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Rassemblement après le décès de Naël, tué par un policier.
Rassemblement après le décès de Naël, tué par un policier.
©SEBASTIEN SALOM-GOMIS / AFP

Mort de Naël

Si l’archipélisation du pays est largement documentée, quelle est vraiment la proportion de Français qui ne croient plus du tout à l’existence d’une communauté nationale ?

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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La mort de Nael lors d’un contrôle routier a fait beaucoup réagir. De nombreuses personnalités publiques et politiques ont apporté leur soutien à la famille et dénoncé la police mais toute une partie de la population a défendu l’institution policière et dénoncé le non-respect de l’autorité. A quel point est-ce révélateur de deux (ou plusieurs) France qui ne se parlent plus, n’ont plus les mêmes référentiels (les mêmes sujets d’indignation ou d’émotion) et in fine plus de vision de l’avenir commune ? 

Luc Rouban : Il fut faire attention à ne pas trop généraliser à partir d’un drame précis dont on ne connaît pas précisément les éléments et le contexte, notamment le contexte local, la personnalité de la victime et la situation réelle des forces de police. Les interventions médiatiques laissent à penser qu’il y aurait désormais deux France, un affrontement souvent mis en scène par les médias pour faire monter la polémique et tourner les plateaux où des invités vont pouvoir s’agresser mutuellement tout en ne sachant pas non plus vraiment de quoi il retourne. La construction de la polémique est aussi un outil très classique de la vie politique, ce qui fait qu’Éric Zemmour parle tout de suite d’immigration et que les leaders de gauche parlent tout de suite de racisme et de violences policières. Il ne faut pas oublier que l’on a entendu aussi des personnes issues de l’immigration être indignées par les violences qui ont conduit à détruire une mairie annexe de Mantes-la-Jolie et qui soulignaient que ce n’est pas comme cela qu’on règlerait les problèmes. Tout cela pour dire que la parole médiatisée des acteurs politiques n’est pas nécessairement fidèle à ce que pensent les électeurs qui ne veulent ni de violence dans les rues, ni de délinquance, ni se faire tuer ou voir tuer un de leurs enfants lors d’un contrôle routier de routine. Après, il y a l’instrumentalisation politique qui se doit de produire du clivage et cela ne joue d’ailleurs pas en faveur de la confiance que les électeurs portent au monde politique. Mais il est vrai que ce drame arrive après bien d’autres dans un contexte de droitisation de l’opinion, de faiblesse de l’État et de sentiment de vulnérabilité générale face à la montée de la violence.

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Quelle est vraiment la proportion de Français qui ne croient plus du tout à l’existence d’une communauté nationale ? Qui sont-ils ? 

Si je me rapporte à l’enquête majeure du Cevipof, à savoir le Baromètre de la confiance politique, on voit que 40% des enquêtés pensent que la France « reste une nation assez unie malgré ses différences » alors qu’une majorité assez nette de 56% pense que la France est « un ensemble de communautés qui cohabitent les unes avec les autres » et que 4% ne savent pas. Les partisans de la vision communautaire sont plutôt originaires des catégories socioprofessionnelles populaires et moyennes. L’âge ne joue pas sur les réponses sauf chez les 65 ans et plus qui sont plus enclins à défendre la thèse de la nation unie (45%) mais les écarts sont faibles. Les défenseurs de la vision communautaire sont faiblement tolérants sur le plan culturel, ont relativement peu confiance spontanément dans les autres (confiance interpersonnelle), ont moins voté pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 (25% contre 31% en suffrages exprimés), ont été davantage tentés par Marine Le Pen (26% contre 18%) et Éric Zemmour (8% contre 5%) mais ont également voté pour Jean-Luc Mélenchon dans les mêmes proportions que le groupe « national » (18%). Ils ont moins confiance dans la police (68% contre 80%) et surtout beaucoup moins dans la justice (35% contre 62%), ce qui veut dire que ce clivage, en fait, n’est pas absorbé par un clivage gauche-droite mais plutôt par un clivage dans le rapport à l’État et à sa capacité d’action.

Que nous apprennent les enquêtes d’opinion sur le sentiment d’affiliation à la nation, la divergence de vision de la société, etc. et plus largement sur les métriques du vivre ensemble qui témoignent de cette séparation croissante ?

En fait, la question est plus complexe. On n’est pas dans un scénario simpliste où des « communautés » s’affronteraient comme dans la banlieue de Los Angeles des années 70. La question du vivre ensemble n’est pas celle de l’archipel mais bien plus celle de l’anomie qui est la vraie tare de la société française. En bref, l’anomie c’est le sentiment d’être perdu, sans attache à une communauté nationale ou à une communauté quelconque, d’origine, de langue ou de valeurs. Le problème central tient au fait que 42% des enquêtés sont des anomiques. Or l’anomie est liée à la violence, au non-respect des règles, à la dépression, à l’alcool, aux drogues, à la recherche d’une communauté d’accueil qu’elle soit religieuse ou délinquante où l’on se sentira mieux car pris en charge par un groupe aux règles simples de solidarité qui définissent un « dedans », les potes, les frères et un « dehors », constitué d’ennemis, le mécréant, le flic, le bourge, le vieux, l’immigré, le juif, l’arabe, etc. Mais si on croise la vision de la société française avec celle qu’ont les enquêtés d’eux-mêmes, on voit que ceux qui défendent la vision communautaire sont également ceux qui sont le plus anomiques (50%).

Comment est né ce rejet de l’avenir commun, de la communauté nationale et la naissance de ces réalités parallèles ? 

Cette désintégration voire cette atomisation de la société française est liée à deux phénomènes que j’ai déjà analysés dans mes ouvrages. Le premier, c’est le long processus de délabrement des institutions étatiques, et de l’école en premier lieu, qui ont oublié que l’intégration dans une société, donc l’envers de l’anomie, repose bien sur la définition de règles qui soient suivies par tous et toutes. Progressivement, on a substitué une vision commerciale de l’école à la vision républicaine, une école devenue seulement prestataire d’un service d’éducation et n’assurant plus la transmission d’un modèle sociopolitique, où l’on a oublié les leçons de morale, où les parents d’élèves ont commencé à contester les maîtres. Mais cette vision consumériste des services publics n’a suscité que des rancœurs en amplifiant les rivalités entre usagers d’autant plus que les moyens étaient à la baisse. Mais le second phénomène, qui permet à ce modèle républicain de fonctionner, c'est l’équité et la récompense des efforts. On leur a substitué une égalité de façade (les ministres de l’Éducation nationale parlant d’égalité mais plaçant leurs enfants dans des écoles privées) et la méritocratie a été oubliée en distribuant des diplômes sans valeur en toute connaissance de cause, en s’accrochant à une vision surannée de la réussite qui ne peut être qu’intellectuelle et sanctionnée par une grande école, en valorisant une hiérarchie sociale souvent truquée sur laquelle une majorité de Français jettent désormais un regard critique.

Quelle est la part de responsabilité de l’Etat et de la nation, dans leurs manquements, qui ont pu faire perdre foi en l’idée de l’existence d’une vision commune ? Quelle est la part de responsabilité des politiques qui nourrissent, renforcent ou soutiennent voire prônent des discours qui favorisent la logique du “eux contre nous” ?

La réponse doit être nuancée car l’État n’est pas un tout homogène, il est fragmenté de manière horizontale en métiers distincts et de manière verticale entre un « haut », qui s’est émancipé progressivement du terrain, et un « bas » qui s’est retrouvé confronté avec une société en crise. La rupture intervient quand le « haut » ne donne plus l’exemple d’une stricte déontologie, lorsque se multiplient les affaires qui font de l’État, aux yeux de certains, une mafia comme une autre, seulement un peu plus hypocrite. La foi dans une vision commune disparaît quand les sommets de votre hiérarchie vous paient de mots généreux sur le service public tout en louchant avec convoitise sur les postes dirigeants des banques d’affaires et des grandes entreprises. Les politiques n’ont rien fait pour modifier réellement le fonctionnement de l’appareil d’État qui est très vite retourné après la période gaullienne à ses vieux tropismes des relations familiales, de la politisation et des arrangements d’entre-soi. L’État est désormais faible, n’inspire plus confiance même à ses fonctionnaires, ce qui génère de la peur aussi bien chez les policiers, les enseignants ou les maires des petites communes, qui ne se sentent plus en sécurité, que dans la population abandonnée à des réseaux criminels ou à de grandes entreprises privées qui contrôlent de plus en plus leurs modes de vie.

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