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Laurent Fabius, le président du Conseil Constitutionnel - Photo AFP
Laurent Fabius, le président du Conseil Constitutionnel - Photo AFP
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

L'avènement de la "juristocratie"

Mitterrand a dit un jour : "Méfiez-vous des juges. Ils ont tué la monarchie. Ils tueront la République".

Yann Caspar

Yann Caspar

Yann Caspar est juriste franco-hongrois et chercheur au Centre pour les études européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest.

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En France, le premier parti d'opposition, le Rassemblement national, a inscrit dans son programme l'organisation d'un référendum sur l'immigration. Marine Le Pen veut inscrire dans la Constitution une "priorité nationale" pour l'accès au logement social, à l'emploi et aux prestations sociales. Des propositions qui sont sur la table depuis des années et qui font régulièrement l'objet de vives critiques de la part de juristes et d'hommes politiques plus ou moins ouvertement hostiles à ce parti.

Le 22 avril, Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel français, a déclaré que le référendum sur l'immigration promis par Marine Le Pen se heurterait à un problème de conformité à la Constitution. Selon lui, la plupart des juristes s'accordent sur ce point. M. Fabius a abordé le fait que ce référendum serait organisé dans le cadre de l'article 11 de la Constitution (c'est-à-dire organisé par le président de la République sur proposition du gouvernement portant sur des "réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation"). Pour lui, et pour les juristes qui le soutiennent, l'immigration n'est pas une question économique. Il a néanmoins rappelé que la Constitution pouvait être modifiée au préalable, en vertu de l'article 89, avec l'accord des deux chambres, le Sénat et l'Assemblée nationale, ce qui a peu de chances d'aboutir dans le cas d'une éventuelle présidence de Marine Le Pen.

Mais Fabius a également confirmé que le général De Gaulle avait choisi de modifier la Constitution en utilisant l'article 11 à des fins non prévues par le texte. A l'époque, De Gaulle voulait modifier la Constitution pour rendre l'élection du président au suffrage universel direct. Fabius affirme cependant que le président du Conseil constitutionnel de l'époque, Léon Noël, avait informé le général De Gaulle qu'il ne pouvait pas utiliser l'article 11 pour modifier la Constitution.

C'est un fait inexact, et Laurent Fabius le sait probablement. Dans ses mémoires, Léon Noël écrit qu'il a choisi de ne pas censurer De Gaulle, non pas parce qu'il n'en avait pas le courage, mais parce que la Constitution ne donnait pas au Conseil constitutionnel le pouvoir d'annuler une proposition de référendum. Dans sa décision du 6 novembre 1962 (décision n° 62-20 DC), le Conseil constitutionnel explique qu'il refuse de contrôler la constitutionnalité d'un référendum parce qu'il constitue "l'expression directe de la souveraineté nationale". Le choix de De Gaulle a donc conduit à élargir le champ d'application de l'article 11, afin de consacrer un élément absolument central, sinon le plus décisif, du jeu politique français : l'élection du président au suffrage universel direct.

Comme l'observe l'avocat Pierre Gentillet, il est vrai que dans sa décision dite Hauchemaille du 14 mars 2001, le Conseil constitutionnel, interprétant toujours très largement la Constitution et sa loi organique, a décidé qu'il lui appartenait de contrôler un décret déclenchant le référendum. Or, ce contrôle n'a jamais eu lieu. À aucun moment, l'article 11 de la Constitution ne permet au Conseil constitutionnel de procéder à un tel contrôle. En effet, ce contrôle n'est prévu que dans le cas d'un référendum déclenché par le Parlement, et non dans le cas d'une convocation des électeurs par l'exécutif. De plus, le contrôle prévu par l'arrêt Hauchemaille semble se limiter au bon déroulement et à la régularité des opérations.

Plus généralement, les propos de Fabius sont assez cocasses quand on sait que les partisans de l'immigration ne manquent jamais une occasion d'expliquer que l'immigration est nécessaire précisément pour des raisons économiques. Si l'on suit cette logique, il s'agit bien d'une question économique. Les partisans de l'immigration évitent le terme "identité", le considérant presque comme un signe de crypto-fascisme. Ils amènent systématiquement le débat sur le terrain économique et social. En effet, pour eux, tous les problèmes sont d'abord d'ordre économique et social.

L'objection de Laurent Fabius est évidemment politique et n'a pas grand-chose à voir avec les questions juridiques. Laurent Fabius s'inscrit dans une tendance lourde de la Vème République, qui a d'abord placé l'approbation populaire au premier plan, puis a progressivement abandonné l'outil référendaire. Il a été utilisé pour la dernière fois en 2005, lorsque les Français ont voté contre le traité établissant une Constitution pour l'Europe, avant qu'il ne soit adopté par l'Assemblée nationale en 2007 sous la forme du traité de Lisbonne. Une trahison et une abrogation de la démocratie directe que Ghislain Benhessa analyse parfaitement dans son livre Le Référendum impossible.

La polémique déclenchée par le président du Conseil constitutionnel français est symptomatique d'une évolution institutionnelle et de son rapport à la démocratie. Ce sont désormais les juges qui donnent le tempo. Leur exaltation compte plus que la volonté du peuple. Ils sont experts en tout mais élus par personne. Le droit prime sur la politique. Il évolue avec son temps, ne cessant de trouver de nouvelles valeurs et minorités à protéger, au détriment de la majorité populaire. C'est la pseudo-expertocratie contre la démocratie.

L'essayiste Max-Erwann Gastineau a rappelé à juste titre que le problème du pouvoir des juges est connu depuis longtemps. Il cite Pierre-Henri Tavoillot, qui affirme que si nos démocraties se sont donné pour devise de lutter contre les abus de pouvoir par des contre-pouvoirs, il y a aujourd'hui un abus des contre-pouvoirs eux-mêmes. Gastineau s'appuie également sur la thèse du politologue israélien Ran Hirschl qui, en 2004, parlait de "juristocratie" pour désigner le processus de transfert du pouvoir des institutions représentatives vers les systèmes judiciaires.

Selon Hirschl, dans les pays occidentaux, cette tendance est le résultat d'une "interaction stratégique entre des élites politiques hégémoniques mais menacées, des acteurs économiques influents et des dirigeants judiciaires" formant une "coalition d'innovateurs juridiques intéressés". Cela fait partie d'un processus plus large dans lequel "les élites politiques et économiques, tout en prétendant soutenir la démocratie ... tentent d'isoler les décideurs politiques des vicissitudes de la politique démocratique".

Dans le cas de la France, ces observations sont encore plus pertinentes si l'on considère la composition du Conseil constitutionnel français, dont les membres sont nommés par le président de la République et les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat. Son président actuel, Laurent Fabius, est bien connu des Français pour avoir été socialiste pendant plus d'un demi-siècle et avoir occupé des fonctions aussi prestigieuses que celles de Premier ministre, de ministre des finances et de ministre des affaires étrangères. Il a été l'une des principales vedettes des deux septennats de François Mitterrand (1981-1995). On attribue à Mitterrand lui-même une phrase intemporelle : "Il faut se méfier des juges : "Méfiez-vous des juges. Ils ont tué la monarchie. Ils tueront la République". Cette phrase était peut-être forte, mais il ne fait aucun doute aujourd'hui que les juges sont pour beaucoup opposés à la démocratie.

Cet article a été publié initialement sur le site de The European Conservative.

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