Psychiatrie, terrorisme et violence : les nouvelles liaisons dangereuses que les autorités peinent à conceptualiser<!-- --> | Atlantico.fr
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Un Malien de 32 ans armé d’un couteau et d’un marteau, souffrant de troubles psychiatriques, a récemment blessé trois personnes à la Gare de Lyon.
Un Malien de 32 ans armé d’un couteau et d’un marteau, souffrant de troubles psychiatriques, a récemment blessé trois personnes à la Gare de Lyon.
©Thomas SAMSON / AFP

Profils troubles

Les autorités peinent à apporter des solutions face à la recrudescence de ces cas, de ces profils troubles entre les problèmes psychiatriques, le passage à l’acte violent et de potentielles revendications terroristes.

Daniel Zagury

Daniel Zagury

Daniel Zagury est psychiatre des hôpitaux, spécialiste de psychopathologie et de psychiatrie légale,

Il est expert auprès de la cour d'appel de Paris.

Il a été amené à témoigner dans de multiples procès pour d’importantes affaires criminelles (Guy Georges, Patrice Alègre, Michel Fourniret…)

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Atlantico : L’actualité récente a été marquée par de nombreuses agressions violentes posant la question de la prise en charge psychiatrique des suspects et de leurs motivations réelles. Un Malien de 32 ans armé d’un couteau et d’un marteau, souffrant de troubles psychiatriques, a blessé trois personnes à la Gare de Lyon. Comment expliquer ces difficultés des autorités à conceptualiser la psychiatrie et les motivations de passages à l’acte violent, parfois sur fond de terrorisme, et l’impossibilité d’apporter des solutions concrètes ?

Daniel Zagury : Je ne suis pas sûr, en l’occurrence, que l’affaire dont nous parlions révèle nécessairement les difficultés de la psychiatrie. L’assaillant arrivait d'Italie et n’avait jamais été pris en charge en France. On ne peut pas se contenter d’une sortie à l’emporte-pièce pour comprendre ce dont on parle. C’est pourquoi vous avez raison de parler de conceptualisation. Nous avons du mal à conceptualiser ce qui se passe sous nos yeux. Je n’aime guère la notion de “profil”, mais force est de constater que, pour l’ensemble, les vagues de terrorisme ont changé. Ainsi, nous avons un temps fait face à des sujets que l’on disait parfaitement normaux, très organisés, ayant fait ou faisant des études supérieures comme scientifiques. C’était il y a vingt ans environ, maintenant. Après quoi, il y a eu beaucoup de petits toxicomanes, affichant un passé de délinquant, qui ont pu chercher à se racheter une nouvelle forme de pureté à travers l’islam radical. 

Ce que l’on voit beaucoup, aujourd’hui, c’est l’émergence de sujets ayant des troubles psychiques. Cela résulte probablement, au moins pour partie, de l’éclatement de l’État Islamique, qui a su téléguider des jeunes hommes et des jeunes femmes (surtout des jeunes hommes) présentant ce type de failles pour les amener là où il souhaitait les conduire. Maintenant que Daesh a explosé , on assiste à une réelle déstabilisation de ces sujets qui, faute de mieux, se saisissent de ce que Gilles Kepel appelle le “djihadisme d’atmosphère”. On parle ici d’un phénomène qui emprunte des matrices de pensées à l’air du temps, lesquelles vont ensuite aider ces personnes à supporter leurs propres problématiques personnelles.

Ces nouveaux sujets ont quelque chose d’assez particulier, en cela qu’il y a une vraie complexification du rapport entre le donneur d’ordre, que l’on pourrait appeler le “coach de l’horreur”, et l’acteur qui réalise l’acte terroriste. C’est le cadre général dans lequel nous évoluons aujourd’hui.

La pire situation que nous puissions envisager, c’est l’incapacité à voir l’unité du phénomène terroriste “nouvelle donne” au profit d’une succession d’actes isolés, réalisés par des malades mentaux ou des déséquilibrés. A force de médiatisation de ce débat, à force de poser les mêmes questions et de fournir, systématiquement, les mêmes réponses ,nous devrions avoir de quoi commencer à nous interroger.

Nous avons tendance à nous exprimer avec seulement quelques informations de cas très précis, ce qui nous amène souvent à faire des erreurs d’analyse sur des cas particuliers. Il faut être extrêmement vigilant sur ces sujets. En revanche, il demeure tout à fait possible d’analyser le phénomène global.

Est-ce que les expertises réalisées par les psychiatres sont-elles le meilleur allié des autorités pour une meilleure compréhension et un meilleur encadrement de ces individus qui souffrent de troubles psychiatriques et pour identifier leurs motivations réelles ?

Rappelons, pour commencer, qu’il existe un relatif (et j’insiste sur le relatif) consensus autour de la notion d’irresponsabilité pénale : pour l’essentiel, les psychiatres s’accordent à dire qu’il s’agit de cas rarissimes. Dans mon expérience personnelle, je n’ai conclu que deux fois à l’irresponsabilité pénale. A titre informatif, il s’agit d’une analyse clinique et médico-légale qui affirme que l’acte qui a été commis l’a été de façon quasi exclusive (ou en tout cas de manière déterminante) en raison d’un état mental aliénant. Sur ces sujets-là, il n’y a ni idéologie dominante, ni radicalisation, ni posture sur les réseaux sociaux. On parle d’individus souffrant, par exemple, de schizophrénie, qui dans un chaos délirant décident de poignarder des agents de la force publique. Quand on fait face, en revanche à une opposition franche contre la France, à laquelle s’ajoute la radicalisation, l’idéologie ou la recherche de posture sur les réseaux sociaux, il apparaît évident que la dimension psychiatrique, quoiqu’elle ne soit pas le seul problème, fait partie des paramètres à explorer.

On ne peut pas prétendre à l’exclusivité du phénomène. Le discernement est évidemment altéré, mais pas assez pour conclure à l’irresponsabilité. C’est pourquoi je suis parfois exaspéré par certaines conclusions d’experts, qui ne voient que la dimension psychiatrique, alors qu’il y en a d’autres. Quand elle est absolument déterminante, alors oui, on peut parler d’irresponsabilité pénale, mais ce sont là des cas très rares. Si ce n’est pas le cas, comme c’est le plus fréquent, la presse parlera de déséquilibré, d’instable, d’impulsif, d’addicte aux drogues, d’individu en errance identitaire, etc. Il existe toute une gamme, et c’est aisément compréhensible, de profils potentiels. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a plus aucun terroriste faisant partie d’une organisation, pour laquelle ils combattent depuis longtemps. Il y en a évidemment… Mais ce dont nous parlons relève d’un autre phénomène.

Il a quelque chose d’exaspérant à l’idée de dire : soit “terroriste”, soit “malade mental”. Comme si les deux étaient mécaniquement mutuellement exclusifs. Nous avons, pour tout un tas de raisons géopolitiques et du fait du « djihadisme d’atmosphère », de plus en plus de terroristes déséquilibrés. Leurs rangs seront encore amenés à croître… et c’est pourquoi il va falloir pouvoir penser à la fois le terrorisme et les troubles de la santé mentale. Ce sont deux items qu’il va falloir penser ensemble.

Il va sans dire que le Parquet anti-terroriste a acquis une grande expertise dès lors qu’il s’agit de discerner les connexions des assaillants à des puissances étrangères ou à des groupes djihadistes. Pour autant, le défaut de relations avec ces organisations ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas de terroristes. Dans le cas de l’assaillant de la Gare de Lyon, force est de constater qu’il nourrit un discours haineux à l’égard de la France, qu’il a adopté une certaine posture géopolitique (il est pro-Poutine et anti-Français). Sa haine anti-française, que l’on peut potentiellement comprendre en raison de son histoire personnelle, ne justifie pas et ne légitime pas un acte pareil à celui commis. On ne peut pas tout réduire, ici, à la seule psychiatrie alors qu’il y a très clairement un engagement politique.

Cela véhiculerait une notion erronée, voulant que l’acte commis par un délirant soit systématiquement insensé, irrationnel. C’est faux. Les délirants sont capables de continuité et de cohérence, parfois plus que n’importe lequel d’entre nous. L’opinion publique a raison de vivre comme une espèce de tour de passe-passe le fait que l’on impute ce genre d’actes à des personnes prétendument incapables de réfléchir et donc, de facto, à personne.

L’atmosphère de haine qui pèse au-dessus de nous est alimentée par des organisations, des États étrangers, des puissances étrangères. Ce ne sont pas des fous qui menacent, ce sont des États étrangers, des organisations, des partis, qui répandent ces idéologies. Ce n’est pas au niveau de la psychiatrie que se situe le combat, c’est au niveau des semeurs de haine. Le cas Brasillach, que le Général de Gaulle s’est refusé à gracier en son temps, constitue une leçon à laquelle nous devrions réfléchir : faire agir autrui en s’épargnant du sang sur les mains, c’est peut-être encore plus grave.

Alors que les autorités peinent à apporter des solutions face à la recrudescence de ces cas, quelle réponse finalement apporter face à la multiplication de ces faits et face à ces profils troubles entre les problèmes psychiatriques, le passage à l’acte violent et de potentielles revendications terroristes ? Comment prévenir une recrudescence de tels actes ?

Nous avons raison d’être inquiets, pour commencer. Ce qui peut, ne le perdons pas de vue, énerver les pouvoirs publics. Les sorties maladroites de Gérald Darmanin illustrent bien cet état de fait. Dans tous les cas, il faut bien comprendre que ce n’est pas au niveau de la psychiatrie que nous allons régler ce problème. Elle a bien sûr son mot à dire et des patients à traiter, mais il ne faut pas surévaluer son rôle. Les pouvoirs publics ont de quoi être inquiets quand n’importe qui peut faire n’importe quoi n’importe où sans que l’on puisse aisément le prévoir. Il y a aujourd’hui des semeurs de haine et d’autres qui s’en saisissent par idéologie, par choix politique, pour des raisons qui leurs sont propres et personnelles. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas malades. Ce n’est pas au niveau de ces pauvres hères que se situe le fond du problème. Le fond du problème, d’ailleurs, sort du cadre de la psychiatrie. Ces personnes atteintes de troubles psychiatriques, ne l’oublions pas, vivent sur la même planète que nous. Ils se saisissent de ce qui se passe dans le monde de la même façon que les autres, parfois avec encore plus de passion.

La question qui se pose, maintenant, c’est de savoir comment réagir. Il m’apparaît nécessaire de nous tourner non pas du côté de ceux qui brandissent les couteaux pour comprendre, mais bien du côté de ceux qui théorisent et légitiment la haine à l’intérieur même de notre pays. Comment pouvons-nous espérer, autrement, gagner une guerre dont nous ne comprenons même pas les ressorts ? Dont on ne parvient pas clairement à voir s’il s’agit d’une suite d’actions individuelles déconnectées ou bien d’un seul et même phénomène qui s’attaque frontalement à tous les fondements de la démocratie ? Il est nécessaire de bien comprendre que ce n’est pas parce qu’un assaut est commis par une personne souffrant de troubles qu’il ne relève pas pour autant du terrorisme. Pensons ces deux phénomènes en même temps.

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