Sous-marin pour millionnaires en perdition, naufrages de migrants : quel portrait ces collisions de l’actualité dressent-elles exactement de nous ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Au large de la Grèce, le pire naufrage d’un bateau de migrants depuis 2016.
Au large de la Grèce, le pire naufrage d’un bateau de migrants depuis 2016.
©ANGELOS TZORTZINIS / AFP

Le monde à l'envers

Autre collision médiatique, la manifestation de migrants organisée ce mardi devant le conseil d’Etat à quelques dizaines de mètres du défilé Vuitton organisé sur un Pont Neuf privatisé.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Cinq personnes, dont un Français, sont portées disparues dans un sous-marin parti visiter l’épave du Titanic. Une mobilisation internationale met en œuvre de lourds moyens pour tenter de les retrouver. Mercredi 14 juin, un bateau de pêche surchargé de migrants a chaviré au sud-ouest de la Grèce, précipitant la noyade de 78 personnes. Inévitablement, de nombreuses personnes dénoncent une inaction envers les migrants. Qu’est-ce que les réactions diverses à ces deux actualités disent de nous en tant qu’individus et en tant que société ? Qui s’émeut de quoi ? Pourquoi certaines choses nous touchent et d’autres pas ?

Michel Maffesoli : Deux évènements qui se passent en mer ne sont pas forcément de nature comparable. Même si tous les ingrédients d’une comparaison bien pensante sont réunis : d’un côté les riches explorateurs du luxueux inutile (qui ont quand même payé le prix fort pour participer à cette aventure quelque peu absurde d’un sous-marin artisanal), de l’autre les malheureux migrants forcés de quitter leur pays, à tout prix. La morale commande donc d’afficher une indifférence à l’égard des premiers, victimes peut-être de leur richesse qui les amène à chercher un divertissement toujours plus excitant et dangereux et une compassion maximale à l’égard des migrants. Mais soyons honnêtes : beaucoup d’entre nous sont fascinés par la course pleine de danger de ce petit sous-marin qui renvoie aux aventures des divers Robinsons, tandis que la course périlleuse on ne peut plus des migrants suscite plus de gêne que de réelle empathie. D’une certaine manière nos sentiments, nos émotions sont devenues elles-mêmes théâtrales, spectaculaires. Elles s’épuisent d’ailleurs dans le spectacle lui-même. 

Nous pleurons les migrants disparus en Méditerranée, mais peu d’entre nous pratiquent les lois de l’hospitalité, donnent à manger à ceux qui ont faim, logent ceux qui n’ont pas de toit etc. Nous réprouvons les sommes colossales dépensées pour l’aventure du petit sous-marin, sans refuser de participer au spectacle, à la mise en scène du suspens : 96, 72, 48, etc. heures d’oxygène restant…

Le Titanic renvoie à un imaginaire fort, l’exploration sous-marine aussi. Pourquoi ces images suscitent-elles un imaginaire aussi important chez nous ? 

Le naufrage du Titanic est bien sûr inséparable de sa version filmique : le bateau s’enfonçant lentement, très lentement dans la mer pendant que les naufragés dansent sans se rendre compte de rien, l’histoire d’amour des jeunes gens interrompue à peine commencée etc. l’histoire du Titanic se déroule selon les structures du conte, situation, perturbation, résolution etc. Cette structure correspond à de grands invariants. S’y ajoute bien sûr cet imaginaire particulièrement fort du voyage en mer, voyage long, sans possibilité de s’arrêter, de rebrousser chemin. Quant à l’exploration sous-marine, elle cumule le caractère aventureux avec celui du mystère. Le fond sous-marin est l’archétype de l’inconnu, le monde d’avant la vie, le monde d’après, monde de la nuit, de la mort. On retrouve là les grandes structures de l’imaginaire, les grands invariants. 

Cette histoire révèle aussi un autre imaginaire, celui des ultra riches qui veulent aller là où les autres ne peuvent pas aller (les fonds marins, l’espace). Entre science et hubris, que nous disent ces choses de nos élites ? 

Bien sûr, on pourrait et sans doute doit-on interpréter ce voyage un peu absurde comme un souhait de ceux qui l’ont tenté de se distinguer du commun des mortels. Théorie bien connue, selon laquelle la consommation serait essentiellement déterminée par une volonté de se différencier, de se « distinguer » des autres consommateurs. Je ne crois pas cependant qu’il faille interpréter cet acte consommatoire, consumatoire ainsi. Il s’agit peut-être d’un investissement rationnel, visant à promouvoir à terme le tourisme sous-marin. Il s’agit surtout d’un symptôme d’ennui, d’indifférence coupable, « d’acedia » dirait la philosophie scolastique, c’est-à-dire d’une incapacité à vouloir, à désirer. Ces voyageurs du petit sous-marin font penser à des enfants gâtés qui répugnent à ouvrir leurs paquets de Noël tellement ils en ont : où aller, qu’imaginer quand on peut parcourir toute la terre, user de tous les moyens de transport etc. Que reste-t-il à conquérir quand toutes les terres sont connues ? 

Il n’y a rien de vraiment scientifique dans ce petit joujou. Le drame qu’il vit renvoie d’ailleurs à celui dessiné par Hergé pour le retour de la fusée, dans laquelle l’oxygène vient à manquer. Ce n’est pas une avancée scientifique, mais technologique. Quant à la terre à explorer, là-encore rien de scientifique, mais plutôt une sorte de curiosité morbide espérant peut-être trouver là des scènes semblables à celles de Pompéi, danseurs figés dans l’eau pour l’éternité. Ubris certes par le gâchis de moyens qui pourraient être affectés pour quelque bien commun, sans qu’on puisse dire vraiment que ces navigateurs fous fassent du mal à leur prochain 

Autre collision médiatique, la manifestation de migrants organisée ce mardi devant le conseil d’Etat alors qu’à quelques dizaines de mètres du défilé Vuitton organisé sur un Pont Neuf privatisé, provoquant les dénonciations de la gauche reprochant une appropriation de l’espace public. Qu’est-ce qui se cache derrière ces angoisses, ces indignations, ces peurs et ces espoirs sélectifs ?

Nos bonnes âmes de gauche s’émeuvent facilement, mais ne sont pas vraiment émues, je le redis, des conditions de non-hospitalité de la société française. Nous ne respectons plus le caractère sacré de l’étranger qui devrait nous conduire à partager notre assiette avec lui et déléguons à l’Etat la fonction d’en prendre soin. Personne n’ouvre sa porte, tout au plus celle de l’immeuble pour laisser entrer quelques personnes les sois de grand froid. Quant au « scandale » du défilé Vuitton, on pourrait argumenter aussi bien pour sa défense, après tout la haute couture est une de nos seules industries rentables que pour l’attaquer, la production d’habits représentant une des industries les plus polluantes. Là encore la comparaison n’est pas des plus pertinentes, entre le financement privé d’une opération de marketing et la mise en scène d’une revendication sociale. Il s’agit, n’en déplaise aux bonnes âmes d’une exacerbation de la théâtrocratie : le politique a commencé, le producteurs ont emboîté le pas et que l’on ne s’étonne donc pas si les organismes de bienfaisance s’engagent dans cette voie aussi. Pour le meilleur et pour le pire ! 

In fine, en analysant les réactions indignées des personnes qui commentent ces évènements, dans quelle mesure peut-on y voir un étalage de vertu ? Quelle est la part de réelles convictions et la part d’affichage ?

Je ne juge pas les divers comportements. En général je m’efforce de faire une sociologie qui ne soit ni judicative ni militante. Prendre plaisir à l’aventure du petit sous -marin ou pleurer le naufrage de plus de 75 hommes dans la mer Méditerranée relève, n’en déplaise aux biens pensants, de la même volonté de recherche de sensations, d’émotions. Rire ou pleurer ensemble ! 

Parler d’affichage de convictions, d’étalage de vertu ressortit de ce que Nietzsche nommait la moraline. 

Nous sommes dans ce que Platon nommait la « théâtrocrarie », c’est-à-dire la transformation du métier politique en celui de bateleur, commentateur sportif des divers débats qui sont autant de matchs plus ou moins amicaux. Cette « théâtrocratie », cette spectacularisation de l’existence tant privée que publique des politiques conduit à annihiler le principe même de la démocratie représentative qui reposait non pas sur un partage d’émotions, mais sur un contrat social économique et juridique. C’est d’ailleurs cela qui définit le passage de la modernité à la postmodernité. Encore une fois, je ne sais pas si c’est bien ou mal, je ne juge pas, je constate, je décris, je dis ce qui est et non pas ce que je voudrais qui soit. 

Comment régler le curseur de nos indignations et de nos émotions pour se sentir à l’aise vis-à-vis de nous-même sans tomber dans une forme de populisme face à ce type d’évènements ?

Je n’aime pas le mot de populisme qui est trop souvent employé à tort pour stigmatiser le peuple. C’est vrai qu’il y a un peuple et qu’il y a des élites. Ils peuvent être liés par de communes croyances, de communes convictions, par le partage des mêmes émotions. Que les élites mettront en mots justement. C’était le contrat social : les élites exposent leur philosophie de l’existence, leur projet de transformation de la société et le peuple leur donne ses voix, selon qu’il est ou non convaincu. 

Ce schéma ne fonctionne plus, je dirais qu’il est saturé. Le rapport entre l’opinion publiée, les élites, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire et le peuple, l’opinion publique n’est plus fluide, il n’y a plus de relation entre le pouvoir, l’opinion publiée et la puissance, le peuple, entre l’institué et l’instituant. 

L’expression par le pouvoir de ses émotions devant les catastrophes appartient trop visiblement à une mise en scène répétitive des mêmes scènes de pseudo-compassion, de sagesse grave et autres postures et éléments de langage. Et l’expression de l’émotion populaire, dès lors qu’elle ne s’inscrit plus dans un cadre qui est extérieur, est une émotion de plus en plus hystérique, débridée, chaotique. 

La question n’est donc pas celle de la bonne conscience individuelle, elle est plutôt celle de l’incapacité de nos élites au pouvoir à comprendre, à partager des émotions populaires. 

C’est cette incompréhension entre le peuple et les élites qui crée ce climat émotionnel chaotique dans lequel nous baignons actuellement. 

Mais, … ordo ab chao ? 

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