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Pourquoi on s’approprie sans réfléchir les formules convenues reprises en boucle par les journalistes (alors qu’on le leur reproche)
©Reuters

Bonnes feuilles

Voilà une étude très fine de la langue des journalistes actuels en France et de son impact sur notre façon de comprendre le monde, avec des exemples très concrets, vivants, où chacun retrouvera les radios, TV ou journaux qu’il consulte. Extrait de "La langue des médias" d'Ingrid Riocreux, éditions L'Artilleur 1/2

Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux est agrégée de lettres, docteur d'Etat et qualifiée aux fonctions de maître de conférences à l'université.

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Lors des premières manifestations qui suivirent les assassinats à Charlie Hebdo, une journaliste commenta : " le rassemblement est sur le point de se disloquer ". Elle fit école. Tous les journalistes se mirent à commenter les manifestations – nombreuses – des  trois jours qui suivirent en précisant à quelle heure le cortège s’était disloqué. Le verbe "se disperser" avait soudain disparu du dictionnaire.

Cette homogénéisation des tournures s’étend à la société, imprégnée du parler-télé. Une expérience était amusante, durant la Coupe du Monde 2014 : suivre les matchs sur TF1 et écouter les commentaires – à la mi-temps et en fin de match – sur iTélé. Les commentateurs et consultants s’interrompaient parfois pour céder la parole à un envoyé spécial chargé de recueillir les impressions des supporters, dans un bistrot par exemple. On se rendait compte alors que ces téléspectateurs livraient bien moins leurs propres analyses et sentiments qu’ils ne récitaient les commentaires entendus en direct sur TF1 durant la diffusion du match !

Lors du décès de Nelson Mandela, on a pu voir nombre de personnes interrogées en micro-trottoir se dire "profondément tristes" : elles n’étaient pas touchées, émues, attristées, chagrinées, peinées, bouleversées, ébranlées, affectées, ou bien – pourquoi pas? – indifférentes. Toutes étaient " profondément tristes " (comme s’il n’y avait aucune différence dans le degré ou même la nature de l’émotion selon que l’on a connu personnellement le défunt ou non, que l’on s’est intéressé à son combat et à sa vie ou pas). Nous disions plus haut que l’encodage unique était le propre du langage automatisé ou animal. Cette réduction du lexique, qui conduit à employer un seul terme pour désigner des réalités bien différentes, aboutit pourtant à calquer le langage humain sur le fonctionnement de ces modes de communication: il n’y a plus de nuance, ni de subtilité ; la parole devient modélisable, schématique, et on comprend qu’il ne soit plus besoin de soigner la grammaire. À la limite, on pourrait se contenter de : mort-Mandela-cause-tristesse.

Le même phénomène se produit encore avec le mot " solidarité ", initialement chargé, semble-t-il, de remplacer dans le langage commun " charité " qui avait une connotation trop religieuse ; cette substitution a si bien fonctionné que " solidarité " a entrepris de supplanter d’autres termes: après les inondations, les habitants "mettent en place un système de solidarité " (= d’entraide); il règne, dans cette équipe de footballeurs amateurs, " un fort esprit de solidarité " (= de camaraderie); " certains ont compris qu’en ces temps de crise, le repli individualiste n’est pas la solution: il faut savoir faire preuve de solidarité " (= d’altruisme); après le décès d’un enfant, " le maire fait part à la famille de sa solidarité " (= sa compassion). Cette dernière option est d’une glaçante froideur puisque, si la compassion s’éprouve en tant que sentiment, la solidarité est théoriquement un terme de droit qui exprime le lien juridique entre plusieurs parties dans un procès et, par extension, l’obligation morale de ne pas nuire aux autres et de leur porter assistance en raison d’une convergence d’intérêts: la solidarité ne se ressent pas.

Un mal social

Le mimétisme du langage commun vis-à-vis du parler journalistique est frappant et inquiétant, car de l’adoption du mot à celle de l’idée, il n’y a qu’un pas. De même que l’homme de la rue répète les commentaires du match comme s’ils émanaient de sa propre analyse, de même il répétera les formules creuses sur le vivre-ensemble, le danger de l’extrême-droite, l’islam-religion de paix, les bienfaits de l’Europe, etc. Il n’en sait rien, mais on le dit, donc il le dit. Et si c’était là le discours dominant dans les médias, il reprendrait avec tout autant de conviction des slogans sur le complot juif, le danger de l’islam, l’infériorité de la race noire, etc. Sans plus de réflexion, au nom d’un plaisir au demeurant tout à fait compréhensible, celui que procure l’harmonie de l’uniformité. Délice de se fondre dans la perfection extatique d’un chœur à l’unisson, assorti de cette étrange certitude que la voix de la majorité est nécessairement celle de la raison. Dans un monde où ce sont les médias qui font la pensée majoritaire, c’est presque nécessairement faux. Comme on va le voir, l’éthique du journalisme n’est pas une éthique du vrai mais une éthique du bien. Il faut ajouter ici que le mouvement actuel de discrédit des médias de masse ne change rien à l’affaire : par rejet de la parole journalistique, beaucoup se mettent à penser systématiquement le contraire de ce que dit le journaliste, et cette pensée anti-médias est tout aussi homogène et irréfléchie que le pré-pensé médiatique. C’est encore un effet de l’uniformité du discours des journalistes.

C’est un fait, tous les journalistes parlent de la même manière et le commun des mortels parle comme à la télé, donc comme les journalistes. Le mimétisme qui uniformise le discours dans la sphère médiatique devient un handicap collectif. Il englue la pensée des auditeurs et téléspectateurs qui, pour beaucoup d’entre eux, ne disposent pas d’un spectre lexical très étendu et ne peuvent utiliser que les mots qu’ils reçoivent des médias. Or, en même temps que les mots, ils reçoivent la pensée dont ceux-ci sont porteurs. En même temps qu’un vocabulaire, on leur impose donc une certaine grille de compréhension du monde. Le défaut médiatique devient la maladie d’une société. Le psittacisme se mue en psittacose. Celui-là est un vice intellectuel qui consiste à répéter comme un psittacus (c’est-à-dire un perroquet) ce qu’on a entendu, sans réfléchir au sens de ce qu’on dit. Mais celle-ci est une maladie infectieuse transmise par les perroquets. Les symptômes, banals, paraissent souvent bénins: conjonctivite, petite difficulté respiratoire. Non soignés,  ils dégénèrent en pneumonies, pathologies cardiaques, troubles neurologiques, tous maux graves, parfois mortels. La responsable en est une bactérie qui ne peut vivre qu’en parasitant les cellules de l’individu. Autrement dit, c’est la victime qui fait vivre en elle l’agent infectieux ; elle nourrit elle-même le mal qui la ronge. 

Les symptômes plus ou moins alarmants sont les fautes de français. Les perroquets sont les journalistes. L’agent infectieux, c’est l’idéologie. Nous sommes tous malades ou en danger de l’être. 

L’information est contaminée.

Extrait de La langue des médias d'Ingrid Riocreux, publié aux éditions L'Artilleur, mars 2016. Pour acheter ce livre cliquez ici

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