Russie : un vertigineux suicide démographique <!-- --> | Atlantico.fr
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Une femme pousse un enfant dans une poussette dans le centre de Moscou.
Une femme pousse un enfant dans une poussette dans le centre de Moscou.
©YURI KADOBNOV / AFP

Avenir incertain

Population en déclin, croisement des courbes des décès et des naissances ou insuffisance de l'immigration, tous les voyants de la démographie russe sont au rouge.

Bruno Tertrais

Bruno Tertrais

Directeur-adjoint à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Spécialiste des questions stratégiques

Dernier ouvrage paru : La revanche de l'Histoire, aux Editions Odile Jacob

 

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Atlantico : Comme de nombreux pays européens, la population russe vieillit. SI après la Seconde Guerre mondiale, l’âge médian était de 24 ans, il est aujourd’hui de 40 et les prévisions prévoient qu’il atteindra 44 ans en 2035. Quelles sont les raisons qui expliquent un tel déclin de la population russe ? D’où viennent les racines de ce déclin ?

Bruno Tertrais : La tragédie démographique russe a trois composantes. Premièrement, un taux de mortalité très élevé chez les hommes, dû en grande partie à une forte consommation d'alcool ; deuxièmement, un faible taux de natalité ; troisièmement, un taux d'émigration élevé. La population du pays a atteint un pic de 148 millions d'habitants en 1992. S'élevant à 146 millions aujourd'hui, elle oscillera autour de 140 millions en 2035 et 130 en 2050. On peut parler de « triple peine démographique »…  Dans le pays, l’espérance de vie à la naissance est ainsi retombée à 70 ans. Les démographes s’attendent à ce que la population de la Russie descende au 17ème rang du classement mondial vers le milieu du siècle.   

Aujourd’hui, quels sont les grands problèmes de la situation démographique russe ? Pourquoi la forte immigration n’a-t-elle pas réussi à faire remonter la démographie de la Russie ? L’approche de Poutine n’a-t-elle pas été la bonne ?

S’agissant de l’encouragement à la natalité et de la lutte contre la mortalité excessive, la politique démographique russe a obtenu quelques résultats dans les années 2010, mais insuffisants pour inverser la tendance. 

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Mais M. Poutine a eu aussi recours à l’immigration, avec des résultats plus satisfaisants. Depuis le début de sa présidence, il a adopté une approche à deux volets. Le premier a consisté à encourager les Russes à revenir de l'étranger. Entre 1991 et 2016, cette citoyenneté a été accordée à près de 9 millions de personnes. L'autre a consisté à ouvrir les frontières aux immigrants d'Asie centrale en tant que travailleurs temporaires. Il faut savoir que la démographie de l'Asie centrale n’a cessé, au cours des dernières décennies, d’évoluer dans la direction opposée. Avec 75,5 millions d’habitants aujourd'hui, la région pourrait compter 88 millions d’habitants en 2035 et 100 au milieu du siècle. Ce qui n’est pas susciter un certain malaise dans les milieux nationalistes russes, qui ont toujours craint d’être « absorbés par l’Asie ». Mais c’est aussi une opportunité économique. On le sait peu, mais la Russie est bon an mal an le deuxième ou troisième pays de destination dans le monde. En 2017, elle était au moins de 12 millions, soit 8 % de la population. Environ la moitié venait d'Asie centrale. L'immigration de travail est encore plus facile pour les citoyens des Etats membres de l'Union économique eurasiatique (UEE).  

Toutefois, l'immigration ne compense plus le déclin naturel et a entraîné une montée des tensions dans les villes. Le Kremlin a donc expérimenté de nouvelles approches. L'une d'elles est la distribution de passeports russes dans les zones occupées ou contestées. Même avant la guerre de 2008, 90% des Abkhazes et des Ossètes du Sud avaient des passeports russes. Au cours des trois dernières années, au moins 650.000 citoyens du Donbass ont obtenu un passeport russe. Une autre consiste à faciliter la naturalisation des russophones. Un plan d'action de 2019 visait à accorder la citoyenneté à 5 à 10 millions de personnes d'ici 2025, en ciblant prioritairement les russophones. En 2020, la Russie a ainsi accueilli 660.000 nouveaux citoyens. Et l'annexion de la Crimée en 2014 a permis, d’un trait de plume, à 2,5 millions de personnes supplémentaires de devenir citoyens russes. 

Mais il y a aussi l’impact dévastateur de la Covid-19 sur sa population. Selon l’économiste Ariel Karlinsky, qui tente d’établir le vrai bilan de la pandémie pays par pays à travers l’excès de mortalité (le nombre de morts au regard de celui qui était attendu en l’absence de la pandémie), cet excès serait largement supérieure à un million de personnes depuis deux ans. Soit 240% supérieure aux chiffres officiels. Il est vrai qu’avec à peine la moitié de sa population vaccinée début 2022 – de surcroît  avec un produit dont l’efficacité est inférieure à ses équivalents occidentaux – la Russie n’a pas brillé dans sa lutte contre la pandémie. La Covid-19 a donc frappé une nation dont la démographie était déjà en berne du fait du déficit de naissances dans les années 1990 (d’où un nombre assez faible de femmes en âge de procréer aujourd’hui) et d’une mortalité qui reste très élevée. 

La Russie voit-elle dans l'invasion de l'Ukraine la possibilité de puiser dans un réservoir de population slave ?

On sait que la « perte » de l'Ukraine (52 millions d'habitants en 1991) fut une véritable catastrophe géopolitique pour le Kremlin, et son indépendance a été ressentie par une bonne partie de la population comme une quasi-amputation. Une Ukraine qui reviendrait, au moins en partie, dans le giron russe permettrait un afflux beaucoup plus important de travailleurs slaves allant « vers l'Est » (Russie) plutôt que « vers l'Ouest » (Pologne). 

L’invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait-elle aggraver encore plus la catastrophe démographique ?

Pas forcément. Elle pourrait même la soulager à certains égards, fût-ce de manière brutale voire contraire au droit international. Une annexion de territoires – ou une cession dans le cadre d’un accord de règlement du conflit – aurait des bénéfices démographiques. On peut aussi imaginer qu’une partie des Russes vivant en Ukraine souhaitera partir pour la Russie. Pour l’heure, toutefois, on craint surtout des déportations. Moscou prétend que 400.000 personnes auraient déjà été « évacuées » du Donbass…   

Mais l’impact de la guerre et des sanctions sur l’économie du pays conduit à envisager des conséquences globalement très négatives pour la société russe à court et moyen termes. Il ne serait pas raisonnable de parier sur un redressement de la démographie russe après un tel choc.  

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