Pour une justice plus efficace, revoir le mode de recrutement de nos magistrats<!-- --> | Atlantico.fr
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Justice
La justice est confrontée à un décalage grandissant avec les citoyens.
La justice est confrontée à un décalage grandissant avec les citoyens.
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Réformes

David Lisnard, maire de Cannes, et Nicolas Leblond, maître de conférences de droit privé, plaident dans cette tribune pour une évolution des modalités de recrutement des magistrats.

Nicolas  Leblond

Nicolas Leblond

Nicolas Leblond est Maître de conférences de droit privé, Doyen de la Faculté de droit et d’administration publique, Université Polytechnique Hauts-de-France.

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David Lisnard

David Lisnard

David Lisnard est Président de l’AMF, Maire (LR) de Cannes et Président de Nouvelle énergie.

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La justice se trouve dans une situation préoccupante à deux égards majeurs. En premier lieu, elle souffre d'une pénurie manifeste de ressources pour exécuter convenablement ses missions essentielles, si bien que magistrats et avocats se trouvent dans un état d'épuisement notable. En second lieu, elle est confrontée à un décalage grandissant avec les citoyens qui, désorientés, peinent à appréhender son fonctionnement intrinsèque et les valeurs fondamentales qu'elle entend défendre.

Pour remédier à cette double maladie, il est évident qu’une augmentation des moyens qui lui sont alloués est grandement nécessaire. On peut donc se féliciter de la trajectoire à la hausse du budget de la justice, passé de 7,6 milliards d'euros en 2020 à 9,6 milliards d'euros en 2023 – dont 3,9 milliards pour l’administration pénitentiaire –, et qui devrait atteindre, selon les annonces gouvernementales, près de 11 milliards d'euros en 2027. S’agissant toujours des moyens, le ministre a promis que seront recrutés 10 000 fonctionnaires de justice, dont 1 500 magistrats et 1 500 greffiers. Si ces recrutements seront évidemment bienvenus, une réflexion nous semble ne pas avoir été menée, qui est celle des modes de recrutement de ceux qui rendent la justice.

Actuellement, pour devenir magistrat, plusieurs voies existent. Il y a d’abord la voie du 1er concours. Les candidats le présentent le plus souvent au sortir de leurs études, de droit ou de science politique (Y. Demoli et L. Willemez : La magistrature française dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail : Rapport de la Mission de Recherche Droit et Justice, 2019, p. 28). Il y a ensuite la voie des 2e et 3e concours, qui sont réservés respectivement à ceux qui ont eu une carrière dans la fonction publique ou dans le secteur privé. En 2022, ces trois concours offraient en tout 285 places (contre 195 en 2021) dont 231 pour le 1er concours, soit 81% (contre 150 en 2021, soit 76%), 47 pour le 2e concours, soit 16% (contre 35 en 2021, soit 18%) et 7 pour le 3e concours, soit 2% (contre 10 en 2021, soit 5%) (chiffres : enm.justice.fr). À ces trois concours, il faut ajouter les modes de recrutement marginaux que sont les concours complémentaires et le recrutement sur titre. 

Le premier concours étant la voie « royale » et largement majoritaire d’accès à la magistrature, il mérite une attention particulière, ce d’autant que son poids dans les recrutements a augmenté cette année. Il apparaît que le profil de ses lauréats présente une grande homogénéité. Ainsi, ce concours réussit désormais très majoritairement aux femmes (80 % pour la dernière promotion). Les lauréats du premier concours, comme l’ensemble des magistrats, sont principalement issus des classes socio-professionnelles élevées, avec une sur-représentation des cadres et professions intellectuelles supérieures (ibid., p. 25-26). Même si cet élitisme social du recrutement tend à diminuer depuis 40 ans (ibid., p. 27), il demeure. Géographiquement, il faut encore souligner le très fort recrutement de personnes originaires de Paris et de certains départements d’Île de France, amenant à une sur-représentation de près de cinq fois le poids de ce bassin de population par rapport à la population française (ibid. p. 29).

Ce quasi entre-soi sociologique pose question : peut-on attendre de magistrats aussi semblables entre eux et tellement différents de ceux qui composent le Peuple français, au nom duquel les décisions de justice sont pourtant rendues, qu’ils exercent une justice qui réponde aux difficultés et aspirations de notre société ? Il ne s’agit pas de verser dans la démagogie et laisser croire que la mission de juger peut être remplie par le quidam. Juger appelle des connaissances, des compétences et de l’expérience. Mais justement, s’il ne fait aucun doute que les lauréats du 1er concours ne manquent pas des premières, on peut douter qu’ils disposent d’une expérience suffisamment éprouvée par la pratique. La justice, cet art de l’équilibre et de la nuance, peut-elle être rendue par des personnes dont une grande majorité ne connaît pas vraiment le monde réel et dont les conceptions, que d’aucuns nommeraient de classe, risquent de ne pas être représentatives de ceux pour qui elles officient ?

Si depuis plusieurs décennies, la magistrature essaie de s’ouvrir sociologiquement, c’est à très petit pas puisque le 1er concours pèse pour 81% des magistrats recrutés. Surtout, les lauréats du premier concours sortent pour la très grande majorité de leurs études et n’ont jamais connu la vie active, n’ayant alors du droit et de la justice qu’une connaissance principalement académique. Certes, lors de leur scolarité de 31 mois à l’ENM, ils doivent réaliser des stages, dont certains se déroulent en dehors de juridictions, toujours cependant d’une durée moyenne de sept semaines, relativement peu conséquente. Mais est-ce assez pour avoir une vision et une expérience de ce qu’est la véritable vie juridique, celle des justiciables ? On peut en douter et il est à craindre que cette absence d’expérience réelle de « la vie en vraie » ne leur permettent pas de saisir immédiatement les enjeux concrets des situations qu’ils auront à juger et que leurs a priori ne guident trop leur appréhension des cas qui leur sont soumis et leurs décisions.

À l’heure où l’on regrette le manque d’effectifs, la lenteur ainsi qu’une déconnexion de la justice avec les justiciables, il serait utile de mener une réflexion sur les modalités du recrutement des magistrats. L’exemple des pays voisins au nôtre est à cet égard intéressant. Si en Allemagne, en Italie ou en Espagne, le système de recrutement des magistrats est très semblable au système français, les cas du Royaume-Uni, de la Belgique ou des Pays-Bas méritent attention. Dans le premier, les magistrats doivent avoir obligatoirement une expérience professionnelle de plusieurs années pour postuler et certains des postes de magistrats sont réservés aux avocats les plus réputés. En Belgique, un concours de recrutement existe, mais il est ouvert à ceux qui justifient d’au moins deux ans d’activité professionnelle dans le domaine juridique. Les autres concours sont eux aussi réservés à ceux qui justifient d’une expérience de plusieurs années ou qui sont avocats. Aux Pays-Bas, si un concours est ouvert pour recruter les magistrats, il est nécessaire là-encore de justifier d’une expérience professionnelle de plusieurs années. Surtout, dans ce pays, la voie de recrutement par concours ne représente qu’une minorité des personnes recrutées, la majorité étant recrutée sur titre.

S’il ne s’agit pas de remettre en question la voie d’accès par le 1er concours en France, sauf peut-être à le conditionner à une expérience professionnelle de deux ou trois années dans le monde du droit, il nous semble qu’il faudrait inverser les proportions actuelles pour recruter majoritairement des personnes ayant déjà une solide expérience professionnelle dans le domaine juridique. Cette expérience permettrait à ces nouveaux magistrats d’être plus rapidement opérationnels et surtout, offrirait une justice plus consciente des difficultés des justiciables et donc, plus proche d’eux. 

Nicolas Leblond

Maître de conférences de droit privé

Doyen de la Faculté de droit et d’administration publique 

Université Polytechnique Hauts-de-France

et

David Lisnard

Maire de Cannes

Président de l’Association des maires de France

Président de Nouvelle Energie 

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