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Les Plaisirs et les Jours
Les Plaisirs et les Jours
©Marcel Proust

Atlantico Litterati

« Les Plaisirs et les Jours » : en l’honneur du centenaire de la disparition de Marcel Proust, réédition historique de son premier livre… Eclairage.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

« L’absence n’est-elle pas pour qui aime la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences ? (p. 118) s’interroge Marcel Proust à vingt- cinq ans dans  son premier ouvrage :« Les Plaisirs et les jours,réédité aujourd’hui. De quelle « absence »  Proust-jeune parle-t-il ?Celle de l’être aimé-  pas toujours le même et par définition fuyant, changeant, évanescent ? Ou  s’agit-il du Narrateur-  forcément proche de l’auteur- à propos de cette absence à soi-même et au monde qui caractérise la plupart des écrivains et les artistes en général ? L’imaginaire prend une telle place dans leurs vies, que le reste compte peu. Le désordre loge dans un bureau d’écrivain.

« L’automne épuisé, plus même réchauffé par le soleil rare, perd ses dernières couleurs. L’extrême ardeur de ses feuillages, si enflammés que toute l’après-midi et la matinée elle-même donnaient la glorieuse illusion du couchant, s’est éteinte. Seuls, les dahlias, les œillets d’Inde et les chrysanthèmes jaunes, violets, blancs et roses brillent encore sur la face sombre et désolée de l’automne. » (Les Plaisirs et Les Jours).C’est l’une des vertus de  l’auteur d’exception en général et de Proust en particulier : comme le souligne Anatole France, il a cet œil ( The Eye) que personne n’a. Un regard immense, qui capte l’ensemble  du champ visuel ; rien ne lui échappe,  Proust voit. Une paroi vitrée  l’isole des objets du monde, si bien qu’il flotte, séparé d’autrui et de lui-même, pris en sa mélancolie. Pour oublier cette absence d’implication, la joie envolée, Proust  essaie les salons parisiens. « Madame Fremer présidait aux conversations avec une satisfaction visible causée par le sentiment de la haute mission qu’elle accomplissait. » nous dit Proust dans ce premier livre. Ce don d’observation « tiendra » ensemble les murs porteurs de cette cathédrale qu’est la Recherche. « Les Plaisirs et les Jours »   annonce les principes et fondations ; Watteau, Mozart, Chopin sont présents. Avec ces douleurs d’art- lettres, partitions, paysages, nouvelles, saisons, poèmes,  sans oublier Verlaine  ( « Belles petites mains qui fermez mes yeux »), Proust exulte. C’est foutraque mais superbe. Le désordre encore.  Dans « les Plaisirs et les Jours », l’auteur n’a pas atteint l’âge où naissent ces émotions qu’il ausculte chez autrui, en vieux savant. Antoine Compagnon, de l’Académie française, nous a dit pourquoi et comment Proust est conservateur, tendance lycée Condorcet,  voisin d’Auteuil . « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive », rappelait Proust à Robert de Montesquiou durant l'affaire Dreyfus » Marcel adore sa mère :« Le baiser de ce soir-là fut aussi doux qu’aucun autre ». Et encore : 

« Il n'y a plus personne, pas même moi, puisque je ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu'il n'avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents » fait dire à Proust Antoine Compagnon. «  Tout le monde cite cette phrase de Proust, comme si elle donnait le fin mot de son rapport au judaïsme. Mais personne ne sait d'où elle vient. Madame Proust, née Jeanne Weil, ne s'était pas convertie ». 

Dans cette quête du Graal qu’est la jeunesse de Proust, un tournant: il  sera romancier, c’est-à-dire que tout -même la folie- prendra corps  et vie par l’écrit.Vivant pour écrire, Proust abandonne la mondanité, ou du moins s’il la pratique parfois, il  s’envoie en reportage;  la vie devient son laboratoire. « Proust a trouvé dès sa jeunesse la manière d’écrire qu’il ne changera pas, et qui le rendra si heureux et si malheureux :par fragments, par morceaux très différents de longueur, de ton (…) Le débutant Proust   ne peut abolir ce perpétuel décalage  entre son ressenti et la réalité ;  cela s’appelle le génie. 

Écrire c’est renoncer à la frivolité, dit Barthes. Ajoutant aussitôt : « Écrire c’est être heureux : toute écriture est une anamnèse »  L’essentiel ne survient que par comparaison. Par exemple ceci, lorsqu’on a un peu plus de vingt ans.« Oh vous, délices, chers loisirs de la vie, vous avez eu, sans en jouir  comme j’aurais fait, sans les avoir même désirées, toutes ses heures les plus libres, les plus inviolables, les plus secrètes ; vous n’avez pas senti votre bonheur et vous ne pouvez pas le raconter »(Proust/Les Plaisirs et les Jours »). 

Nous sommes pris: contaminés.La conscience de l’auteur fait le livre. Exemple : « Mallarmé n’a pas plus de talent, mai c’est un brillant causeur. Quel malheur qu’un homme aussi doué devienne fou chaque fois qu’  il prend la plume ».( cf. la séquence Bouvard et Pécuchet )
« Le deuxième trait qui frappe, à la lecture  des « Plaisirs et les Jours », est la variété des techniques employées, puisque l’ouvrage contient six nouvelles, des poèmes en prose et en vers, des pastiches, des portraits à la manière de La Bruyère et des réflexions morales à la manière de La Rochefoucauld, des descriptions isolées, transposition d’art ou tableaux. La fiction, la critique sociale se répartissent « Elle a vécu sa vie, mais peut-être seul je l’ai rêvée. » 

« Sa tristesse même, on la trouvera plaisante »

Reste le coup de force, l’entreprise inédite qui va changer tout, en particulier la psyché de Proust. L’écriture ! La Littérature ! L’art. Alors, la  vitre s’effondre pour toujours ; en morceaux, elle gît  et il triomphe, vivant, heureux pour la première fois de son existence. « Le Figaro et le Gaulois du 9 Juin 1896 publient la préface d’Anatole France  aux Plaisirs et les Jours » signale Jean-Yves Tadié dans le volume 1 de sa bio augmentée de Proust. ( voir cette préface dans « Repères »NDLR). 

Marcel  Proust a vaincu l’absence  des aimés et la sienne propre,  le monde désormais existe bel et bien :  il a terminé le manuscrit des « Plaisirs et les Jours ».  L’écrivain exulte, n’en pouvant plus de sa tristesse, de cette paroi qui le séparait des autres et de lui-même. Jeune auteur du livre en cours,  il est heureux à son étrange façon. 

Annick GEILLE

Repères

« Les Plaisirs et les Jours » est le premier livre d’un garçon de 25 ans: Marcel Proust. Publié à Paris en 1886 par les éditions Calmann-Lévy,  ce premier texte est réédité à l’identique ces jours-ci. En l’honneur du centenaire  de la disparition de leur -illustre- auteur,  la maison Calmann-Lévy a voulu fabriquer une réédition à l’identique, illustrations de Madeleine Lemaire comprises.Avec ces visuels à l’identique, cet or, le livre fera événement  pendant les Fêtes.

Extraits

Anatole France : « Proust est jeune de la jeunesse de l’auteur. Mais il est vieux de la vieillesse du monde »

« Sans doute il est jeune. Il est jeune de la jeunesse de l’auteur. Mais il est vieux de la vieillesse du monde. C’est le printemps des feuilles sur les rameaux antiques, dans la forêt séculaire. On dirait que les pousses nouvelles sont attristées du passé profond des bois et portent le deuil de tant de printemps morts. Le grave Hésiode a dit aux chevriers de l’Hélicon Les Travaux et les Jours. Il est plus mélancolique de dire à nos mondains et à nos mondaines les Plaisirs et les Jours si, comme le prétend cet homme d’État anglais, la vie serait supportable sans les plaisirs. Ainsi le livre de notre jeune ami a-t-il des sourires lassés, des attitudes de fatigue qui ne sont ni sans beauté ni sans noblesse.

Sa tristesse même, on la trouvera plaisante et bien variée, conduite comme elle est et  soutenue par un merveilleux esprit d’observation, par une intelligence souple, pénétrante et vraiment subtile. Ce calendrier des Plaisirs et des Jours marque  et les heures de la nature par d’harmonieux tableaux du ciel, de la mer, des bois, et les heures humaines par des portraits fidèles et des peintures de genre, d’un fini merveilleux.

Marcel Proust se plaît également à décrire la splendeur désolée du soleil couchant et le vanités agitées d’un âme snob. Il excelle à conter le douleurs élégantes, les souffrances artificielles qui égalent pour le moins celles que la nature nous accorde avec une prodigalité maternelle. J’avoue que ces souffrances inventées, ces douleurs trouvées par génie humain, ces douleurs d’art me semblent infiniment intéressantes et précieuses, et je sais gré à Marcel Proust d’en avoir étudié et décrit quelques exemplaires choisis.

Il nous attire, il nous retient dans une atmosphère de serre chaude, parmi les orchidées savantes qui ne nourrissent pas en terre leur étrange et maladive beauté.(…) 

Paris, le 21 avril 1896, Anatole FRANCE

«Proust débutant : « Le souvenir doux et un peu froid de ces minutes enflammées et cruelles »

« Ils s’ingénièrent réciproquement à rassurer leurs consciences, ils s’habituèrent aux remords qui diminuèrent, au plaisir qui devint aussi moins vif, et quand il retourna en Sylvanie, il ne garda comme elle qu’un souvenir doux et un peu froid de ces minutes enflammées et cruelles. » (p 15)

«Le premier besoin des confidences naissait pour elle des premières déceptions de sa sensualité, aussi naturellement qu’il naît d’ordinaire de premières satisfactions de l’amour. Elle ne connaissait pas encore l’amour. Peu de temps après, elle en souffrit, qui est la seule  manière dont on apprenne à le connaître. » (P41)

« La vie est étrangement facile et douce avec certaines personnes d’une grande distinction naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont capables de tous les vices, encore qu’elles n’en exercent aucun publiquement et qu’on n’en puisse affirmer d’elles un seul. Elles ont quelque chose de souple et de secret. Puis, leur perversité donne du piquant aux occupations les plus innocentes, comme se promener la nuit, dans les jardins » (P 58)

« Un milieu  élégant est celui où l’opinion de chacun est faite de l’opinion des autres. Est-elle faite  du contre-pied de l’opinion des autres ? C’est un milieu littéraire.( P.60)

« L’ambition enivre plus que la gloire ; le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses ; il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre ce soit encore la rêver, mais moins mystérieusement et moins clairement à la fois, d’un rêve obscur et lourd, semblable au rêve épars dans la faible conscience des bêtes qui ruminent. Les pièces de Shakespeare sont plus belles vues dans la chambre de travail que représentées au théâtre. Les poètes qui  ont créé les impérissables amoureuses n’ont souvent connu que de médiocres servantes d’auberges.(…) » (P.189)

« Comme la nature,  l’intelligence a ses spectacles. Jamais les levers de soleil, jamais les clairs de lune qui si souvent m’ont fait délirer jusqu’aux larmes, n’ont surpassé pour moi en attendrissement passionné ce vaste embrasement mélancolique qui durant les promenades à la fin du jour, nuance alors autant de flots dans notre âme que le soleil quand il se couche en fait briller sur la mer » (P.231)

« Madeleine Lemaire (1845 - 1928) est peintre et illustratrice (cf. Madame Verdurin dans  « La recherche du temps perdu »). Quelques portraits la représentent dans son atelier de la plaine Monceau. Écrivains, musiciens, acteurs de la Comédie-Française et hommes politiques se pressent dans son salon. L’homme de lettres et poète Robert de Montesquiou (1855-1921) est un fidèle. Reynaldo Hahn (1874-1947)- compositeur-y conquiert un auditoire. Marcel Proust est initié en 1891.Ils rendent aussi visite à Madeleine Lemaire au château de Réveillon, dans la Marne, où Marcel Proust écrivit « Les Plaisirs et les Jours » 

(cf.Géraldine Masson/Musée d’Orsay)

« Je suis bien triste , mon Augustin, dit Violante. Personne ne m’aime dit-elle encore.
-Pourtant, repartit Augustin, quand j’étais allé à Julianges ranger la bibliothèque, j’ai entendu dire de vous : « Quelle est belle ! ».

  • Par qui ? dit tristement Violante.

« Les femmes d’esprit ont si peur  qu’on puisse les accuser d’aimer le chic qu’elles ne le nomment jamais ; pressées dans la conversation, elles s’engagent dans une périphrase  pour éviter le nom de cet amant qui les compromettrait. Elles se jettent au besoin sur le nom d’élégance, qui détourne les soupçons et qui semblent attribuer au moins à l’arrangement de leur vie une raison d’art plutôt que de vanité » 

« Ses yeux pétillaient de bêtise. Sa figure souriante était noble, sa mimique excessive et insignifiante »



« Tout à coup leurs regard s ‘aperçurent et chacun essaya de fixer dans les yeux de l’autre la pensée qu’ils s’aimaient ;  elle resta une seconde ainsi, debout, puis tomba sur une chaise en étouffant comme si elle avait couru. Et ils se dirent presque en même temps, avec une exaltation sérieuse, en prononçant fortement avec les lèvres, comme pour embrasser :

-Mon amour 

Lire aussi : 

« Proust du côté juif »,  par Antoine Compagnon de l’Académie Française( Gallimard).

« Proust-Océan » par Charles Dantzig ( Grasset).

Marcel Proust, biographie revue et augmentée Volume 1 et 2,par Jean-Yves Tadié (Folio)

Crédit visuels :

 - illustrations Madeleine Lemaire/ copyright/Les plaisirs et les jours/ Marcel Proust /Calmann-Lévy «Les Plaisirs et Les jours » ( réédition du livre sous  sa forme originelle)

Copyright/Marcel Proust/Les Plaisirs et les Jours/Calmann-Lévy 285 pages/35 euros/ Toutes librairies et « La Boutique »

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