Panique morale et irresponsabilité politique : ce que le cas Aurélien Rousseau révèle de nos élites<!-- --> | Atlantico.fr
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Aurélien Rousseau, alors ministre de la Santé, le 22 août 2023 à Valence
Aurélien Rousseau, alors ministre de la Santé, le 22 août 2023 à Valence
©NICOLAS GUYONNET / HANS LUCAS / AFP

Panique

Alors que le système de santé français est en pleine déréliction et que la France connaît une surmortalité record, le ministre de la Santé a préféré démissionner en raison de l’allongement des conditions de résidence en France pour bénéficier des APL

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Jean-Paul Hamon

Jean-Paul Hamon

Jean-Paul Hamon est médecin généraliste à Clamart,  président d'honneur et porte-parole de la Fédération des médecins de France. Il a été la voix des généralistes dans toutes les crises récentes.

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Atlantico : Aurélien Rousseau, l’ancien ministre de la Santé et représentant de l’aile gauche de la macronie, a démissionné après le vote de la loi immigration. En quoi l’élite politique et la gauche cèdent-ils bien à une panique morale vis-à-vis de la loi immigration ? 

Michel Maffesoli : Certains disent que le ministre de la santé qui risque d’être rattrapé par divers dysfonctionnements du système de santé, notamment la fermeture de presque 6000 lits d’hôpital en 2023 et la catastrophe qu’a constituée la gestion de la crise du Covid aurait saisi le premier prétexte pour échapper à toute responsabilité. 

Je ne me prononcerai pas sur ce thème, mais je constate que le vote puis le « dévote » puis le « revote » de cette loi traduit bien ce qu’est devenu le monde politique : une théâtrocratie. 

Cette loi ne changera pas fondamentalement la question de l’immigration : ni elle ne la régulera, ni elle ne résoudra la difficile question de la coexistence sur un même territoire de populations aux habitudes culturelles, religieuses, domestiques très différentes. Nous passons d’une société homogène à une société hétérogène dans laquelle chaque personne se définit par rapport à ses appartenances communautaires : son origine, sa religion, ses préférences et ses passions. C’est cela la question fondamentale à laquelle est confrontée notre société et le débat tel qu’il est mené par les politiques ne fait que l’effleurer. 

Comment définir cette panique morale à laquelle cèdent la gauche et les élites politiques ?

Michel Maffesoli : Ce qui fait la cohésion sociale, le ciment d’une société, ce qui permet le vivre ensemble c’est une éthique commune. La morale est un ensemble de valeurs abstraites et déconnectées des situations concrètes. Au contraire l’éthique est l’ensemble des règles communes que se donne une communauté. (Cf. M.Maffesoli, Morale, éthique et déontologie, Éditions Fondapol). C’est vrai que la gauche joue et surjoue la « panique morale ». 

Qu’est-ce que la panique ? Ce sont ces bruits, cette confusion que créent le dieu Pan ou Dionysos d’ailleurs qui en est une autre forme, pour sidérer le peuple et introduire un nouvel ordre social. La panique morale est donc le spectacle, sorte de bacchanale que jouent les politiques pour attirer le peuple. Mais bien sûr ils ne sont en rien paniqués ni d’ailleurs moraux. On ne peut pas dire qu’ils aient de l’empathie pour ces « immigrés » figure moderne du prolétaire voire de l’esclave qu’ils laissent à l’abandon sous les échangeurs d’autoroute et autres lieux de relégation. Cette « panique morale » est pure mise en scène. (cf. mon livre L’Ombre de Dionysos, 1988).

Alors que le système de santé français est en difficulté et que la France connaît une surmortalité record, le ministre de la Santé a préféré démissionner en raison de l’allongement des conditions de résidence en France pour bénéficier des APL. Comment expliquer que le ministre quitte son poste alors qu’il reste tant à faire pour redresser notre système de santé ? 

Jean-Paul Hamon : La démission du ministre de la Santé n’a rien à voir avec les difficultés du système de santé. Ce choix est motivé par sa conviction personnelle suite à la réforme de l’aide médicale d’Etat. Le projet de loi immigration ne garantit plus que les aides médicales d'urgence. Il vaut pourtant mieux prévenir que guérir. Il vaut mieux soigner un diabète que de soigner un coma diabétique qui coûte infiniment plus cher en réanimation. Il est préférable de soigner la tuberculose ou l’hypertension artérielle que de traiter les complications de la tuberculose ou d’un accident vasculaire cérébral qui vont avoir un coût plus important pour le système de santé. Le ministre a préféré partir. Il craignait sûrement que ses propositions en matière de santé ne puissent pas être retenues et appliquées.

En quoi la réalité et les difficultés du système de santé ne sont pas une fatalité mais le produit de choix ou de non choix politiques ?

Jean-Paul Hamon : Les médecins et les professionnels de santé sont au bord du découragement face aux choix et aux failles de l’action politique en matière de santé. Les téléconsultations sont par exemple un outil qui est très mal utilisé. Le choix politique d’installer 300 télécabines de consultation dans les gares SNCF constitue clairement une dégradation de la qualité de la prise en charge des patients.

Depuis 25 ans, les gouvernements ne font rien pour enrayer la désertification médicale. Je me suis engagé dans le syndicalisme en 2002 pour alerter les politiques sur la dégradation du système de santé, sur la désertification à venir, il suffisait de regarder la pyramide des âges des médecins en formation. Il aurait été possible d’agir il y a 20 ans.

Le numerus clausus a augmenté mais de manière trop insuffisante. Rien n’a été fait pour inciter les jeunes médecins à s'installer. 

Depuis le début de la présidence d’Emmanuel Macron, j'assiste à la marginalisation de la médecine libérale, au démantèlement de la médecine de proximité. La classe politique est en train de faire croire à la population que le médecin de proximité pourrait être remplacé par des actes qui pourraient être faits par les infirmières, par le kinésithérapeute, par les pharmaciens ou par la téléconsultation. Or, il s’agit clairement d’une dégradation de la qualité de prise en charge des patients.

Le pouvoir politique avait déjà montré son mépris à l’égard des médecins généralistes lors de la pandémie de Covid-19. Les dirigeants ont incité les patients à composer le 15, le numéro du SAMU plutôt que de contacter les médecins. Alors que les médecins généralistes ont payé un lourd tribut lors de la crise sanitaire et que nombreux d’entre eux sont morts, Edouard Philippe et Olivier Véran lors de leur conférence de presse au début de la pandémie n’ont pas une seule fois mentionné les médecins libéraux. Ils ne parlaient que des hôpitaux. L’exécutif semblait avoir décidé de se passer de la médecine libérale.

 Les renouvellements d'ordonnance par les infirmières n’est pas anodin également. Cela réinvente les officiers de santé du temps de Madame Bovary.

Tous les signaux sont absolument désastreux. Comment la classe politique et les dirigeants peuvent-ils accumuler autant d'erreurs dans le domaine de la Santé ? 

Jean-Paul Hamon : L’exécutif cherche à faire une diversion avec la fin de vie et les EHPAD. François Braun, lorsqu’il était encore ministre de la Santé avait osé dire, dans un message publié sur les réseaux sociaux, que le déplacement des infirmiers allait être augmenté de 10 %. Quand vous savez que les infirmiers se déplacent pour 2,50 € et que cela passe royalement à 2,75 € et que le ministre ose faire un tweet sur cette augmentation, cela s’apparente à une véritable gifle alors que l’on parle sans arrêt du maintien à domicile des personnes âgées et  de la fin de vie à domicile.

J’assiste depuis 20 ans à une dégradation de la qualité de prise en charge des patients, au mépris de la médecine de proximité.

Alors que l’on devrait avoir un système qui marche de façon optimale avec un hôpital qui communique et qui travaille en collaboration avec la médecine de ville, il y a en réalité une espèce de concurrence entre la médecine de ville et l'hôpital. Le gouvernement instaure ce climat et l’encourage.

Au regard de ce constat et avec ce rapport des politiques au système de santé, est-ce que cela ne s’apparente-t-il pas à un exercice de communication et à des postures de plus en plus déconnectées de la gestion du réel ? Et est-ce que l'on assiste à une panique morale de la part des hommes politiques pour la gestion de la santé ?

Jean-Paul Hamon : Cela va bien au-delà de la panique morale, ils sont enracinés dans leurs convictions et aveuglés. Ils sont persuadés qu’ils prennent de bonnes décisions. C'est ça qui est terrible.

Si les médecins osent dire que les téléconsultations sont une dégradation de la qualité de prise en charge des soins, les politiques ont tout de suite l'injure à la bouche. Et les médecins sont alors traités de corporatistes. Il serait temps que les électeurs se réveillent. La plupart des décisions prises en matière de santé par l’exécutif n’incitent pas à la protection de la médecine de proximité. Comment les hommes politiques peuvent imaginer se passer de la médecine de proximité ? La téléconsultation est bien trop rapide. Il n'y a aucune coordination avec le médecin traitant. Il n'y a aucune coordination, aucune continuité des soins. Est-ce que c'est à ça que doit ressembler la médecine de demain ? Nous avions publié avec Daniel Rosenweg « Qui veut la peau de nos généralistes ? » aux éditions Albin Michel.  Les plans de l’exécutif et de la classe politique en matière de santé conduisent à la destruction de la médecine de proximité. En réalité, il n'y a absolument aucun courage politique.

La campagne de Bruno Le Maire contre les arrêts maladies et les médecins généralistes est aussi un autre exemple de la dérive et de la panique morale de la classe politique.

On assiste à une dégradation de la qualité de la prise en charge des patients, au démantèlement de la médecine générale. On dégoûte les jeunes de vouloir s'installer en libéral. En mettant une incitation financière de 60 millions d'euros sur la table, il pourrait y avoir 1.500 médecins en plus qui s’installeraient dans les déserts médicaux. Est-ce que vous pensez qu'au ministère de la Santé, quelqu'un y a pensé ? Non, parce qu’il n'y a aucun médecin libéral au ministère. 

Quels sont les autres exemples concrets de cette panique morale à laquelle cèdent les élites politiques et la gauche ? 

Michel Maffesoli : Je ne ferai pas de distinction entre la gauche et l’ensemble des élites politiques. Celles-ci se cramponnent aux valeurs du monde moderne qui est en voie de disparition, remplacé par cette postmodernité qu’ils ne veulent pas voir. 

Ce qui est en jeu, c’est la fin de notre République Une et Indivisible, dans laquelle chaque individu a une identité stable. Nous vivons ce que j’ai appelé la « tribalisation de la société », c’est-à-dire le passage de l’individu à la personne, chaque personne se définissant par le ou les groupes auxquelles elle appartient, de par son origine, de par ses croyances, de par ses pratiques culturelles, de par ses attachements. Inventer un « être-ensemble » à partir de cette diversité, de cette pluralité, voilà le défi de notre époque que les élites, attachées à leur pouvoir et leurs privilèges ne sont pas à même de relever. Ayons le courage de dire que c’est la fin de « l’idéal démocratique » (Hannah Arendt) et qu’est en train d’émerger ce que j’ai appelé l’idéal communautaire. (M. Maffesoli, Etre postmoderne, Cerf, 2018).

La stratégie de La France Insoumise et les déclarations choc de Jean-Luc Mélenchon ne sont-elles pas un autre avatar de cette panique morale au sein de la classe politique ?

Michel Maffesoli : La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon se situent eux aussi dans une vision tout à fait dépassée, celle de la révolution à venir, celle de la société parfaite à construire. Et ce sans référence à une tradition, à un enracinement. 

Et dès lors ils participent de la théatrocratie qu’est devenue la démocratie. Platon déjà pointait cette évolution de la démocratie finissante. Tout n’est plus que jeu de rôles, déclarations grotesques. C’est l’ère du « fake généralisé ». (cf ; posface de H. Strohl dans Être postmoderne, Emmanuel Macron, icône ou fake de la postmodernité).

Le journaliste Jean-Michel Apathie sur le plateau de Quotidien a expliqué que le projet de loi immigration était sans précédent au regard du conditionnement des aides sociales par rapport à la nationalité. Or, il faut bien avoir résidé pendant 5 ans en France pour bénéficier du RSA et dix ans pour l'ASPA, l’allocation de solidarité pour les personnes âgées) ou être titulaire d'un titre de séjour permettant de travailler depuis au moins 5 ans pour la prime d’activité. N’est-ce pas là un autre exemple de panique morale ? Ce projet de loi immigration et les critiques à son encontre ne sont-elles pas un autre exemple de la panique morale ?

Michel Maffesoli : J’avoue que je ne suis pas très au fait du fonctionnement d’un système social toujours plus compliqué et bureaucratique. On est bien loin de l’idéal de la Charité comme Amour de l’Autre. Et c’est bien pourquoi les débats autour de telle ou telle mesure de politique sociale relèvent à la fois des comptes d’apothicaire et des déclarations morales creuses. Ce que Nietzsche nommait la moraline. 

Le traitement et les réponses en France du conflit entre Israël et le Hamas ou la guerre en Ukraine ne sont-ils pas aussi des exemples de la panique morale des élites politiques et de la gauche ?

Michel Maffesoli : Je ne me sens pas compétent pour prendre position sur des questions de géopolitique. Je constate seulement qu’il y a un « narratif » qui se répète, à propos des « crises » que nous traversons, celle du Covid, la guerre d’Ukraine, le conflit israélo-palestinien. Une logique binaire, identifiant des « bons » et des « méchants », un discours « guerrier », une manipulation de l’opinion en agitant différents « dangers », plus ou moins réels, tels la gravité d’une crise sanitaire, les conséquences en termes de pénurie de la guerre, l’exacerbation des conflits inter-religieux etc. Cette logique binaire est dépassée, il faut avoir une attitude « bifocale », ce qui fut toujours ma position, ce que mon maître Julien Freund m’a appris, la neutralité axiologique. 

 Je constate aussi que les « vrais experts », c’est-à-dire les personnes ressources, sommités en matière scientifique, en diplomatie et géopolitique (Didier Raoult, Dominique de Villepin par exemple) n’ont que peu la parole par rapport aux experts de plateaux qui donnent docilement la réplique aux élites politiques. 

Mais ce jeu de rôles fait de moins en moins illusion, la classe politique de  gauche comme de droite apparait surtout attachée à défendre ses postes et ses places. Le peuple fait sécession, l’abstention en est le témoignage le plus clair.  

Michel Maffesoli est auteur de “La faillite des élites”

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