Patrick Modiano : à la recherche du moi perdu<!-- --> | Atlantico.fr
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Patrick Modiano publie son trente-neuvième roman, « Chevreuse » aux éditions (Gallimard).
Patrick Modiano publie son trente-neuvième roman, « Chevreuse » aux éditions (Gallimard).
©Francesca Mantovani / Editions Gallimard / DR /

Atlantico Litterati

Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014 publie son trente-neuvième roman : « Chevreuse » (Gallimard). Une méditation sur le temps, la mémoire et l’oubli (autoportrait en creux). Somptueux.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Quinzième écrivain français consacré par le prix Nobel de Littérature, Patrick Modiano publie son trente-neuvième roman : « Chevreuse » (Gallimard). Un conte métaphysique sur l’énigme de nos vies et la frontière ténue, terriblement floue, entre réalité, rêves et fiction. Dans « Chevreuse » l’auteur  de  « La Place de l’Etoile » (prix Nimier et prix Fénéon), « Boulevards de ceinture » ( Grand  prix du Roman de l’Académie Française »), « Rue des Boutiques obscures «  (prix Goncourt), explore le passé de son narrateur et frère d’âme : Jean Bosmans, écrivain. L’Académie Nobel définit  Modiano tel le Proust d’aujourd’hui. « Proust affirmait que la mémoire spontanée involontaire était supérieure à la mémoire intentionnelle, que l’intuition était souvent supérieure à un jugement rationnel, et que l’art était de valeur supérieure à la science. » (Harold P.Blum/La Revue française de Psychanalyse /Topique).Cette  mémoire spontanée fait jaillir  de l’inconscient des « flashes » :  ces instants que l’on a l’impression d’avoir déjà vécus : « Michel de Gama lui tendait le briquet. À peine l’avait-il pris entre pouce et index qu’il retrouva une ancienne sensation.(…). Cette sensation le ramena brutalement quinze ans en arrière, et le choc était aussi inattendu que celui des autos tamponneuses de son enfance. »  Une sorte de flou artistique règne sur les souvenirs affleurant à la surface de la conscience   du narrateur, sans logique mais avec une splendeur étudiée, car toutes les scènes mémorielles sont soit des tableaux de la nouvelle figuration, soit des classiques de la psychanalyse :  beaucoup de coincidences. Ainsi, salle des pas perdus, le narrateur de «Chevreuse » espère récupérer son livre  aux objets trouvés: les « Mémoires » du Cardinal de Retz, l’un des livres de chevet de  Modiano. Que peut la littérature  face à l’oubli ?« Chevreuse », ce beau vocable français, devient dans ce roman sombre -voire désespéré- avec plusieurs niveaux de lecture,  un vade-mecum de l’ art poétique modianesque.  Une sorte de mot de passe. « Chevreuse », ou le rêve éveillé, tout romancier étant un somnambule errant à la recherche de lui-même, un peu perdu de vue depuis quelque temps, et à la recherche de ces êtres plus ou moins chers rencontrés jadis et naguère, effacés par le temps. « Nous sommes entrés dans la vallée de Chevreuse», avait dit Camille, cette fin d’après-midi-là, en se tournant vers lui. Le paysage avait changé comme si l’on avait franchi une frontière. Et par la suite, chaque fois qu’il suivrait le même itinéraire depuis Paris et la porte d’Auteuil, il éprouverait la même sensation : celle de glisser dans une zone fraîche que les feuillages des arbres protégeaient du soleil». Avec « Chevreuse » Patrick Modiano exprime une douleur secrète : cette séparation d’avec lui-même remontant à  son enfance aux « joues froides », avec pour conséquence ce froid intérieur  permanent, qui  fige les élans,  accentuant la distance entre les autres et soi. Une paroi vitrée.L’écrivain  ne peut la briser qu’en exerçant son art qui le protège et le définit. « Mais il entrait dans une zone où le temps était suspendu, et d’ailleurs il le vérifia, quand il s’aperçut que les aiguilles de sa montre étaient arrêtées » Chevreuse est la définition de l’art du roman.

Réunissant  les « fragments épars » d’une vie devenue -comme toutes les vies, aussi réussies soient elles-, une sorte de rébus confus, un film saccadé, parfois incohérent, avec ici ou là des moments- clefs sauvés de l’oubli, le narrateur de Patrick Modiano espère trouver un sens à ce tremblé qui s’enfuit.Les êtres croisés jadis et naguère à Chevreuse ou ailleurs, dans la vie ou au détour d’un chapitre- qu’ils nous aient fui ou aimés- ont des reproches à nous faire. « Et, ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à̀ distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman »,  recommande le narrateur, tournant les pages du manuscrit en cours : le roman que nous lisons. « Avec le temps » ce rébus qu’est toute existence devient un puzzle de plus en plus compliqué, voire incompréhensible, même et surtout pour les protagonistes. « Auteuil. Voilà un nom qui sonnait d’une drôle de façon pour lui. Auteuil. Mais comment mettre en ordre tous ces signaux et ces appels en morse, venus d’une distance de plus de cinquante ans, et leur trouverun fil  conducteur ? » s’interroge Jean Bosmans, le narrateur et sosie de Modiano. Pourquoi cet endroit ? Ces adresses,  ce rendez-vous dans  un café de la rive gauche ou dans cet immeuble d’Auteuil ? Bien cachée dans « Chevreuse »  se trouve la clef du roman et  Patrick  Modiano nous met sur la piste, puisque  Camille de sa jeunesse est surnommée « Tête de Mort » « Dès leur première rencontre, il avait remarqué chez Camille une grande aptitude au silence. Les gens, d’ordinaire, en disent beaucoup trop. » Patrick Modiano  peint le mystère des existences,  ces  fantômes aux numéros de téléphone obsolètes, vestiges d’ autres époques.  Il retrouve ces  figurants rencontrés   jadis et naguère à Paris -ou dans le Midi ; ( au passage,  l’auteur de « Chevreuse » rend hommage  à son ami Pierre Le -Tan (1950-2019), illustrateur -entre autres- de « Paris de ma jeunesse »et de « Memory Lane »- réédité chez Stock  en janvier :  par le texte, Modiano  reproduit un dessin de Le- Tan : époustouflant). Et une sorte de pied-de -nez à la mort, personnage central de « Chevreuse ».  Patrick Modiano l’évoque peu, malgré le surnom  de « Camille » (« Tête de Mort »), mais la faucheuse hante chaque phrase, chaque page de « Chevreuse ». Comment penser le passé et le peindre,  cinquante ans  plus tard, s’interroge Modiano. Que peut la mémoire ? « Son professeur de philosophie lui avait confié jadis que les différentes périodes d’une vie – enfance, adolescence, âge mûr, vieillesse – correspondent aussi à plusieurs morts successives. De même pour les éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible : quelques images d’une période de sa vie qu’il voyait défiler en accéléré avant qu’elles ne disparaissent définitivement dans l’oubli ». Narration somptueuse, rêveuse méditation. Autoportrait en creux. L’art imite la vie lorsqu’il s’agit de réunir les morceaux épars du puzzle mémoriel afin de se retrouver soi-même et de rendre la vie aux autres, devenus des fantômes. « Chevreuse » rappelle le questionnement de Pedro Calderon de la Barca  dans « La vie est songe » (1635). « Qu'est-ce que la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand des biens est peu de choses, car toute la vie est un songe, et les songes,  des songes ». Avec « Chevreuse », Modiano fait œuvre de philosophe comme il l’a fait dans chacun de ses romans, mais plus clairement- plus sévèrement dirais-je-  comme s’il  voulait nous transmettre  un message qui l’obsède et le tourmente malgré l’art qui est sa respiration. Et malgré ce côté déchirant des êtres que l’on croise, que l’on aime,  puis que l’on oublie, comme si nous étions installés sur un manège  qui tourne trop vite pour que nous en comprenions le mécanisme.« Et puis, il y eut un long silence entre eux trois, qu’il essayade rompre, mais il ne trouvait pas les mots. On était arrêté porte Molitor, à la frontière de Boulogne et d’Auteuil, et il se souvint qu’il était né par ici. La semaine précédente, il était venu chercher un extrait d’acte de naissance dont il avait besoin à la mairie de Boulogne-Billancourt» Décidément, ces derniers temps, le passé se rappelait à lui, un passé qu’il avait oublié depuis longtemps » .

 Ce trente-neuvième livre de Patrick Modiano est  doté d’une puissance inégalée et ce n’est  pas pour rien que l’auteur de « Chevreuse »  a choisi de  saluer Rainer Maria Rilke  à l’orée cette méditation métaphysique : «  Et tout cela pour quoi ? », conclut Rilke, désabusé. -  Pour la littérature,  qui sauve auteur et lecteurs », semble répondre Modiano, en optimiste désespéré. Avec « Encre sympathique », son précédent roman, l’auteur nous avait  déjà offert une fable superbe. A l’apogée de son art, Patrick Modiano approfondit encore son propos dans « Chevreuse » :  « Et le silence était si profond que l’on entendait le bruissement des feuillages ».                                         

Annick GEILLE                                                                                                                  

Chevreuse/ Patrick Modiano/Gallimard/18 euros

Extrait 1

La duchesse de Chevreuse

« Chevreuse. Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. Bosmans répétait à voix basse: «Chevreuse». Et s’il tenait le fil qui permettait de ramener à soi toute une bobine? Mais pourquoi Chevreuse? Il y avait bien la duchesse de Chevreuse, qui figurait dans les Mémoires du cardinal de Retz, longtemps l’un de ses livres de chevet. Un dimanche de janvier de ces années lointaines, en descendant d’un train bondé qui revenait de Normandie, il avait oublié sur la banquette du compartiment le volume en papier bible et à couverture blanche, et il savait qu’il ne se consolerait jamais de cette perte. Le lendemain matin, il s’était rendu gare Saint-Lazare et il avait erré dans la salle des pas perdus, la galerie marchande, et il avait fini par découvrir le bureau des objets trouvés. L’homme au comptoir lui avait remis tout de suite le volume des Mémoires du cardinal de Retz, intact, avec, bien visible, le marque-page rouge à l’endroit où il avait interrompu sa lecture de la veille, dans le train.page15image3784416

Il était sorti de la gare en enfonçant le livre dans l’une des poches de son manteau, de crainte de le perdre de nouveau. Un matin ensoleillé de janvier. La terre conti- nuait de tourner et les passants de marcher de leur pas tranquille autour de lui – du moins dans son souvenir. Passé l’église de la Trinité, il arrivait au bas de ce qu’il appelait « les premières pentes ». Il suffisait maintenant de suivre le chemin habituel en montant vers Pigalle et Montmartre.

Dans l’une des rues du Montmartre de ces années-là, il avait croisé, un après-midi, Serge Latour, celui qui chantait Douce dame. Cette rencontre – à peine quelques secondes – avait été un détail si infime dans sa vie que Bosmans s’étonnait qu’il lui revienne en mémoire.

Pourquoi donc Serge Latour? Il ne lui avait pas adressé la parole, et d’abord qu’est-ce qu’il aurait bien pu lui dire ? Qu’une amie, « Tête de mort », avait l’habitude de fredonner sa chanson Douce dame ? Et lui demander si, pour le titre de cette chanson, il ne s’était pas inspiré d’un poète et musicien du Moyen Âge nommé Guillaume de Machaut? Trois disques quarante-cinq tours chez Polydor la même année. Depuis, il ignorait ce qu’était devenu Serge Latour. Peu après cette rencontre furtive, il avait entendu dire par quelqu’un à Montmartre que Serge Latour « voyageait au Maroc, en Espagne et à Ibiza », comme il était courant de le faire à l’époque. Et cette remarque, dans le brouhaha des conversations, était restée en suspens pour l’éternité, et il l’entendait encore aujourd’hui après cinquante ans, aussi nette que ce soir-là, prononcée par une voix qui resterait toujours anonyme. Oui, qu’avait bien pu devenir Serge Latour? Et cette amie étrange que l’on surnommait « Tête de mort » ? Penser à ces deux personnes suffisait à lui rendre encore plus sensible la poussière – ou plutôt l’odeur du temps. »

Extrait 2

Il y avait de fortes probabilités qu’il n’ait rien dit du tout

« Elle refermait le cahier. Elle attendait qu’il fasse un commentaire là-dessus, et peut-être même qu’il lui donne la solution d’une énigme.

« Je connais les noms de certaines personnes. Si vous me confiez la liste, je suis sûr que, parmi tous ces noms, d’autres me rappelleront quelque chose. Et nous comprendrons mieux ce qui se passe ici. »

Elle l’écoutait attentivement et hochait la tête. Il était surpris par tant de bonne volonté.

«Il vaudrait mieux que vous ne reveniez plus ici la nuit, dit-elle. C’est trop risqué... Ce ne sont pas des gens de bonne compagnie. »

Il sentit qu’elle se faisait du souci pour lui et qu’elle cherchait même à le protéger. Et cela le toucha de la part d’une fille de si frêle apparence.

«Je serai rassurée quand je prendrai mon poste à Marymount. Et pour le petit, ce sera beaucoup mieux d’être inscrit là-bas. »

Elle était au bord de lui faire une confidence. Enfin, elle se décida :

«J’ai failli en parler au docteur Rouveix pour lui demander un conseil, mais maintenant que vous êtes là...

— Surtout, ne vous faites pas de souci. »
Il haussa les épaules et désigna la fenêtre entrouverte. «Je n’ai jamais vu un printemps aussi beau à Paris.» Elle avait le regard fixé sur la fenêtre et le feuillage du marronnier. Elle se tourna vers lui et, apparemment, toute inquiétude chez elle s’était dissipée.

Il se demandait s’il avait bien dit sur le moment : « Je n’ai jamais vu un printemps aussi beau à Paris», ou si ce n’était pas plutôt le souvenir de ce printemps-là qui lui faisait écrire ces mots aujourd’hui, cinquante ans après. Il y avait de fortes probabilités qu’il n’ait rien dit du tout. »

Copyright Patrick Modiano/ Chevreuse/ éditions Gallimard.

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