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Sortir des guerres mandarinales et façonner les futurs gardiens de la politique de santé
©SEBASTIEN BOZON / AFP

Bâtir la médecine de demain

William Genieys et Matthias Brunn reviennent sur la politique de la santé, sur l'état d'urgence sanitaire et la crise du coronavirus en France.

Matthias Brunn

Matthias Brunn

Matthias Brunn est Docteur en médecine, post-doc Université de Montpellier. Il est également l'auteur du livre "Les gardiens des politiques de santé au États-Unis" (Presses de Science Po [septembre 2020]).

 

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William Genieys

William Genieys

William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherche CNRS à Science-Po.

Il est l'auteur de Sociologie politique des élites (Armand Colin, 2011), de L'élite politique de l'Etat (Les Presses de Science Po, 2008) et de The new custodians of the State : programmatic elites in french society (Transaction publishers, 2010). William Genieys est l’auteur de Gouverner à l’abri des regards. Les ressorts caché de la réussite de l’Obamacare (Presses de Sciences Po [septembre 2020])

Il a reçu le prix d’Excellence Scientifique de la Fondation Mattéi Dogan et  Association Française de Science Politique 2013.

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Depuis le vote de l’état d’urgence sanitaire du 23 avril 2020, le Président Macron et son gouvernement ont déclaré la « guerre » au Covid 19. Ce texte de loi a donné un cadre juridique général faisant de la politique de santé la priorité absolue de notre vie démocratique. L’ampleur de l’épidémie, la mise sous tension extrême de l’ensemble des personnels soignants, mais aussi des forces de l’ordre et de toutes les personnes faisant tourner le système ont favorisé l’acceptation temporaire d’une configuration sociétale inédite. La priorité à la lutte contre le développement de l’épidémie par tous les moyens (confinement, etc.) ouvre la voie à une situation de disruption dans nos pratiques et interactions sociales, mais également dans notre activité économique et notre comportement politique. En leur temps les « affaires » du sang contaminé ou encore celle du laboratoire Servier n’avaient pas généré une telle préoccupation de la part des Français. Certes, en 2009 la gestion de la grippe A (H1N1) avait connu son lot de polémiques autour de la stratégie de vaccination et l’usage d’un antigrippal (le Tamiflu).

Cependant, cela n’avait rien avoir avec la situation actuelle. La peur d’une maladie, possiblement létale pour ses proches ou soi, joue certainement en faveur du développement d’émotions collectives. C’est certainement ce facteur qui donne une telle acuité à la situation inédite que nous traversons. C’est pour cette raison, contre toute attente, que le consensus social et politique s’est fracturé autour d’une banale polémique thérapeutique. Cette controverse élitiste sur les règles de l’art médical, donc incompréhensible pour le profane, passionne pourtant les Français. Dans ce contexte disruptif se pose la question de la portée d’un tel affrontement : simple controverse entre mandarins ou vrai débat sur l’éthique et l’art médical en « temps de guerre » ? Prolongement des « guerres de palais » ou recomposition de l’élites de la médecine autour de la nouvelle politique de santé ?

Les situations de disruption favorisent le développement de la médecine

Ce type de situation a le mérite de mettre en lumière les controverses scientifiques qui opposent les élites de la médecine. Généralement réservés aux pairs et aux initiés dans les revues scientifiques, ces débats sont rarement relayés auprès du grand public. Désintérêt partagé ou incompréhension réciproque entre les savants et les profanes semblent être la règle lorsque notre société fonctionne de façon routinière. Pourtant on devrait se rappeler que ce ne fut pas toujours le cas lors du développement de la médecine moderne. N’est-ce pas Louis Pasteur en personne qui en menant le célèbre essai de vaccination publique à Pouilly-le-Fort, en temps réel, sur un troupeau de moutons, avait ouvert la voie à la future expérimentation du vaccin contre la rage sur le petit Joseph Meier ? Certes, la trame de fond scientifique de la politique de vaccination était la compétition internationale engagée avec le Docteur Robert Koch dans la « guerre des microbes ». La prise à témoin de l’opinion publique en ces temps incertains a pourtant joué un rôle clef dans les découvertes scientifiques, mais également dans la politique de santé. Par la suite les deux guerres mondiales, durant lesquelles la médecine a connu des avancées conséquentes (chirurgie, pénicilline, vaccin contre la grippe…), ont également éprouvé les canons de la recherche et l’exercice de la médecine de l’époque. En secouant l’ordre établi, cette situation de disruption conduit une partie des élites de la médecine aux frontières de la raison et celle de la déraison.

Soyons clair, c’est bien la pandémie du nouveau coronavirus qui amplifie l’intérêt de la controverse médicale opposant, entre elles, les élites de la médecine. Elle porte le nom d’une molécule : la chloroquine, et est incarnée par un éminent infectiologue : le professeur Didier Raoult. Médias, réseaux sociaux et classe politique s’en sont saisis en prenant partie pour ou contre son usage thérapeutique. Un sondage révèle que 59% des français pensent que le dit médicament serait efficace contre le Covid 19. Même si le Président ‘tweetocrate’ des États-Unis, Donald Trump a donné son avis, la chicane mandarinale relève avant tout du double effet de la mondialisation des élites de la médecine et des épidémies.

Derrière le jeu des mandarins des « guerres de palais » en perte de sens

Les mandarins étaient ces hauts fonctionnaires lettrés, formés par et pour le service de l’empire chinois sous les dynasties Sung et Ming. Pour Mattéi Dogan la formation et le rôle des hauts fonctionnaires dans la France contemporaine aurait favorisé l’institutionnalisation d’une « République des Mandarins ». Par extension, « Mandarins de la médecine » se décline pour qualifier le rôle de l’académie de médecine et des facultés éponymes dans la formation de l’élite professionnelle dirigeant le grand service public hospitalier français. C’est sur cette toile de fond que se joue le débat sur l’usage de la chloroquine dans le traitement du Covid 19. Un des nombreux protagonistes de la controverses a accusé ceux qui se soustraient à la doxa de l’evidence-based medicine (médecine basée sur l’épreuve des faits) en faisant la promotion de l’usage thérapeutique de la chloroquine, de partisans d’une médecine basée sur l’éminence mandarinale (Eminence-based medicine). Thuriféraires des études randomisées en double aveugle, les « méthodologistes », d’un côté, et les néo-mandarins se prévalant de l’éthique du médecin en développant des protocoles de soins insuffisamment testés, de l’autre, constituent les protagonistes de la querelle scientifique en cours.

Cette controverse est comparable à la « guerre de palais » ayant opposé les « notables du droit » aux « Chicago boys » sur l’implémentation de la doxa néo-libérale en Amérique latine dans les années 2000. Ici la querelle porte sur la pratique d’une médecine basée sur l’épreuve des faits. Cette logique scientifique consiste à tester un protocole de soins sur une population importante traitée de façon aléatoire sur un temps relativement long. Elle constitue la base de la recherche médicale actuelle pour les pathologies chroniques telles que le diabète et de nombreuse maladies infectieuses (HIV, Hépatite C). Les promoteurs du traitement par la chloroquine entendent agir en s’émancipant de ces règles de l’art par manque de temps. Pour sortir de la dimension purement scientifique, le professeur Raoult et ses soutiens s’appuient sur la relation particulière « médecin-patient » pour justifier le recours à ce traitement « Faute de mieux ». Une pétition en ligne  #NePerdonsPlusDeTemps# lancée par l’ancien ministre de la santé et professeur de médecine, Phillipe Douste-Blazy, relayée par d’éminents spécialistes validant la stratégie d’atténuation de la maladie, alimente la controverse. Tout cela au fond rappelle une autre guerre, vieille de cent ans, entre « bureaucrates », d’un côté, et défenseurs d’une médecine libérale fidèle au serment d’Hippocrate, de l’autre. Guerre qui selon Elliot Freidson aurait renforcée l’emprise des bureaucrates sur les élites de la médecine.

Repenser le rôle futur des gardiens de la politique de santé

La situation actuelle révèle également les failles dans le mode d’accès aux sommets des institutions où sont discutés les fondements de la politique santé. Elle pose la question complexe de la relation du pouvoir médical à l’Etat. La controverse au sein du conseil scientifique Covid 19 du ministère de la santé entrainant la prise de distance du Professeur Raoult ne peut se résumer à un comportement mandarinal déviant. Il trouve ses origines dans des guerres de palais (Inserm, Institut Pasteur, Collège de France, IHU) inextricablement ancrées dans un mode de cooptation, pandémie actuelle oblige, hors d’âge. Nous parlons pour la grande majorité des professeurs de médecine qui peuvent occuper en même temps des fonctions influentes dans l’administration, des agences ou des instituts de recherche. Leur socialisation et leur situation géographique (souvent en région parisienne) les rendent proches des décideurs politiques. Si cette forme de sélection est en soi compréhensible, elle rappelle que la concurrence entre les élites médicales est au cœur du système professionnel. La situation de disruption actuelle ayant de forte probabilité de se reproduire, il paraît nécessaire et important d’adapter les institutions représentatives la profession (agences, organismes de recherche) de à la pluralité de l’expertise médicale disponible notamment pour ce qui relève des différentes composantes du courant épidémiologique.

Du côté de l’administration de la santé, il faudra certainement que le pouvoir des « gardiens des politiques » de santé, incarné aujourd’hui par la puissante Direction de la Sécurité Sociale (DSS), soit repensé. S’il est certain que la contrainte budgétaire qui pèse sur la santé, ne va pas être effacée par la crise actuelle, elle devra être adaptée et surtout définie en partenariat avec les élites qui ont une idée des besoins opérationnels concrets pour anticiper le risque épidémique. L’épisode de la pénurie des masques de protection laissera sur ce point des traces durables. Enfin, si la distinction entre savants, technocrates et décideurs politique paraît encore bien complexe, les frontières qui les différencient s’effacent. Dans la situation actuelle, les citoyens sont prêts à suivre leurs élites si, et seulement si, elles se montrent collectivement capables de sortir des sentiers battus et apportent de solutions efficaces et durables à la crise pandémique. Après la crise, il sera donc essentiel de reprendre le débat sur la formation des élites en mélangeant non seulement les profils (administratif, économique, médicaux, AI etc.) mais surtout en exposant les impétrants à des scenarii d’apprentissage caractérisés par un degré élevé d’incertitude. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que nous vaincrons les « guerres » sanitaires de demain !

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