Pierre Loti : « C’est la guerre : on dirait que le monde va finir »<!-- --> | Atlantico.fr
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Ce journal intime 1914-1918, édité sous le titre « Soldats bleus », nous invite à observer avec lui les lignes de combat, comme les ambiances de l'arrière.
Ce journal intime 1914-1918, édité sous le titre « Soldats bleus », nous invite à observer avec lui les lignes de combat, comme les ambiances de l'arrière.
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Atlantico Litterati

Ecrivain-voyageur reçu à l’académie française en 1891 ( fauteuil13), Pierre Loti (1850-1923 ) rédigea toute sa vie un journal afin de nourrir son œuvre. Malgré son âge au début de la Grande Guerre, Pierre Loti (nous célébrons en 2023 le centenaire de sa mort), officier de marine et militaire de formation, va reprendre du service pendant en mettant sa plume au service de l’armée française. Grâce à ses relations politiques il va jouer un rôle dans le conflit et sera chargé de mission auprès de plusieurs généraux et officier de liaison sur les fronts de l'Est et du Nord. Durant ces années de guerre, Loti tient son Journal publiant des articles contre l'ennemi allemand. « On apporte des hommes sur des civières s’alignant près de nous (…). Sur l’une d’elles, celui qui râle faiblement, un soldat beau comme le jour, a le ventre déchiqueté par les éclats d’un obus »écrit Loti ( de son vrai nom Julien Viaud) en janvier 1917 dans son journal « 1914-1918 » :« Soldats Bleus » (La Table Ronde) ( édition d’Alain Quella-Villéger*, préface de Bruno Vercier* : Spécialiste de la vie et de l’oeuvre de Pierre Loti depuis plusieurs décennies, Alain Quella-Villéger, avec Bruno Vercier, docteur ès lettres, professeur de littérature à l'université Paris III Sorbonne, a coédité le journal intime inédit de l'écrivain.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« C’est la première fois que je me trouve si absolument et infiniment seul, au milieu de ce décors d’immense désolation, qui étincelle de lumière aujourd’hui par hasard et n’en est peut-être que plus lugubre. Jusqu’à ce que j’aie atteint le petit bois où m’appelle une affaire de service, je n’ai à penser à rien, à m’occuper de rien, ni d’éviter les obus qui ne m’en laisseraient pas le temps, ni même de choisir la place où poser mon pied puisque l’on enfonce également partout. Et voici que peu à peu je me sens revenir à une mentalité de jadis, une mentalité d’avant-guerre, et, toutes ces choses auxquelles je m’étais habitué, je les regarde et les juge comme si elles étaient nouvelles. Il y a seulement une vingtaine de mois, qui donc eût imaginé de tels aspects ? Ainsi, ces innombrables déblais de terre – des déblais blancs puisque la terre de cette province est blanche, – des déblais qui sont jetés partout en longues traînées et qui tracent sur ce désert des multitudes de lignes comme des zébrures, est-ce possible qu’ils indiquent les seuls chemins où nos soldats de France puissent aujourd’hui circuler avec une demi sécurité ? » (P.152) « au  bout du village, donc, la vie cesse brusquement, comme coupée net d’un trait de hache ; soudain, plus personne; la route, il est vrai, continue bien vers cette ville de T..., qui est notre but, mais elle se fait tout à coup vide et silencieuse ; entre ses deux rangées de maigres arbres givrés, elle s’enfonce avec un air de mystère dans l’épais brouillard blanc, et on ne s’étonnerait pas de lire ici, sur quelque poteau indicateur : Route de la mort. »

Le lecteur qui n’a jamais lu le marin de Rochefort entrera dans  « Soldats Bleus » avec plaisir car Loti  s’empare de son sujet avec la simplicité requise ;  humaniste épris de paix, le conteur orientaliste est bouleversé par les événements qui menacent son fils, ses proches et amis : tous ceux qu’il chérit ; les paysages  des Charente-Maritime lui offrent une série  d’instants préservés, le contraire de la guerre. Loti a l’art de peindre par son style  jardins, plages, villages et forêts ; des  moments de paix transmis au lecteur comme on lui ferait une offrande, de la beauté  loin des canons et chevaux éventrés. Cette vision de la Grande Guerre est servie par la technique narrative très au point d’un auteur qui, à force d’écrire son journal a presque oublié de vivre l’instant pour se consacrer au repérage puis au sauvetage de  chaque instant, par l’écriture -, journal de bord qu’il  exploite ensuite ( Roland Barthes rédigea une préface pour son roman turc « Aziyadé » ; «  Pêcheurs d’Islande » ne vieillit pas) … La mer et l’écriture sont  tout ou presque pour cet  ex officier de marine dont l’écriture contient- comme l’océan-, cette immensité des possibles, avec la liberté qu’elle exige et la force qu’elle contient. « Loti fait de sa vie un roman, et vit de telle sorte qu’il puisse en sortir quelque chose de romanesque, tel Céline partant à Siegmaringen pour avoir de quoi écrire un chef d’œuvre tel que D’un château l’autre » note au passage un spécialiste. Dans le confort parisien du Palais d’Orsay ou ses maisons de Rochefort et d’Hendaye, ami des puissants comme des humbles, Pierre Loti  note : « Le cœur se serre  à mesure que l’on avance. »

Repères

Loti, de son vrai nom Julien Viaud, est issu d'une famille protestante qui assure la première partie de son éducation. Il intègre ensuite le lycée de Rochefort. Pierre Loti intègre l'école navale de Brest en octobre

Pierre Loti (1850 -1923) de son vrai nom Julien Viaud naît à Rochefort le 14 janvier 1850. « Loti » est le surnom qu'il a rapporté de Tahiti en 1872 et qu'il adoptera en 1881 comme nom d'auteur Après avoir passé le concours de l'École navale (1867) il sillonne les mers du globe, rédigeant un journal intime  ( 1871 à 1918) qui nourrit presque toute son œuvre (Le mariage de Loti (1878) ;Aziyadé (1879) ;Pêcheur d'Islande (1886) ;MadameChrysanthème (188) ;Ramuntcho (1897) ;Les Désenchantées (1906,

Exotiques, ces ouvrages, font sa fortune. Pierre Loti entre à l'Académie française le 7 avril 1892 ; « il est  vivement conseillé de lire Pierre Loti, pour éprouver cette nostalgie, ressentie par Cioran, de ces splendides âges que nous ne vécûmes point ».(«  Pierre Loti ou la tentation de l’Orient » /Joanny Leniot/ « Zône critique »)

Extrait

« Vendredi 2. — Mon premier jour de service comme ‘‘officier de liaison’’. Je quitte Paris le matin à 9 h, dans une auto avec quatre soldats très armes, pour aller sur le front de bataille. Au pale soleil d’automne, traverse ́ les désolations de Creil, de Senlis, où les barbares sont passés. La grand-route est partout gardée par des soldats, et coupée de de fenses, troncs d’arbres en travers, tombereaux de pierres, etc.

 Déjeuner à Amiens. Un instant pour aller visiter la merveilleuse cathédrale, pendant qu’on approvisionne l’auto de pétrole, — et nous repartons à toute vitesse. Il s’agit de trouver le général Brugère. Maintenant les routes sont encombrées de convois de soldats. Longues files d’artilleurs qui viennent de Tarbes, beaux et bronzés, s’en allant gaiement au feu ; longues files qui reviennent de se battre, figures braves et fatiguées, voitures d’ambulances chargées de blesses. Au ciel, de grands rideaux sombres, qui traînent sur les horizons et parfois nous arrosent de pluie.

A Doullens, on nous dit que le quartier du général a été transporté à une quarantaine de kilomètres plus loin, aMailly-Maillet, et nous nous enfonçons, toujours vite, dans des chemins de traverse.

A Mailly-Maillet, le jour baisse et on commence à entendre, dans tout le lointain de l’Est, comme un roulement continu de tonnerre: c’est la grande bataille, qui dure depuis tant et tant de jours ; il y en a, des jours et des nuits, que l’on entend ce tonnerre des barbares et que nos hommes tombent. Le général n’est plus là, nous dit-on, mais plus près du feu, installé dans une usine de sucre, à 3 mètres au N.E. Presque le crépuscule, quand nous arrivons à l’usine, dont le grand tuyau se dresse sur un coteau dénudé. On entend gronder le tonnerre de beaucoup plus près. Le général est là, souriant et calme, examinant une carte, dans un bureau improvisé. Il m’accueille avec le meilleur sourire, se souvient de m’avoir vu jadis à l’Elysée, du temps de Carnot. Il est resté droit et superbe ; ses 73 ans en paraissent à peine 60 quand il m’a donné les renseignements que voulait le gouverneur de Paris : « Venez avec moi, me dit-il ; je vous ferai voir la bataille. »

Et tout près de l’usine, du haut d’un tertre sinistre, sans verdure, nous découvrons tout à coup, vers l’Est, un immense horizon de collines à demi voilées de fumées blanches, sous le rideau traînant des nuages noirs. Tout cela, qui s’étend à perte de vue, mène grand bruit d’orage. A chaque seconde ou demi-seconde, une petite lueur fulgurante éclate en un point ou un autre, semble vouloir sauter vers nous et jette, dans le ciel de plus en plus noir, des touffes de coton blanc. Si on ne savait pas ce que c’est, et s’il n’y avait, au-dessus, ce ciel crépusculaire en deuil, cela donnerait presque une impression de divertissement fantasmagorique, on dirait un feu d’artifice infini, tout un pays, toute une chaîne de collines qui s’amuserait à s’envelopper de changeantes fumées blanches et à tirer des bombes. Mais cela fait un bruit trop profond et caverneux pour être une fête...

Et c’est cela, la grande bataille, la plus gigantesque bataille que le monde n’ait jamais connue, et qui sera la dernière aussi grande sans doute, et qui laissera dans l’histoire une trace terrible. C’est la bataille au front infini, où se joue le sort de notre race, et qui nous coûte, rien que sur ce point qu’embrasse notre vue, 200 hommes par jour.

Et ce général qui est là, à mes côtés, si souriant et tranquille, sur cette hauteur désolée, debout dans le crépuscule nuageux et froid, grandit tout à coup à mes yeux comme un héros de légende ...

Un bruit nouveau tout à coup ; des choses passent dans l’air, très vite, on croirait entendre des oiseaux affoles qui auraient des ailes métalliques. «Tiens, dit le général, ils tirent plus dans notre direction. Ah! c’est sur une de nos batteries là-bas, qui a ouvert le feu contre eux. »

Le jour baisse de plus en plus, sous les nuages et les fumées — On apporte des hommes, sur des civières qui s’alignent près de nous, au vent froid de la hauteur, attendant leur tour pour entrer  dans l’ambulance. Sur l’une d’elles, celui qui râle faiblement, un soldat beau comme le jour, a le ventre tout déchiqueté par les éclats d’un obus...

Au pied de la colline en face, ou les Allemands sont si fortement retranches, on aperçoit, avec les jumelles, un petit grouillement rougeâtre qui semble monter: les pantalons rouges des nôtres, qui essaient de grimper à l’assaut... Et puis la nuit vient tout à fait, et nous ne voyons plus rien.

Il est plus de six heures. Le général m’offre de rester dîner avec lui. »

« Les rares villages sur le parcours sont de plus en plus touchés par les obus, et c’est fini d’apercevoir des villageoises ou des enfants ; plus de civils, rien que des casques bleus, mais il y en a par milliers. La fonte rapide des neiges, sous un soleil si ardent tout à coup, trace dans les lointains d’immenses zébrures, les unes blanches, les autres couleur de terre. Et toutes les collines que nous rencontrons à présent semblent habitées par des tribus de troglodytes ; chaque pente qui nous fait face, à nous les arrivants, et qui par suite échappe à la vue et au tir de l’ennemi, est criblée de bouches de souterrains, qui s’alignent, ou bien se superposent à plusieurs étages, et où l’on voit apparaître des têtes humaines, casquées, prenant le soleil... Qu’est-ce que c’est que ce pays, est-il pré- historique, ou seulement très lointain ? Assurément, on ne dirait plus la France. N’était ce vent âpre et glacé, on croirait presque, sous le ciel d’aujourd’hui trop bleu pour un ciel du Nord, on croirait les berges du Haut-Nil, la chaîne libyque où baillent les hypogées...

De nouveau se présente un semblant de village, le dernier que je traverserai, car ceux qui, plus loin, jalonnent encore la route vers les Barbares ne sont plus que d’informes amas de pierres, aux aspects de tumulus. Bien entendu, il est aux trois quarts démoli, celui-là : des pans de murs bizarrement découpés à jours et portant de noires marbrures de suie aux places où passaient les cheminées. Mais beaucoup de soldats sont gaiement installés à déjeuner, dans les abris tout à fait illusoires que leur offrent ces restes de maisons; il y a même des fourriers qui, sur des tables improvisées, font sans s’émouvoir leurs écritures... Bang ! Un obus... Un obus lance ́ de très loin et à l’aveuglette par les Barbares, sans utilité définie, mais avec l’espoir qu’il pourra toujours faire du mal  à quelqu’un. Il est tombe ́ sur une ruine d’écurie sans toiture, où de pauvres chevaux étaient attachés, et voici deux d’entre eux qui s’abattent le ventre en l’air, gesticulant des quatre pattes comme ils font tous à l’heure de mourir ; ils rougissent la neige de jets de sang, qui leur sortent de la poitrine en secousses, comme lances par une pompe.

Après le village, vite disparu, j’entre dans cette solitude, toujours un peu solennelle, qui, d’un bout à l’autre du front, indique le voisinage immédiat des Barbares. Le soleil de mars, étonnamment lourd, darde sur ce désert tragique, où d’immenses plaques de neige alternent avec des étendues couleur de boue. Et maintenant, chaque fois que ma voiture s’arrête pour une hésitation, pour une cause quelconque, et que le moteur fait silence, on entend de plus en plus fort le bruit du canon.

Me voici enfin au point terminus où mon auto peut me porter ; si je la menais plus loin, elle serait vue par les Boches, et les obus, qui vagabondent ça et là dans l’air, convergeraient sur elle; il faut la remiser, avec mes chauffeurs, derrière un repli du sol, et continuer seul, à pied.

D’abord, j’ai besoin de téléphoner au quartier général, – et le « bureau », c’est ce trou noir qui se dissimule parmi de maigres broussailles ; par un escalier tout étroit, je plonge jusqu’à 7 ou 8 mètres dans la terre, et là, je trouve, comme « demoiselles du téléphone », quatre soldats, que de minuscules lanternes électriques éclairent d’une lueur de ver luisant. Ce sont des territoriaux, d’une quarantaine d’années ; et celui qui me fait passer l’appareil porte une alliance au doigt, –il a donc sans doute, là-bas quelque part au grand air, quelque part où la vie est possible, une femme et des enfants. Cependant il me conte qu’il est depuis six mois déjà dans ce trou humide, sous la terre que ne cessent de balayer les obus, et il dit cela avec une résignation souriante, comme si le sacrifice était tout naturel ; ses camarades de même parlent de leur vie de termite sans une nuance de plainte. Et ils sont admirables eux aussi, tous ces patients héros de l’obscurité » .

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