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Qui en Europe a (encore) une souveraineté nationale capable de résister à l’Allemagne ?
©Reuters

#ThisIsACoup

A peine tombé, l'accord définissant les conditions d'un 3ème plan d'aide accordé à la Grèce faisait réagir les internautes. En moins de 24h, #ThisIsACoup (ceci est un coup d'Etat) devenait le mot-clé le plus utilisé sur Twitter pour dénoncer l'intransigeance de l'Allemagne.

Ulrike Guérot

Ulrike Guérot

Ulrike Guérot est l'ancienne directrice du bureau berlinois du Conseil européen des relations étrangères. Elle a travaillé pendant vingt ans dans des think-tanks européens et a enseigné en Europe et aux Etats-Unis. Elle est la fondatrice et directrice de l'European Democracy Lab à l'European School of Governance de Berlin.

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Guillaume Duval

Guillaume Duval

Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques, auteur de La France ne sera plus jamais une grande puissance ? Tant mieux ! aux éditions La Découverte (2015) et de Made in Germanyle modèle allemand au-delà des mythes aux éditions du Seuil et de Marre de cette Europe-là ? Moi aussi... Conversations avec Régis Meyrand, Éditions Textuel, 2015.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Immigration, politique étrangère, économie... Sur quels dossiers, quelles thématiques abordés au niveau européen, l'Allemagne impose-t-elle son agenda aux autres membres de l'Union européenne ? Et qui parmi les membres de l'UE réussit au contraire à constituer une opposition crédible ?

Christophe Bouillaud : Avant de vous répondre, permettez-moi une remarque liminaire : le simple fait de poser la question ainsi, comme une opposition d’intérêts entre Etats, témoigne de la force actuelle de la conception intergouvernementale de l’Union européenne. Il n’y a plus vraiment d’intérêt général européen, mais une simple médiation institutionnalisée entre les intérêts, bien ou mal compris d’ailleurs, des Etats membres de l’Union européenne.

Ce préalable étant rappelé, il faut d’abord souligner que ce n’est pas pour rien que l’Allemagne pèse le plus en Europe. C’est l’Etat le plus important démographiquement et économiquement de l’ouest du continent européen. En dehors de son rôle majeur au sein du Conseil européen (chefs d’Etat et de gouvernement) et du Conseil de l’Union européenne (ministres),l’Allemagne est aussi du point de vue politique celui dont les politiciens ont le mieux investi le Parlement européen et les deux grands partis paneuropéens, Parti populaire européen (PPE) et le Parti socialiste européen (PSE). Sur la stratégie économique de l’Union et tout particulièrement de la zone Euro, l’Allemagne représente par ailleurs le modèle à suivre, et elle entend d’ailleurs être suivie dans son ordo-libéralisme par tous les autres Etats de l’Union et encore plus par ceux de la zone Euro. Les dernières réformes des textes européens sont tous allés dans le sens de ce que préconisait l’Allemagne en termes de gestion rigoureuse des finances publiques. Les autres pays ne font certes pas nécessairement en pratique  exactement ce que voudrait l’Allemagne actuelle, mais les termes mêmes de la discussion sont clairement posés à travers la doctrine économique dominante en Allemagne. Par exemple, dans l’idéal, tous les Etats européens devraient atteindre le déficit zéro, puis à long terme la dette zéro. La seule opposition sur le fond des politiques économiques n’est autre que celle exprimée par le Royaume-Uni qui suit son propre chemin, tout aussi néo-libéral au sens large du terme que la voie allemande, mais en laissant chaque Etat souverain maître de sa propre monnaie et de ses finances.

Par ailleurs, l’Allemagne comme puissance exportatrice au niveau global tient pour une vision particulièrement libre-échangiste des relations économiques internationales. Par exemple, elle a été toujours très réticente à toute action de la part de la Commission européenne qui mettrait en cause les politiques commerciales chinoises agressives (par exemple sur les panneaux photovoltaïques il y a quelques années) par peur de rétorsion sur les exportations allemandes en Chine. Visiblement les autorités allemandes vont ainsi soutenir le traité de libre-échange actuellement en discussion avec les Etats-Unis pour le même motif.  Un pays comme la France s’oppose parfois à cette vision en proposant de mieux défendre l’industrie européenne contre la concurrence extra-européenne.

En outre, pour l’Allemagne, il n’y a pas de politique de change de l’Euro qui puisse favoriser les exportations. La doctrine de l’Euro fort est intangible.  Ce n’est pas le cas pour les pays d’Europe du sud, dont la France. En même temps, les exportateurs allemands profitent eux aussi de l’Euro plus faible des derniers mois, favorisé par les choix de la BCE de Mario Draghi, de ce fait, le conflit est plutôt limité entre partenaires européens sur ce point, même si une monnaie faible reste impensable en Allemagne.

Sur les autres sujets, il faut moins parler d’opposition que d’agendas différents. Sur la question de la défense, l’Allemagne d’après 1990 a baissé la garde, et son opinion publique reste pacifiste. Du coup, les interventions militaires allemandes sont toujours limitées et très ciblées pour être les plus consensuelles possibles (comme les opérations anti-piraterie face à la Corne de l’Afrique). Cela visiblement pèse sur les relations franco-allemandes. La France se sent responsable de ce qui se passe en Afrique et ne peut pas ne pas intervenir (comme au Mali en 2013). C’est là une ligne de fracture qui existe aussi avec les Britanniques. La crise ukrainienne semble avoir fait évoluer les choses en Allemagne, où la nécessité d’une défense nationale opérationnelle est mieux perçue.

Sur l’énergie, il faut bien sûr souligner la division franco-allemande sur la sortie du nucléaire civil. Comme on le sait, la décision allemande de sortie du nucléaire civil a été unilatérale, et n’a pas du tout été pensée dans un cadre européen. En même temps, sur ce plan, qui pourtant est prévu dès le Traité de Rome de 1957, tous les Etats européens sans exception ont leur propre conception du bon mix énergétique qui correspond à leurs contraintes naturelles, géopolitiques et historiques. Par exemple, la question du gaz russe n’a pas la même importance pour l’Allemagne qui en dépend fortement ou pour la France qui a des accords privilégiés avec l’Algérie.

Enfin, parmi les dossiers en cours, on pourrait signaler que, sur le dossier de l’immigration, il ne faut pas confondre les positions affichées et les positions réelles. Dans la crise récente sur les migrants passant par la Libye entre autres, l’Allemagne et la France paraissent être sur des positions proches de relative ouverture à une solution européenne par opposition aux pays de l’est et au Royaume-Uni qui ne veulent pas entendre parler d’accueillir des réfugiés sur leur sol, mais il faut souligner que l’Allemagne est sans doute l’un des pays européens les plus accueillants en pratique pour les réfugiés, en contraste absolu avec la France, qui fait tout pour éviter d’avoir à prendre officiellement son lot de "misère du monde". C’est une considération plus générale : quand on s’interroge sur les rapports de force en Europe entre Etats, il faut aussi bien voir qu’il existe beaucoup de faux semblants. C’est là aussi un échec de l’Union européenne, qui n’a pas réussi à sortir des jeux diplomatiques habituels entre Etats, où il est important de feindre une position pour atteindre ses objectifs. Jusqu’à la semaine dernière, l’Allemagne était publiquement contre le "Grexit", depuis ce week-end, tout le monde sait qu’il s’agit pour elle d’une option réaliste.

Guillaume Duval : Il serait biaisé de considérer que l'Allemagne aurait un pouvoir tel qu'on ne pourrait lui résister. On a dit pendant longtemps par exemple que la BCE était une grande Bundesbank (banque centrale allemande ndlr), or, sur le plan de la politique monétaire dont on aurait pu croire qu'elle était le cœur du pouvoir allemand en Europe, la Banque centrale européenne est intervenue très tôt dans la résolution de la crise, et a mis en place en début d'année 2015 une politique de Quantitative-easing. Pourtant, l'Allemagne était farouchement opposée à cet interventionnisme monétaire.

Il n'en demeure pas moins que le pays est sensible à différents sujets. L'énergie par exemple où l'Allemagne est confronté à la France qui défend sa fillière nucléaire. La France n'a d'ailleurs pas les mêmes contraintes que l'Allemagne et que l'Est de l'Europe en termes de besoin de ressources. Mais surtout, la France n'a pas les mêmes intérêts économiques à acheter de l'éolien, dont le cœur de l'innovation et de la production se situe plutôt en Allemagne ou au Danemark. 

Sur le numérique, l'affaire NSA Snowden a montré les lacunes en termes de développement et d'innovation du pays. Nous pouvons y voir une des conséquences du refus régulier de l'Allemagne d'envisager une politique industrielle, un vrai tabou outre-Rhin. L'industrie allemande produit aujourd'hui la même chose qu'au début du XXème siècle : des machines et des voitures. Ils ont raté tout autant que nous le virage du numérique.

Sur la conception même de l'Europe, l'Allemagne est confrontée au Royaume-Uni, qui ne souhaite pas aller au-delà d'une "Europe marché".

Il serait pour autant difficile de ne pas lui reconnaître une certaine légitimité : pour le dossier grec, que ce soient les pays scandinaves ou de l'ancien bloc de l'Est, une dizaine de pays de l'Eurozone soutenait sa position. Comment la première puissance européenne s'est-elle tissé son réseau d'influence européen ?

Christophe Bouillaud : L’Allemagne a usé d’une double stratégie. D’une part, après 1989-1990, elle a beaucoup investi, via ses Fondations liés aux grands partis allemands, dans la formation des nouvelles élites politiques de ces pays libérés du communisme réel. La Fondation Adenauer (CDU) et la Fondation Erbert (SPD) ont pleinement joué leur rôle de formatage des élites. En fait, elles avaient déjà une certaine expérience acquise lors de la transition démocratique en Espagne et au Portugal dans les années 1970. Les élites de ces pays ont donc été convaincues que la RFA était le modèle, politique et économique, à suivre. D’autre part, les industriels allemands ont saisi l’occasion de la "chute du Mur" pour réinvestir l’espace est-européen. Ils y ont sous-traité, délocalisé, etc. Pour des raisons de proximité géographique, cette stratégie était de fait plus facile que pour les industriels français ou italiens, même si ces derniers ont été aussi présents dans le jeu (par exemple, en Roumanie, pour les Italiens et les Français). Au final, l’Allemagne a réussi à se bâtir une vaste arrière-cour de pays sous-traitants qui alimentent en composants industriels et en services à bas prix son ambition exportatrice mondiale. Les élites de ces pays sont redevables du coup à la réussite allemande de leurs succès économiques. Les cartes du développement économique sont d’ailleurs parlantes : au niveau régional, la proximité avec l’Allemagne est décisive.

Guillaume Duval : L'Allemagne représente effectivement un pôle de référence pour l'Europe centrale et orientale, mais cela est surtout le résultat de la faiblesse de la politique française en Europe de ces dernières décennies. Une Pologne alliée indéfectiblement à l'Allemagne comme on le voit aujourd'hui n'était pas vraiment inscrit dans l'histoire…L'incurie des dirigeants Français y est donc pour beaucoup.

Mais la situation d'aujourd'hui n'est pas forcément celle de demain. Sur de nombreux enjeux, à l'instar de l'immigration clandestine qui a été au cœur de l'actualité depuis le mois d'avril, on peut penser que la France, mieux outillée que l'Allemagne en la matière, puisse devenir un des interlocuteurs principaux sur le sujet.

Plus généralement, quelle est la diversité des sentiments européens à l'égard de l'Allemagne en Europe ?

Christophe Bouillaud : Parle-t-on des sentiments des élites ou des populations ? des sentiments affichés en public ou des sentiments réels  exprimes en privé ? et  parle-t-on des pratiques ou de simples déclarations ? J’aurais tendance à me fier plus aux pratiques qu’aux déclarations. Pour l’instant, tout va pour le mieux pour l’industrie allemande qui séduit toujours autant les consommateurs européens, même les Grecs qui, parait-il, se sont mis ces derniers temps à transformer leurs euros en achats de voitures allemandes. Par ailleurs, une ville comme Berlin est devenue une destination touristique appréciée de la jeunesse, et les jeunes Européens n’hésitent d’ailleurs pas à émigrer en Allemagne. Bref, sur le plan des pratiques, l’image de l’Allemagne semble très bonne. On n’en est pas encore à boycotter VW ou Lidl, même si j’ai vu passer ces dernières heures de tels appels sur Twitter.

Par contre, je suis frappé par la multiplication de caricatures et de propos offensants à l’égard des dirigeants allemands actuels. Pour une bonne partie des Européens, Merkel et son Ministre des Finances sont devenus des repoussoirs absolus. Il y avait longtemps que des dirigeants allemands n’avaient pas été autant vilipendés, que ce soit en Espagne, en Italie ou en France, y compris par des gens plutôt modérés et guère nationalistes en réalité. Nous vivons donc une période de réveil d’un sentiment antiallemand limité pour l’instant à la stricte sphère politique, réveil dont il n’est que trop facile de voir que la rhétorique est largement liée aux événements des deux guerres mondiales. Difficile par exemple de ne pas remarquer le ton particulièrement virulent de la presse britannique, y compris d’un journal comme The Guardian, qui n’est pourtant pas un tabloïd.

On a beaucoup parlé de la difficulté pour l'Allemagne de faire le "coming-out" de sa domination en Europe. Pourtant, son influence est d'ores et déjà déterminante sur de nombreux sujets. Quelle stratégie de l'Allemagne peut-on lire en filigrane, malgré son rejet officiel de sa position dominante ?

Christophe Bouillaud : Je ne sais pas si on peut parler encore de "rejet officiel de sa position dominante" après les évènements des dernières années, et les derniers développements en date sur la Grèce. En fait, autant qu’on le sache, l’Allemagne a toujours sa stratégie de Weltmeister (champion du monde) à l’exportation. Son marché, c’est clairement le monde, et l’Union européenne n’est qu’une part de ce marché et ne doit pas entraver cette stratégie mondiale en lui imposant des coûts fixes insoutenables, mais, au contraire, la soutenir. Du coup, l’Allemagne accumule des excédents commerciaux, lui permettant entre autre de préparer l’avenir d’une population vieillissante. Elle considère en plus – fort généreusement à dire vrai de son point de vue - que tous les Européens devraient faire comme elle : orienter leur économie prioritairement vers les exportations. Elle n’a donc aucune vision de l’ensemble européen comme le lieu possible d’un boom de la consommation des ménages qui tirerait l’économie mondiale.

Ulrike Guérot : Il est clair que l'on est en train de voir un système où l'Allemagne exerce une hégémonie dans l'Union européenne. Si l'idée revient avec le traitement de la crise grecque, elle a commencé à émerger dans les esprits avec le discours de Mme Merkel à Bruges en novembre 2010, où elle a décrété qu'il fallait mettre ne place la "Union method", plutôt que celle qui préexistait jusqu'alors : la méthode communautaire, où le respect de tous les pays européens était équivalent. Le Conseil européen a alors pris une nouvelle position qui allait structurellement bouleverser la gouvernance européenne. Je me souviens que ce jour, j'avais rendez-vous avec M Tempel (représentant de l'Allemagne auprès de l'Union européenne ndlr). Je lui ai demandé ce que la chancelière entendait par 'Union method", et il m'a répondu qu'il voulait me poser la même question… C'était en réalité un nouveau terme pour qualifier une politique intergouvernementale.

En quoi la vision baisée de la place de l'Allemagne en Europe constitue-t-elle un risque ?

Christophe Bouillaud : Avec sa vision de l’exportation comme unique salut de l’économie allemande et européenne, elle rejette sur le reste du monde la source de consommation finale – de "réalisation du capital" comme diraient les marxistes. Cela peut marcher si elle trouve des acheteurs ailleurs dans le monde, mais cela la rend très fragile en cas de choc sur ses clients. En 2009, l’économie allemande avait connu un terrible trou d’air, faute de clients américains, chinois, brésiliens, etc. Dans le fond, la crise des dettes souveraines en Europe est déjà le résultat de cette stratégie allemande : produire des biens industriels séduisants que les autres européens ont achetés avec le crédit qu’elle leur a fait et se plaindre ensuite que certains de ses clients se sont surendettés pour s’équiper made in Germany et qu’ils ne peuvent plus la rembourser. L’industrie allemande, civile et militaire, fut ainsi bien contente de vendre aux Grecs des biens de consommation ou d’équipement qu’ils n’auraient pas eus raisonnablement les moyens de se payer sans le large crédit qu’indirectement les épargnants allemands leur ont fait il y a quelques années à travers les banques grecques refinancées par les banques du centre de l’Eurozone. De fait, cette propension à privilégier l’exportation est très difficile à modifier dans la mesure où elle est inscrite dans l’histoire allemande depuis au moins la fin du XIXème siècle (à l’exception de la période nazie). Les pays les plus proches de l’Allemagne – Autriche, Finlande, Pays-Bas – ont d’ailleurs la même vision de l’économie. Le plus sage est sans doute de faire admettre aux Allemands que, s’ils veulent vraiment et sincèrement que tout le monde en Europe fasse comme eux, il faut laisser des marges d’investissements aux pays en retard, et que l’austérité de ce point de vue-là est  totalement contre-productive. Après bien sûr, il faudra trouver des marchés extra-européens…

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