine des trajets touristiques de Constance à Meersburg, de Meersburg à la petite île de Reichenau, du parc aquatique de Wasserburg à la promenade sur la rive de Langenargen. 

Un matin M. était venu le trouver et lui avait raconté toute l’histoire, lui avait exposé son vœu de se faire conduire en France, lui avait demandé son aide puisque cela revenait à ça, chauffeur de taxi me rendrais-tu le service de me conduire jusqu’en France chez mon père que je ne connais pas dont je n’ai jamais même entendu la voix mais qu’enfin je voudrais rencontrer – promettant de le payer avec quel argent, trouvant quelles garanties à lui offrir en échange de cette course de plus de mille kilomètres jusque dans le Sud-Ouest d’un pays étranger. 

Le chauffeur s’était laissé émouvoir par l’histoire du gamin, y avait peut-être reconnu un peu de la sienne. Il avait réservé sa réponse jusqu’au soir, attendu d’en parler d’abord avec sa femme, pesé le pour et le contre de cette virée, songé qu’elle lui ferait voir du pays, retrouver peut-être la France où il avait comme Malusci jadis combattu, comme Malusci eu peur, comme Malusci vécu pendant les années de guerre des heures qui avec le recul lui semblaient maintenant parmi les plus intenses de sa vie. 

Et quelques jours plus tard ils étaient partis tous les deux, s’étaient retrouvés à rouler ensemble pendant quinze heures à travers champs et forêts, excités, heureux, la berline lancée sans effort à travers l’espace, parlant de quoi, le chauffeur posant quelles questions au gamin, lui prodiguant quels conseils puisés à sa propre expérience de père, tous les deux éprouvant quelle émotion à l’instant où ils avaient franchi le Rhin, contemplé le fleuve avec ses berges sauvages son eau claire ses restaurants de poissons et de friture épanouis dans l’après-midi d’août sur la rive, à demi enfouis sous les saules, bruyants de cris d’enfants, bariolés de panneaux offrant de pêcher la truite et le sandre. 

Gamin ça y est on est en France, Jetzt sind wir in Frankreich. 

Le pays de ton père. 

Le cœur du gamin avait dû se serrer, ses yeux se mettre à scruter chaque ligne du relief chaque maison aperçue de l’autre côté de la rambarde d’autoroute. La France attendue rêvée depuis tant d’années avait d’abord pris la forme d’une zone industrielle mocharde, de hangars agricoles miséreux, de champs délavés, pâles, qui s’étaient peu à peu effilochés le long des vitres dans le soir tombant. Le gamin yeux écarquillés heureux même devant le sol ras des champs moissonnés, même devant le spectacle de la ferme la plus boueuse, se répétant combien de fois ces mots, la France pays de mon père, la France pays d’une moitié de moi-même, une moitié de mon sang. » 

Copyright Sylvain Prudhomme/ L’enfant dans le taxi/ Les éditions de Minuit/ 224 pages/20 euros/ Toutes librairies et « La Boutique ».

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