Pénurie d'engrais : cette nouvelle instabilité qui pèse sur la sécurité alimentaire mondiale<!-- --> | Atlantico.fr
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Cette photo montre un agriculteur conduisant un tracteur pour mélanger de l'engrais par la méthode de compostage mécanisé de la paille à Can Tho.
Cette photo montre un agriculteur conduisant un tracteur pour mélanger de l'engrais par la méthode de compostage mécanisé de la paille à Can Tho.
©Nhac NGUYEN / AFP

Perturbations

En Afrique et dans certaines régions d'Asie, les perturbations de la chaîne d'approvisionnement en engrais entraînent une hausse des prix des denrées alimentaires et une aggravation de la malnutrition.

André Heitz

André Heitz

André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.

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Atlantico : Peut-on dire que nous connaissons une situation de pénurie d’engrais ?

André Heitz : Une remarque liminaire s'impose : toutes ces interrogations prennent acte du fait que l'alimentation mondiale dépend des engrais, particulièrement des engrais azotés de synthèse. C'est tout à fait remarquable sachant que nombre de médias font par ailleurs la promotion d'une agriculture dite « biologique » qui s'interdit ces engrais et d'une « agro-écologie » censée s'en dispenser ou en utiliser moins.

En actualisant par exemple les données de Our World in Data, on peut affirmer que la moitié de la population mondiale dépend maintenant du procédé Haber-Bosch pour son alimentation. 

La situation est tributaire de l'offre et de la demande, en interaction, de la logistique et de la saisonnalité.

Pour l'offre, le facteur principal est sans doute le prix du gaz, le procédé Haber-Bosch étant grand consommateur d'énergie. L'été 2022, Yara, leader mondial des engrais minéraux azotés, avertissait ainsi d'un risque de pénurie en France, l'envolée du prix du gaz ayant contraint des usines européennes à fermer.

Côté demande, les agriculteurs sont susceptibles de procéder à des arbitrages en fonction des prix relatifs des intrants, notamment des engrais, et de leurs produits. Il ne sert évidemment à rien de produire des quintaux en plus s'ils ne font que payer les intrants nécessaires pour les produire et ne rapportent rien. 

Pour des pays éloignés des sites de production, une réticence à acheter quand les cours sont élevés peut faire que les engrais ne sont pas livrés à temps, quand les agriculteurs en ont besoin.

S'agissant de la situation actuelle, je n'ai pas connaissance d'avertissements particuliers. Si je prends le cas de l'Allemagne, et en me fondant sur les prix comme indicateurs des tensions sur le marché, j'aurais tendance à dire que la situation actuelle est plutôt bonne. La solution nitrate d'ammonium-urée, par exemple, est tombée de plus de 600 € la tonne en début d'année à près de 300 € ces jours.

Cette évolution illustre l'instabilité du marché. Et, si nous avons trouvé un certain équilibre depuis le commencement de la guerre d'agression de la Russie, nous avons justement une nouvelle instabilité, et ce, dans une région importante pour le marché de l'énergie.

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? A quel point l’augmentation du prix des engrais met en danger la population mondiale ?

Il est un principe incontournable en agronomie (mais pas forcément en « agrologie », un terme forgé par M. Philippe Stoop sur le modèle de l'astronomie et de l'astrologie) : les plantes ont besoin d'azote pour pousser, et les récoltes « exportent » de l'azote. Les besoins diffèrent selon les cultures. Ainsi, pour le blé, il faut en moyenne trois kilos d'azote par quintal de grain, jusqu'à un maximum qui n'est pas, nécessairement, l'optimum économique..

D'où, moins d'azote, égal moins de quintaux, égal moins de disponibilités alimentaires.

Et on ajoutera : égal augmentation des prix des denrées alimentaires, égal risques de troubles sociaux dans les pays en pénurie.

Et aussi : égal diminution de la capacité de jouer un rôle géostratégique pour les pays exportateurs (message insistant à l'intention de nos décideurs politiques).

Selon un rapport publié en juillet 2023 par cinq agences des Nations Unies, à l’échelle mondiale, « plus de 122 millions de personnes supplémentaires souffrent de la faim par rapport à 2019, en raison de la pandémie, des chocs météorologiques à répétition et des conflits, notamment de la guerre en Ukraine ». Et : « L’édition 2023 du rapport révèle qu’entre 691 millions et 783 millions de personnes ont souffert de la faim en 2022. »

Mais ces statistiques ne sont qu'un reflet déshumanisé et généralisateurs des situations réelles. Il est généralement constaté que l'insécurité alimentaire touche davantage les personnes qui vivent en milieu rural, qui dépendent davantage des productions locales et ont moins accès aux circuits de distribution plus étendus.

On ne peut donc que se féliciter des rapports tels que celui du New York Times qui nous rappellent l'importance des engrais.

Face aux prix extraordinaires des engrais inorganiques ou commerciaux, certains agriculteurs se tournent vers d’autres types d’engrais. Cette solution est-elle viable ?

À l'échelle individuelle, se tourner vers les engrais organiques est évidemment une option quand ces engrais sont disponibles. Mais ce que fait l'un, se fait généralement au détriment d'un autre, la disponibilité en engrais organiques étant aussi limitée.

À plus grande échelle, il y a des études qui proclament qu'il est « possible » de nourrir le monde – ou une partie comme l'Union Européenne ou la France – sans recours aux engrais de synthèse. Cela vient toujours avec des conditions : la réduction drastique du gaspillage (yaka... comme si nous gaspilliions aujourd'hui par plaisir), la suppression ou la forte réduction de l'élevage (pourtant producteur d'engrais organiques...) et la réduction concomitante de la part animale de notre alimentation, la réduction des apports caloriques (bref, la police de l'assiette).

Cela relève du Kriegsspiel sur tableur ! D'un exercice de manipulation de chiffres, qui énonce une conclusion prédéfinie, rassemble les hypothèses nécessaires et conclut que le résultat souhaité est – plus précisément « peut être » ou « pourrait être » – réalisable.

Voir par exemple ici un communiqué de presse du CNRS et ici une critique. L'article de Billen at al. a au moins le mérite de poser la question du bouclage du cycle de l'azote, du recyclage des excréments humains.

Un autre article, de Barbieri et al., trouve en résumé que « les politiques publiques pourraient favoriser une transition vers l'agriculture biologique sur 40 à 60 % de la surface agricole mondiale, même dans les limites actuelles de l'azote ».

Il va de soi (ironie) que l'INRAE, dont relèvent trois co-auteurs, a communiqué sur le chiffre de 60 %, et au conditionnel... « En rééquilibrant la consommation alimentaire mondiale et en réduisant le gaspillage alimentaire d'au moins 50%, il serait possible d'augmenter la part de l'agriculture biologique mondiale jusqu'à 60% », écrivent-ils dans un pavé.

Mais entrons dans le monde réel.

Le Sikkim, vanté comme le premier « État » du monde 100 % biologique, y compris par la FAO (canal idéologique, si l'on peut dire) dépend dans une très large mesure des États indiens voisins pour l'alimentation de sa population. Mais il attire bien des équipes de tournage pour des « documentaires » laudateurs, complaisants et myopes (voir par exemple ici une critique de Ludger Wess).

Le Bhoutan a initié une stratégie de conversion dès 2003 et annonçait en 2012, dans le cadre de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable, vouloir devenir le premier État 100 % biologique du monde. L'objectif est maintenant repoussé à... 2035 (voir ici, une excellente analyse de Gil Rivière-Wekstein).

Et il y a le cas du Sri Lanka, qui a tout de même fait l'objet d'une médiatisation largement liée aux conséquences politiques. Le pays est passé rapidement et brutalement au « sans chimique » en mai 2021, et revenu à la normale en octobre de la même année. Mais le mal était fait... et s'inscrit dans la durée comme le rapporte la Presse Canada dans « La Presse au Sri Lanka – La malnutrition 100 % bio ».

Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans les considérations agronomiques, on peut affirmer sans crainte : non, le recours aux engrais organiques à 100 % n'est pas viable.

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