Police et justice : ces rancœurs mutuelles qui sapent l’Etat de droit<!-- --> | Atlantico.fr
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Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et Eric Dupond Moretti, ministre de la Justice.
Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et Eric Dupond Moretti, ministre de la Justice.
©EMMANUEL DUNAND / POOL / AFP

Péril en la demeure

La tétanie des pouvoirs publics renforce le pourrissement de la situation.

Jean-Eric Schoettl

Jean-Eric Schoettl

Jean-Éric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel entre 1997 et 2007. Il a publié La Démocratie au péril des prétoires aux éditions Gallimard, en 2022.

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Assiste-t-on à un creusement du fossé entre police et justice ?

Jean-Eric Schoettl : Va-t-on vers un divorce entre police et justice, ces deux piliers de l’Etat régalien ? Celui-ci n’y survivrait pas. Je crois non pas à un divorce, car police et justice sont conduites par la force des choses à coopérer quotidiennement, et souvent en bonne intelligence, mais à l’enkystement de rancœurs mutuelles. Rancœurs sourdes, parfois ponctuées par des scènes, comme dans un vieux couple.

Policiers et gendarmes, rudement éprouvés au cours des dernières années, tout récemment encore par des journées d’émeute d’une ampleur et d’une violence sans précédent, ont le sentiment que la justice les maltraite, qu’elle a plus d’égards pour les voyous que pour eux et que les pouvoirs publics les abandonnent, tout en leur adressant des injonctions contradictoires (rétablir l’ordre, mais sans coup férir). Ils ne supportent plus qu’à l’insécurité physique croissante à laquelle leurs missions les exposent pour le bien de la République s’ajoute l’insécurité médiatique et juridique tenant aux garde-à-vue, mises en examen, détentions provisoires et condamnations prononcées à leur encontre par l’autorité judiciaire pour des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions. 

De leur côté les magistrats se raidissent contre les accusations de laxisme dont ils font l’objet de la part des forces de l’ordre comme d’une partie majoritaire de l’opinion. Ils dénoncent par avance l’inspiration populiste de mesures qui amoindriraient leurs prérogatives en les obligeant à traiter plus sévèrement les délinquants (par exemple par des peines planchers) ou moins sévèrement les agents des forces de l’ordre (par exemple en les soustrayant à toute mesure de détention provisoire pour des faits survenus dans l’exercice des fonctions). 

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Cette situation est extraordinairement dommageable : la coopération de la police et de la justice nous est indispensable, particulièrement à une époque où, pour toutes sortes de raisons, la violence se réinstalle dans la société. Au cours des vingt dernières années, l’ensauvagement, loin d’être le mythe sécuritaire que fustige encore une certaine gauche, est devenu une réalité aussi statistiquement documentée qu’intuitivement perçue par nos concitoyens.

Comment doivent réagir les pouvoirs publics ?

Jean-Eric Schoettl : Ils sont tétanisés et pris dans l’étau de leurs contradictions. Cela se marque déjà dans leurs réactions verbales à l’évènement. Au lendemain de la mort de Nahel, on a vu un Président de la République, dans le vain espoir de calmer les émeutiers, piétiner la présomption d’innocence dont aurait dû bénéficier le policier de la BAC de Nanterre mis en examen pour homicide volontaire. Puis, face à la fronde des forces de l’ordre, les plus hautes autorités policières et le ministre de l’intérieur lui-même ont manifesté leur empathie à l’égard de leurs subordonnés en exprimant l’idée (à mon avis fondée) que, de façon générale, compte tenu des garanties de représentation offertes, un policier ou un gendarme ne devrait pas être incarcéré avant son jugement pour un acte commis dans le feu de l’action. Pour le coup, la magistrature est ulcérée et certains membres de la Nupes (en d’autres occasions moins sourcilleusement légalistes) exigent la révocation des hauts fonctionnaires séditieux.

Tétanisés, les pouvoirs publics le sont plus encore pour agir. Mieux protéger les forces de l’ordre contre les risques disciplinaires et pénaux de leurs interventions supposerait non seulement de surmonter des oppositions de principe au sein de la majorité présidentielle et de l’exécutif lui-même, mais encore de résoudre des questions épineuses sur le pan juridique et matériel. On peut bien sûr améliorer la protection fonctionnelle d’un policier ou d’un gendarme poursuivi, notamment en l’assistant juridiquement et en lui conservant sa rémunération. Mais le fait d’exonérer les forces de l’ordre de mesures d’enquête et d’instruction privatives de liberté, pour les faits commis dans l’exercice des missions, susciterait une levée de boucliers au nom du principe selon lequel nul n’est au-dessus des lois et au motif que policiers et gendarmes sont au contraire astreints à l’exemplarité dans le maniement de la force légitime. Le Conseil constitutionnel en serait saisi. Il en serait a fortiori de même de la présomption de légitime défense dont certains souhaitent faire bénéficier les agents de l’ordre public lorsqu’ils causent un dommage corporel.  

Pour sa part, la création d’une juridiction pénale spécialisée pour instruire et juger les actes commis, en mission, par les dépositaires de l’autorité publique serait très difficile à mettre en oeuvre. Qui et comment recruter ? On ne s’improvise pas ministère public ou juge d’instruction. Composée nécessairement en partie de magistrats judiciaires et relevant en dernière instance de la Cour de cassation, comme les juridictions pénales de droit commun, cette juridiction pénale spécialisée risquerait de n’être que modérément « protectrice » si on en juge, par analogie, par la façon dont la Cour de justice de la République traite les ministres. 

Et pourtant, tout plaide pour un traitement pénal non pas dérogatoire, mais adapté, des policiers, en cas d’accident survenu lors d’opérations de maintien de l’ordre : la situation particulière des forces de l’ordre, confrontées à des urgences dans lesquelles elles s’exposent physiquement et où un geste malheureux est toujours possible ; l’épuisement qui peut les gagner lorsque la violence qu’elles subissent devient quotidienne ; l’intérêt général qui s’attache non pas seulement à ce qu’elles fassent preuve de circonspection dans l’action, mais encore à ce qu’elles agissent effectivement face aux fauteurs de troubles et ne soient pas démobilisées par le sentiment que, en cas de drame, elles seront désavouées par leurs autorités et serviront de bouc émissaire ; les garanties (encadrement, formation, assermentation, discipline …) offertes par des statuts qui font de la police et de la gendarmerie les corps les plus contrôlés et les plus sanctionnés de la fonction publique.

Quelle est la responsabilité propre du garde des sceaux ?

Jean-Eric Schoettl : En l’état du droit, le garde des sceaux ne peut faire grand-chose pour calmer le jeu, sinon émettre des instructions générales aux parquets pour les inviter, dans leurs réquisitions, à faire ressortir les spécificités, la nécessité et les difficultés du maintien de l’ordre. Cela peut avoir un effet non négligeable et j’y crois l’actuel garde des sceaux tout disposé. Ainsi, à la suite des instructions données par lui début juillet, la chaîne pénale a convenablement fonctionné : des parquets aux magistrats du siège une mobilisation inédite s’est produite et la justice n’a pas été laxiste. Si le nombre d’interpellations, comme le nombre d’incarcérations effectivement exécutées en proportion des interpellations, n’ont pas été à l’échelle de l’agression subie par notre pays, c’est essentiellement en raison du manque d’effectifs et de locaux tant policiers que judiciaires.

Qu’en est-il de l’usage des armes ?

Jean-Eric Schoettl : La loi du 28 février 2017 aligne les règles d’utilisation des armes de la police sur celles de la gendarmerie. C’est un grand progrès qu’il serait insensé de remettre en cause. Mais il a ses limites. Il ne paraît pas choquant à nos concitoyens qu’un policier tire contre un véhicule qui force un barrage de police, comme sur le Pont-Neuf le 24 avril 2022 (ou dans tant d’autres affaires tragiques de refus d’obtempérer). La juridiction d’instruction n’en qualifie pas moins les faits d’«homicide volontaire» sur la personne du conducteur. Cela se répète dans l’affaire Nahel. Dans les deux cas, les circonstances paraissent pourtant relever de l’article L 435-1 du code de la sécurité intérieure. En vertu de celui-ci, les policiers peuvent en effet utiliser leur arme de service «lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules (…) dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui». On le voit, même lorsque l’emploi d’une arme se situe dans un cadre légal, les policiers peuvent faire l’objet de gardes à vue, d’enquêtes pénales et de qualifications aussi graves que celle d’homicide volontaire. On peut clarifier les textes ou en étendre la portée pour mieux sécuriser les forces de l’ordre, mais tout dépendra, en définitive, de l’interprétation et de l’application qu’en fera le juge pénal.

La « force légitime » n’appelle-t-elle pas un strict encadrement, y compris sur le plan juridictionnel, dans un Etat de droit ?

Jean-Eric Schoettl : Le souci de se doter de garde-fous contre d'éventuelles bavures policières est légitime, mais, poussé à un degré excessif, dans les textes comme dans la pratique judiciaire, il prend le pas sur la protection de la société. En effet, même lorsqu'il respecte scrupuleusement les règles d'intervention, même lorsqu'il s'entoure de toutes les précautions d'usage, l'emploi de la force légale comporte des risques incompressibles d'atteinte à l'intégrité physique. Et pas seulement avec les armes à feu. Charger un attroupement illicite qui, malgré les sommations, refuse de se disperser, comporte le risque de blesser des manifestants. De tels risques doivent être limités, en raison de leurs conséquences graves, parfois dramatiques, mais ils ne peuvent être éliminés. Imposer que « cela n'arrive jamais », revient à interdire aux policiers et aux gendarmes d'avoir recours à la force légitime (l'expression de « violence légale » ne veut rien dire). C'est leur fixer comme consigne de ne jamais tirer, de ne jamais charger. Mais c'est ainsi débrider la violence illégitime des casseurs et des voyous, assurés qu'ils seront de la passivité des agents de l'ordre public. Et démotiver définitivement nos policiers et nos gendarmes. 

Pour le salut de la société, les fauteurs de troubles doivent réapprendre la peur du gendarme. Cela implique que les marges d'action des forces de l’ordre soient élargies et que les risques en découlant soient assumés par toutes les autorités de l’Etat. Nous sommes loin du compte.

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