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Reformator ? Quitte à jouer à l’éléphant dans un magasin de porcelaine, que changer pour une justice plus efficace ET plus respectueuse des libertés ?
©LUDOVIC MARIN / AFP

Reforme en marche forcée

En tant qu’avocat pénaliste, Me Dupond-Moretti a exprimé une vision tranchée des réformes nécessaires au ministère qu’il dirige désormais. Secrétaire générale de FO- Unité magistrats et fine analyste de la justice, Beatrice Brugère nous livre ses propres réflexions sur le sujet.

Béatrice Brugère

Béatrice Brugère

Béatrice Brugère est magistrate et secrétaire générale du syndicat Unité-Magistrats FO. 

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Atlantico.fr : Maître Dupond-Moretti annonce pouvoir réformer la justice en deux ans. Est-ce possible sans une majorité politique ?

Beatrice Brugère : On ne peut réviser la Constitution sans majorité qualifiée au Congrès. Il faut donc une majorité d'idées sur une réforme du parquet. Eric Dupond-Moretti devra notamment convaincre le Sénat et une partie des parlementaires qui les jours pairs dénoncent les pressions sur la justice et les jours impairs refusent de lui donner son indépendance.

Une justice efficace et respectueuse des libertés est-elle possible ? 

La justice ne peut être efficace si elle n'est pas respectueuse des libertés. L'efficacité de la justice ne peut se mesurer qu'à l'aune de sa capacité à garantir les libertés individuelles. Les libertés sont plurielles : le droit à la vie, le droit à l'intégrité physique et morale, la dignité, la propriété sont aussi importantes que la sûreté et la liberté personnelle.

Nous devons trouver un équilibre entre les libertés qui protègent la personnes contre les autres et celles qui protègent la personne contre l'Etat et ses abus potentiels.

La dignité des détenus est essentielle. Elle passe par la mise en œuvre effective de programmes de construction et de rénovation des prisons dont on doit regretter l'absence et le retard pris depuis 2 ans. 

Est-ce qu'une justice équitable passe-t-elle par la responsabilisation des magistrats ? Eric Dupond-Moretti peut-il mettre en place la réforme ? 

Tous les responsables publics doivent rendre des comptes.Tous. Car ils sont comptables des missions qu'ils rendent et des moyens qu'ils engagent. Les magistrats également et d'autant plus qu'ils sont garants des libertés individuelles et de leurs atteintes légitimes, notamment dans le cadre de la détention.

Il y a donc une place pour la responsabilité des magistrats, leur responsabilisation, mais dans un cadre qui ne doit pas conduire à une judiciarisation de leur activité et par conséquent à une inhibition, ou à la mise en œuvre d'un principe de précaution généralisé. Prenons un exemple: aujourd'hui, on pense évidemment aux détentions excessives ou arbitraires ordonnées par un juge comme illustration de mise en cause de la responsabilité d'un magistrat.. Mais demain, si un juge ne prononce pas ou n'exécute pas une peine de prison ferme alors qu'elle aurait dû l'être, et qu'il en est ainsi parce que les prisons sont pleines, devra-t-on engager la responsabilité de ce magistrat ?

Une meilleure responsabilisation est peut-être nécessaire. Nous sommes un des rares corps où les chefs de cour ne sont pas évalués ! Cette montée en responsabilité  reposera sur d'une part, l'exemplarité des chefs et d'autre part, la capacité de la hiérarchie à évaluer l'activité juridictionnelle de manière précise et objective. Cela renvoie également à l'acquisition par les chefs de cour, de juridiction, de services de compétences managériales dont ils ne disposent pas en raison du mode de recrutement et de nomination.

Aujour'd'hui il n'est plus nécessaire de réformer la justice mais de la repenser ou plutôt de la réinventer dans ses fondations. Le système hérité du XIXème siècle et rafistolé au XXème siècle est à bout de souffle.

Tout doit être remis à plat. Tout.

A commencer par la gestion des ressources humaines. Le débat sur l'indépendance des magistrats ne peut pas se résumer à une question purement statutaire et constitutionnelle. L'avis conforme du CSM est une nécessité à court terme, mais en soi elle n'est pas une véritable réforme puisque c'est déjà la pratique depuis 2008.  L 'indépendance viendra aussi et surtout de la qualité des magistrats, de leur recrutement, de leur sélection et de leur formation tout au long de leur parcours. Ainsi, les magistrats formés à l'ENM doivent-ils être sélectionnés pour accéder aux postes de hiérarchie, de juridiction et de chefs de service. Le management ne s'improvise pas, il s'apprend comme c'est le cas dans les autres ministères régaliens (intérieur et défense). Il faut repérer tôt les hauts potentiels, identifier sur des critères de compétence et humains les candidats utiles, les former à la direction, à la gestion de crise, aux ressources humaines. C'est ainsi que se forgeront des esprits réellement indépendants et forts, qui ne craindront plus les pressions réelles ou supposées et qui sauront exercer leurs responsabilités, transmettre, former et diriger. Un magistrat indépendant est un magistrat qui a confiance en lui.

Le choix des responsables doit être fait à l'abri des pressions politiques et syndicales aujourd'hui excessives en raison de la composition du CSM. Celui-ci doit être repensé et refléter d'autres composantes de la société, et changer son mode de scrutin.

Il faut responsabiliser les chefs de cour et leur donner les moyens de gérer. Comment peut-on expliquer que  pendant la crise du COVID et le confinement les chefs de cour n'aient pas eu la possibilité d'acheter des masques pour les fonctionnaires et magistrats ? Et même que cela leur ait été interdit expressément par la chancellerie ?

Aujourd'hui, le budget du ministère de la justice est absorbé par l'administration pénitentiaire. Il est temps d'autonomiser les moyens de la justice judiciaire dans un programme autonome, qui permettra de dégager des marges de manœuvres et des priorités. 

Il est temps de mieux distinguer et d'identifier les missions des magistrats qui aujourd'hui sont à l'origine de confusions et partant de critiques justes et injustes. Le parquet et le siège exercent des missions différentes et complémentaires, mais qui doivent être mieux perçues dans leur identité. Aujourd'hui, dans l'esprit des justiciables, celui qui poursuit et celui qui juge ne sont plus assez clairement identifiés et cela contribue à la crise de confiance dans la justice.  Il faut réfléchir à la séparation de ces deux missions dans un corps judiciaire unique, doté des mêmes garanties statutaires et notamment d'indépendance. Mais, au-delà des premières années de fonctions, les magistrats pourraient  faire carrière au siège ou au parquet. Un parquet qui serait composé de magistrats soumis aux mêmes grands principes et garanties. 

Un parquet qui doit tout de même appliquer une politique pénale définie par le gouvernement dans le cadre de circulaires générales qui garantiront sa cohérence et sa légitimité démocratiques. Tout cela fait défaut et cruellement. Où sont les instructions en matière de lutte contre les trafics de stupéfiants qui rongent nos cités et nos quartiers ? Qui donnent lieu à des règlements de compte dont on finit par se satisfaire? Où est la volonté politique dans ce domaine ?

Notre procédure pénale et notamment les cadres d'enquête (préliminaire, flagrance, instruction, enquêtes spécialisées) est confuse et incompréhensible. L'enquête préliminaire est indispensable et permet de traiter 80% des affaires pénales dans de bonnes conditions. Ne nous privons pas de cet instrument indispensable en termes de sécurité quotidienne.

La justice est aussi au service de la sécurité dans le respect des libertés.

Il faut pour cela enfin revenir à ce qui est un principe cardinal : l'exécution des peines. Il est inadmissible que les peines prononcées ne soient pas exécutées. Madame Belloubet a mis en place une régulation pénitentiaire qui est une forme de gestion hôtelière de la détention. Demain ce sera peut-être hélas un numérus clausus qui nous fera renoncer à l'emprisonnement pour des raisons de place et sans aucun lien avec la dangerosité des condamnés. Quid de la responsabilité personnelle d'un magistrat qui soumis à  cette politique pénale se verra dans l'obligation de libérer de manière anticipée des condamnés ?   Il faut construire des établissements pénitentiaires. Et ne pas cesser de le faire, car les retards pris sont irratrapables.  Un pays de 67 millions d'habitants doit assumer une capacité de détention de 80 000 personnes dans des conditions décentes. Il faut mettre à niveau notre institution pénitentiaire pour détenir dignement. Et surtout mieux distinguer au sein de la détention. Tous les détenus ne présentent pas le même profil et la même dangerosité. Il nous faut des établissements différents, mieux adaptés à chaque profil.

Une partie de ces réformes reposent sur des moyens budgétaires. Des moyens effectifs et prévisibles. Il ne suffit pas d'avoir une loi de programmation. Il faut que chaque année les ressources budgétaires soient effectivement votées, ce que n'a pas su faire Madame Belloubet.

Les réformes de structures, de statut et d'organisation nécessitent une volonté politique. La question est celle de la volonté du politique qui les jours pairs dénonce le manque d'indépendance de la justice et les jours impairs se garde bien d'y pourvoir. Qui a peur de l'indépendance des magistrats dans notre pays ?

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