Nouveaux chiffres Frontex : la crise des migrants n'a plus beaucoup à voir avec la Syrie ni avec des réfugiés de guerre<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans des pays comme l'Érythrée, les départs durent depuis de longues années également et sont liés au régime politique.
Dans des pays comme l'Érythrée, les départs durent depuis de longues années également et sont liés au régime politique.
©Reuters

En passant par la Libye

La crise syrienne, toute massive qu'elle est, a masqué d'autres crises migratoires d'importance. L'arrivée de migrants en provenance d'Afghanistan, d’Érythrée ou du Soudan, par exemple, constitue une situation largement préoccupante, les crises impliquées étant plus structurelles que celle de Syrie.

Jacques Barou

Jacques Barou

Jacques Barou est docteur en anthropologie et chargé de recherche au CNRS. Il enseigne les politiques d’immigration et d’intégration en Europe à l'université de Grenoble. Son dernier ouvrage s'intitule La Planète des migrants : Circulations migratoires et constitution de diasporas à l’aube du XXIe siècle (éditions PUG).

 

 

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Atlantico : Frontex publiait ce 15 septembre ses derniers chiffres relatifs à la crise migratoire. La route "méditerranéenne est" affiche une chute de 97% du nombre de migrants tandis que d'autres routes, comme celle au départ de la Libye, présente des chiffres stables. Quel état des lieux peut-on dresser de la crise migratoire qui touche l'Union européenne ?

Jacques Barou : On peut déjà constater que, depuis le lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, nous n'avons jamais assisté à des déplacements de population aussi massifs. Jusqu'à présent ces déplacement s'opéraient par des filières classiques, par l'est. Elles ont effectivement beaucoup diminué à présent : l'année du pic migratoire de cette crise, c'est 2015 plus que 2016.

En 2016, du fait des différentes mesures qui ont été prises, les flux se sont ralentis. N'oublions pas non plus que l'essentiel des gens étant déjà passés, les candidats au départ se sont naturellement faits moins nombreux par la suite. L'accord entre l'Union Européenne et la Turquie a également contribué à la mise en place d'une certaine forme de barrière ; et donc au ralentissement de l'arrivée des migrants.

C'est à partir du deuxième trimestre 2016 que le ralentissement a été le plus net. Il est justement lié à cet accord ambigu (et critiquable) entre l'Union et la Turquie. Il a néanmoins prouvé son utilité et son efficacité en ce sens. L'Allemagne a été prise par surprise et a fait le choix de tenir le discours qu'elle a tenu. Cela se retourne contre elle politiquement et elle a assez vite compris que ce serait sans issue. Angela Merkel a donc fait le choix de passer un accord, contestable certes, avec la Turquie. Il a le mérite de ralentir les flux en provenance de la Méditerranée orientale. En revanche d'autres flux continuent sans que cet accord ne puisse rien pour les freiner.

Demeure cependant que l'Europe a été prise au dépourvu en 2015. C'est le signe d'une incapacité d'anticipation, et si "gouverner c'est prévoir", il y a clairement un manque. Ces flux étaient prévisibles, puisque la crise syrienne durait depuis 2011 et déplaçait déjà entre quatre et cinq millions d'individus vers des pays voisins (Liban, Jordanie, et cætera) dont on sait les difficultés qu'ils rencontraient pour les accueillir. La Turquie en accueillait également un certain nombre, bien que les conditions n'étaient pas très favorables (exploitation d'enfants, notamment). Il était loin d'être inenvisageable que ces individus, à qui l'Europe apparaissait comme une terre plus hospitalière, qu'ils tentent leur chance.

La crise syrienne a occupé les esprits et les médias durant un moment. Pour autant, ne constitue-t-elle pas, en un sens, l'arbre qui cache la forêt ? Ainsi, les départs en provenance de Libye, totalisant 117 900 personnes depuis le début de l'année, dont une majorité de Nigérians, Erythréens, et Soudanais, ou encore la route des Balkans, affichant quant à elle un total de 122 078 personnes sur la même période dont plus de 100 000 afghans ne sont-elles pas des crises plus structurelles ?

Comme nous l'évoquions tout à l'heure, d'autres flux persistent, malgré le ralentissement de ceux de la route méditerranéenne orientale. Ces flux font moins l'objet d'attention et ont été éclipsés par la crise syrienne. Ce sont pourtant des flux beaucoup plus constants, comme c'est le cas du flux libyen. Ce dernier profite évidemment du chaos qui dure depuis des années en Libye.

Ces individus viennent généralement des pays du Sahel, dont la croissance démographique est très forte. Les situations économiques ne sont pas nécessairement catastrophiques. Des pays comme le Niger, par exemple, ont vu leur population quadrupler sur les trente dernières années. Par conséquent, la jeunesse qui ne se satisfait pas d'un demi-chômage ou d'un chômage total est prête à partir ailleurs.

Dans des pays comme l'Érythrée, les départs durent depuis de longues années également et sont liés au régime politique. La dictature embrigade la jeunesse dans l'armée plusieurs années durant, ce que cherchent à fuir les populations. Des filières se sont constituées à travers la Libye jusqu'à l'Italie et fonctionnent assez bien. Nous en parlons pourtant plus depuis quelques années, du fait de la visibilité de la crise syrienne. Cela continue pour autant à un niveau conséquent.

J'ignore s'il est possible de dire de la crise syrienne que c'est "l'arbre qui cache la forêt". Si c'est le cas, cela reste un gros arbre, en cela que peu de pays connaissent une situation aussi difficile, aussi instable et qui déplace autant les populations. Il est indéniable, toutefois, qu'elle masque les autres crises. D'autres flux continuent à arriver depuis l'Afghanistan, qu'on oublie et qu'on retrouve pourtant à Calais. Les flux en provenance d'Irak – dont la situation est très sombre : violences, attentats – sont massifs. Les migrants irakiens sont nombreux. N'oublions pas non plus les individus qui se glissent parmi les réfugiés, souvent en provenance du Maghreb et qui partent pour des raisons principalement économiques.

Il s'agit effectivement de crises plus structurelles que la crise syrienne – et de crises qui durent depuis beaucoup plus longtemps. L'Afghanistan est dans une situation de guerre civile depuis les années 80. Cela n'a jamais véritablement cessé et ne semble pas prêt de s'arrêter : les talibans reprennent du terrain et désormais seul 30% du territoire est contrôlé par les partis pro-occidentaux au pouvoir. Ceux qui souhaitent échapper à cet état de guerre perpétuel continuent de partir. C'est indéniablement plus structurel. Le Soudan constitue aussi une crise plus structurelle, compte-tenu de la présence de deux Soudans – du Sud et du Nord. Les rivalités entre personnalités politiques représentant des groupes ethniques différents continuent et contribuent à mettre en place une guerre civile durable, presque perpétuelle. Là encore, les gens continuent de partir. 

Comment anticiper l'avenir ? Le gros de la crise est-il effectivement derrière nous ou, à l'inverse, la situation demeure-t-elle fragile ?

La situation reste très fragile. Pour le cas de la Syrie, il est possible que le gros de la crise soit passé, tout au moins à court terme. 

Cependant, si les relations avec la Turquie en venaient à se dégrader, il est fort possible qu'elle ne jouerait plus son rôle de frein. Pire encore, elle pourrait encourager les départs.

D'autres crises n'en sont pas encore, mais pourraient le devenir à l'avenir. Certains pays sont stables aujourd'hui, mais vont bientôt faire face à des échéances politiques potentiellement à risque, très incertaines. Sur fond d'économie devenue assez fragile en raison de la baisse des prix du pétrole, la succession d'Abdelaziz Bouteflika pourrait générer un certain chaos en Algérie. Du fait de son importance et de son influence en Afrique du nord, dans le monde arabe et dans le monde méditerranéen, la déstabilisation de l'Algérie pourrait être lourde de conséquence.

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