Reciviliser par l’école : bonne intention, vaste illusion ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron dans une école.
Emmanuel Macron dans une école.
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Immense chantier

Emmanuel Macron semble vouloir beaucoup compter sur l'école.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico - Dans sa longue interview au Point, Emmanuel Macron semble vouloir reciviliser le pays, notamment par l’école. A quel point le constat est-il bon et l’intention louable ?
Pour autant, le président se met-il vraiment en situation de proposer des solutions crédibles à cette problématique d’ampleur ? 

Michel Maffesoli – J’ai toujours repris la distinction de la philosophie allemande entre culture et civilisation. Pour le dire vite, la culture est instituante, la civilisation est instituée. La culture est l’état naissant d’une époque, de ses représentations, de ses valeurs, elle est dynamique et évolutive, la civilisation est le point d’aboutissement de cette période de création collective, elle est plus rigide, moins à même d’évoluer. 

Parler de décivilisation telle qu’en parle le président, c’est avoir une acception très figée de la civilisation, comme s’il n’y en avait qu’une, celle de l’Occident moderne. Or nous savons bien que l’histoire humaine a vu se succéder de grandes civilisations, que les civilisations sont mortelles (Paul Valéry). La sociologie de l’imaginaire qui étudie les différentes représentations que se font les hommes à différentes époques, leurs croyances, leurs mythes, leurs rêves a montré comment les civilisations naissent (ce qu’on appelle nouvelle culture) et comment elles mûrissent et comment elles entrent en décadence. Si l’on partage le constat que semble faire le président d’une forme de décadence de notre civilisation, de nos institutions, si l’on voit qu’il y a un rejet du modèle sociétal de la modernité fondé sur l’individualisme, le rationalisme, le progressisme matérialiste, il faut admettre qu’il ne sert de rien de vouloir « refonder » un modèle de cohésion sociale qui se fracture de toutes parts. 

Il faut au contraire comprendre quelles sont les valeurs qui sont saturées (et sans doute, j’y reviendrai l’éducation étatiste est de celles-ci) et voir quelles sont les valeurs émergentes. 

Les valeurs ne sont pas des diktats intangibles, mais ce sont des croyances, des convictions, des représentations communes, qui permettent à un peuple de faire société. De faire république, c’est-à-dire de gérer le commun. 

Je constate que dans les déclarations du président il n’est question ni de commun, ni de communauté, ni de solidarité, ni de fraternité, ni de collaboration. 

Il tente de redonner vie au modèle de l’école de Jules Ferry ou de Ferdinand Buisson, quand il s’agissait de civiliser les petits paysans sur le même modèle d’ailleurs que Jules Ferry voulait civiliser les pays d’Afrique. Ce modèle ne fonctionne plus. Parce que nous avons changé d’époque, que les valeurs qui fondent l’être-ensemble ne sont plus les mêmes : ce qu’avec d’autres je nomme la postmodernité c’est l’époque du « Nous » plus que du Je, d’un savoir fondé non pas seulement sur la raison (rationalisme), mais prenant en compte l’intuition, les sentiments, les rêves, les affects, ce que j’ai appelé une raison sensible. 

Et bien sûr cela implique tout un travail de réflexion sur la transmission intergénérationnelle qui ne peut se satisfaire de quelques gadgets, tels ceux cités par le président, les élèves pouvant apprendre assis, debout ou à genoux !

Si le ministère de l’éducation nationale écoutait les professeurs enseignant (pas les permanents qui ne voient plus d’élèves) au lieu des experts divers, énarques ou Mc Kinsey, il saurait que partout des enseignants tentent des expériences de transmission des matières qu’ils aiment et aimeraient faire aimer, que les échanges entre enseignants, jeunes en particulier sont intenses et concernent bien autre chose que les revendications salariales. Il verrait aussi qu’il n'existe bien sûr aucun outil qui vaille pour tous, aucune méthode généralisable à tous, mais que ce qui fait une bonne pédagogie, c’est la création commune entre enseignants et élèves d’une méthode d’apprentissage commune. 

La modernité entendait éduquer les jeunes, c’est-à-dire en faire des citoyens bien normés ; l’école, l’armée avaient pour but de « civiliser » le jeune sauvage pour qu’il corresponde au modèle adulte. 

Il me semble au contraire que le modèle qui correspondrait mieux à notre époque postmoderne serait celui de l’initiation. C’est à dire un mode de transmission qui s’apparente plus à celui de l’atelier et du compagnonnage qu’à celui du service militaire.  

Le modèle qui est celui de la modernité avec l’instauration de la conscription (Bernanos) et de l’école obligatoire ne fonctionne plus. 

Enseignants, parents et élèves sont insatisfaits, malheureux. Bien sûr nos élites au pouvoir ne se rendent pas vraiment compte de ce naufrage, car il y a toujours encore quelques écoles privées et quelques écoles publiques des beaux quartiers puis « grandes écoles » réservées à leurs enfants. 






Atlantico - N’est-ce pas demander trop à l'École que d’assumer cette mission de civilisation ? Le peut-elle, dans l’absolu d’une part et face à ce que l’Education nationale est devenue d’autre part (baisse du niveau des profs, idéologie suradministration, etc.) ? 


Michel Maffesoli – Si je reprends la distinction que j’ai faite plus haut entre culture et civilisation, il ne peut y avoir œuvre de culture, construction de civilisation, que commune. Encore une fois, il ne s’agit pas d’imposer par divers moyens incitatifs ou coercitifs des « valeurs » auxquelles la majorité de la population n’adhère plus. Parler de démocratie quand un élu représente moins d’un quart des électeurs, parler de laïcité quand celle-ci est devenue un « laïcisme » positiviste et scientiste, parler de solidarité quand celle-ci est enserrée dans des règles comptables qui tuent toute solidarité spontanée, relève d’un discours abstrait. 

Mais ce n’est pas parce que le monde change que c’est la fin du monde. Les valeurs de la modernité sont saturées, c’est-à-dire que le peuple n’y croit plus et ne croit plus les élites qui en parlent. Remarquez combien d’ailleurs cette expression « les valeurs de la République » est employée de manière vague et abstraite. Quelles sont ces valeurs ? 

À l’époque moderne, l’école transmettait ces valeurs de manière très concrète. Les « leçons de choses » et les leçons de morale parlaient d’hygiène, de cuisine, de ménage, de respect dû aux personnes âgées. Elles s’appuyaient, étaient en congruence avec un apprentissage familial des tâches domestiques, agricoles, artisanales qui développaient l’intelligence manuelle et intellectuelle de manière concomitante.

Le terreau social dans lequel s’inscrit l’école de nos jours n’est plus du tout le même : les enseignants ne vivent que rarement dans la même commune ou le même quartier que leurs élèves, les proviseurs et les directeurs d’écoles mutent d’ailleurs régulièrement, l’école n’est plus inscrite dans une communauté de vie. L’école est en quelque sorte hors sol.

La tendance recentralisatrice et étatiste à l’œuvre depuis ces dernières décennies se renforce. S’il s’agit de construire ensemble de nouveaux modes d’être ensemble, de nouveaux modes de transmission intergénérationnelle, ce n’est sûrement pas en plaquant sur une réalité locale un diktat étatique. Le changement ne se fait pas par des directives et des circulaires. 

Pensons à ce qui fut le meilleur de l’expérience des hussards noirs, les classes Freinet dans les campagnes les plus reculées. C’est une pédagogie qui, au lieu de plaquer sur des enfants des méthodes standard, inventait des formes de transmission inscrites dans l’environnement de proximité et mélangeant transmission des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être. Pas de « leçon d’instruction civique », mais une coopérative scolaire avec un « conseil de coop » hebdomadaire durant lequel les enfants apprenaient à élaborer des règles de vie commune et à les respecter. Pas de leçons moralistes sur l’antiracisme, mais une correspondance avec des élèves d’un tout autre milieu ; pas non plus de leçon effrayante sur la fin de la planète, mais une observation de la nature en herborisant etc. 

Au-delà du modèle particulier (qui est cependant repris dans quelques écoles encore aujourd’hui, avec succès), la question est bien celle de la posture des adultes et des enseignants en particulier face aux enfants. Il ne s’agit pas de nier le savoir, de faire croire qu’il ne sert à rien d’apprendre. Il s’agit en revanche d’intégrer la transmission de ces savoirs dans la vie quotidienne et dans la communauté de vie des enfants et de leurs parents. C’est cela faire œuvre de culture commune. 

Effectivement la civilisation moderne est décadente et comme toute période de décadence, elle est chaotique ; les rapports entre générations, formes de solidarité etc. sont en complet renouvellement. Rien ne sert de dénier ce chaos, mais essayons de voir quelles sont les valeurs émergentes, comment se construisent de nouvelles manières d’être-ensemble, de nouvelles croyances, un retour à des formes traditionnelles sans que celles-ci ne soient figées dans un conservatisme obtus. 

Atlantico - Sur ce sujet, comme sur d'autres Emmanuel Macron n’est-il pas trop dans la constatation et l'incantation (sur la justice ou autre) et insuffisamment dans l’action ?

Michel Maffesoli - L'action de transmission des savoirs, je redis, savoir intellectuel, savoir-faire, savoir-être se fait et s’élabore au jour le jour. L’école de la modernité a été conçue pour former des individus conformes aux différents statuts (métiers et places dans la société), les fameuses catégories socio-professionnelles : le niveau de formation (compté en années d’étude), le bagage culturel et le niveau socio-économique étaient déterminés par cette formation. Marc Bloch explique d’ailleurs dans ce très beau livre Une étrange défaite que si la France a capitulé honteusement en 1940, c’est parce qu’elle n’avait pas d’élites de qualité. Car en France, disait-il, on ne forme pas des personnes, notamment des cadres, on les prépare à des concours et à des examens. 

Hélas les choses n’ont pas changé, elles ont empiré. 

Alors que justement l’individu moderne a laissé la place à la personne, c’est-à-dire que chacun peut appartenir à des communautés, des « catégories » différentes de métier, de revenu, de pratique culturelle, de mode etc. Les fameuses CSP ne sont plus déterminantes d’identités figées une fois pour toutes. Dès lors l’école et la course aux diplômes qui est sa principale justification depuis qu’elle a abandonné la libido sciendi au profit de la libido dominandi ou tout simplement de la cupidité matérialiste n’a plus vraiment d’attrait ; les jeunes n’y croient plus qui d’ailleurs voient que leurs maîtres eux-mêmes sont traités comme des domestiques par une Éducation nationale qui n’a même pas appris le b.a. ba du « management moderne » ! Ne s’agirait-il pas au contraire de préparer les jeunes non pas à des diplômes, des questions de type QCM pour être corrigées vite, mais d’inventer un vrai apprentissage de l’écriture et du plaisir de lire, du chiffre, des sciences de la nature et des sciences humaines, mais aussi du penser, du faire, du sentir en commun ? Au fond l’école devrait transmettre non pas des « valeurs » abstraites, mais une vraie éthique de l’esthétique, un apprentissage du sentir et penser ensemble.  

C’est en tout cas ainsi que je concevais mon métier de professeur, reprenant une vieille image transmise par mon grand-père muletier. Il disait qu’il haussait la mangeoire de son mulet pour que celui-ci devienne un cheval. Je n’ai en effet jamais pensé que c’était rendre service aux étudiants ou les respecter que d’abaisser le niveau de son enseignement et de ses exigences.

C’est au fond à chaque communauté de formation, à chaque atelier pour reprendre la belle expression du compagnonnage médiéval de forger des modes de transmission en congruence avec les contenus de savoir et les besoins des élèves. En sachant transformer ces besoins en soif de savoir. 

Or au lieu d’être attentif à ces forces locales, qui seules permettront à l’école, aux écoles d’être des facteurs d’intégration on accentue la centralisation. Le « pacte » proposé aux enseignants est juste une manière d’intégrer dans un modèle unique l’organisation des remplacements de courte durée, du soutien scolaire et autres tâches pour lesquelles les établissements disposaient d’un petit budget autonome. C’est sans doute aussi une manière perverse de monter la population (les parents) contre les enseignants qui ne « voudraient pas travailler plus pour gagner plus ! »  Cette volonté de formater encore plus l’enseignement depuis l’Etat central, de l’enserrer dans des normes de contenu et de méthode, de l’école primaire jusqu’à l’université est d’ailleurs une des caractéristiques du totalitarisme doux de notre société. 

Depuis 1981 on réforme l’école à coups de statistiques et de sondages : suppression du redoublement parce que les élèves qui redoublent font en moyenne une moins bonne scolarité que ceux qui ne redoublent pas. Suppression de tous les contenus de programmes qu’une majorité d’élèves ne possédaient pas en fin de cycle. Bref, on abaisse la mangeoire pour faire des mulets des ânes. 

S’il s’agit de transmettre par l’école les valeurs d’une civilisation, la civilisation moderne, moribonde, il n’y aura pas de « recivilisation ». 

Si l’école doit participer au renouveau culturel de la postmodernité, il faut qu’on cesse de considérer que le progrès est le maître du temps. Que du passé il faut faire table rase. Non aucune civilisation ne s’est construite sans s’enraciner, profond, dans la Tradition. C’est cela qu’il s’agit de transmettre à nos jeunes. C’est avancer avec eux comme des « nains nichés sur les épaules des géants » (Bernard de Chartres). 

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