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No future... ensemble : cette fracture générationnelle béante qui menace de nous engloutir
©Jonathan NACKSTRAND / AFP

La vérité (des jeunes) est ailleurs

Génération Harry, Meghan, Greta... mais pas Mila ? Si les Britanniques condamnent dans leur grande majorité l’attitude du couple princier, il en va très différemment chez les jeunes dans les sondages. Idem sur les questions portant sur les politiques à mettre en œuvre face au dérèglement climatique en Europe. Quant à la laïcité, les jeunes ont divorcé de la vision traditionnelle française…

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico.fr : En 2020, Meghan et Harry, la duchesse et le duc de Sussex, ont annoncé qu'ils désiraient «se mettre en retrait de leur rôle de représentants permanents de la famille royale " et allaient "travailler à devenir financièrement indépendants". Une attitude qui a choqué la grande majorité de la population britannique à l'exception des Millennials.

Bien que les circonstances soient tout à fait différentes, l'attitude de Meghan et Harry peut être mise en relation avec le comportement des Millennials aujourd'hui. Alors que les générations précédentes peinent parfois à se reconnaître dans le modèle actuel de la société, elles en jouent néanmoins le jeu contrairement aux Millennials qui préfèrent se mettre en retrait. D'où vient cette fracture ? 

Edouard Husson : Les Millennials, que l’on appelle aussi « Génération Y », sont nés entre 1981 et 1996. Ils sont largement des enfants de soixante-huitards et ils ont gardé de leurs parents un désir d’autonomie et la tendance à mettre en cause systématiquement ce qui leur est légué. Par ailleurs, ils ont tendance à se protéger des conséquences de l’individualisme absolu, dont ils ont vu les dégâts chez leurs parents. La vie ne consiste plus, pour eux, en des engagements sincères successifs : dans la vie privée ou professionnelle, ils ne donnent qu’une partie d’eux-mêmes. Il faut dire qu’ils sont, beaucoup plus que leurs parents, des représentants de l’ère numérique. Ils ont vécu le saut du micro-ordinateur au smartphone et à la tablette comme quelque chose de naturel. C’est la première génération qui fait d’internet sa source quasi-exclusive d’informations. Ces dernières sont tellement abondantes et accessibles que les Millennials en consomment à la tonne, souvent sans esprit critique. 

Ce retrait qui là prend la forme d'une fracture n'est-il pas la somme des multiples fractures qu'ont vécu les générations antérieures ? 

Edouard Husson : Les Millennials sont une réalisation de la monade leibnizienne. La monade n’est pas violente vis-à-vis de ses congénères. Mais elle est, par conséquent, assez peu capable de supporter une violence externe. Regardez la sensiblerie de beaucoup de Millennials au moment du résultat du Brexit ou de l’élection de Trump. Le déni de réalité pouvait être commun avec la génération précédente. Mais la réaction était beaucoup plus fataliste que chez les parents, dont certains ont essayé, au parlement, d’arrêter le Brexit ou les grands-parents, aux Etats-Unis, de destituer Trump. Dans la génération Y, quand on est anti-Trump, on se replie encore plus sur soi. La réaction de Meghan est à la fois grotesque et significative : elle ne voulait pas habiter à Los Angeles tant que Donald Trump est président. Les deux réalités contre lesquelles les Millennials veulent se protéger sont, bien entendu les crises économiques, qui font partie du paysage et engendrent les fractures sociales, alors que leurs parents avaient pris les Trente Glorieuses comme naturelles ; et le caractère fragile du couple, puisque leurs parents leur ont légué la libération des mœurs. 

S'ils critiquent la société actuelle et souhaitent rompre avec elle, les Millennials n'y renoncent pourtant que partiellement : par exemple, ils ne renoncent pas à tout confort financier. Pourquoi ce renoncement partiel ? Est-ce la marque d'un certain égoïsme ? Quel regard les jeunes portent-ils sur leur pays, l'intérêt général, leurs responsabilités ? 

Edouard Husson : On n’a pas pour l’instant analysé en profondeur les conséquences de la révolution sexuelle. Les Millennials sont les premiers enfants de l’âge de la contraception généralisée. Nous ne mesurons pas encore la mutation que représente le passage d’un monde où l’on choisissait de ne pas avoir d’enfants, en jouant à cache-cache avec la nature, à un monde, où la stérilité de l’acte sexuel est la norme, grâce à la contraception généralisée et où l’on choisit de ne pas y avoir recours pour avoir des enfants. Les Millennials sont apparemment les enfants d’un choix rationnel de leurs parents : la paternité ou la maternité choisies et non plus subies. En fait, quand l’on réfléchit bien, on est passé de la rationalité naturelle et collective - il existait un âge de la vie où, sauf exception, on engendrait la génération suivante - à une rationalité beaucoup moins évidente, derrière les apparences, celles du choix individuel des parents - et, souvent de la difficulté qu’il y a à faire coïncider un « désir d’enfant » masculin et féminin. Le Millennial se le dit rarement mais il se sent beaucoup plus l’effet du hasard que ses parents ou ses grands-parents. Leurs parents étaient nés du fait qu’à chaque génération une société se reproduisait. Eux-mêmes sont nés d’un choix passager fait par deux parents qui, souvent, ne vivent plus ensemble au moment où les Millennials arrivent eux-mêmes à l’âge de se mettre en couple. Cela change tout dans le rapport à la collectivité, aux générations précédentes, à la nation etc...

Finalement outre l'expression d'un dégoût de la société n'est-ce pas aussi la marque d'une peur de l'engagement ? 

Edouard Husson : Les Millennials n’ont plus trouvé de cadres dans lesquels s’insérer. Ils manquent de consistance. Ils veulent garder à chaque instant une diversité d’options. Ce sont des existentialistes zappeurs. Les enfants de Sartre croyaient encore qu’ils avaient deux ou trois options au maximum à disposition - comme on n’avait que trois chaînes de télévision jusqu’au début des années 1980. Les enfants de Steve Jobs ont à chaque instant une infinité de possibles. Quand ils regardent dans le rétroviseur, ils ont le sentiment d’un hasard absolu, bien plus fort que le sentiment de l’absurde de leurs parents ; quand ils regardent vers l’avenir, ils renforcent le sentiment de l’absurde par le fait qu’ils choisissent, théoriquement, entre une infinité de possibles. Ils sont sceptiques sur le choix qu’ils font effectivement et se font des illusions sur le fait qu’ils auraient pu choisir un millier d’autres possibles. En fait, la société numérique offre souvent des possibilités identiques sous des apparences différentes. Harry et Meghan se racontent que le protocole de la famille royale les empêchait de se réaliser. Evidemment, Harry a peur que Meghan reproduise le destin de Diana sa mère. Mais le couple ne voit pas la banalité de la vie de starlettes qu’ils vont mener, qui va ressembler à celle de dizaines d’autres couples de Millennials riches et sera d’un conformisme étouffant. Aujourd’hui, l’originalité consiste au contraire à être conservateur, à réduire apparemment « sa liberté » pour mener une vie consistante, structurée par des institutions, dévouée aux autres et transmise à une nouvelle génération.  

Qu'ils portent sur le climat, sur le soutien à Harry et Meghan ou sur les thèses Woke, les sondages sont-ils en train de montrer que la rupture générationnelle est consommée ? 

Edouard Husson : Une fois que l’on a constaté les contrastes de générations, on est ramené à une évidence : chaque génération commence par se définir contre la précédente. Est-il étonnant que les Millenials donnent plus raison à Meghan et Harry qu’à la famille royale ? Qu’ils soient obsédés par les questions « climatiques » ? Qu’ils aient tendance à adhérer plus aux thèses « woke » ? Plus récemment, on a vu combien les discussions sur « le genre » pouvaient influencer la génération « post-millenials ». Un nombre disproportionné de jeunes gens n’est plus sûre de son « identité de genre ». En fait, il faudrait affiner le schéma du conflit des générations : l’enseignement, l’exemple, donnés par la génération des parents donnent lieu à une sélection, ils sont filtrés. Par exemple, la génération des parents a décidé de mettre les questions environnementales en bonne place dans les programmes scolaires. Les Millenials en ont fait une obsession. De même, les conséquences que la plus jeune génération tirera de la crise du covid 19 seront très différentes de celles formulées par leurs aînés. Pour autant, il ne faut pas oublier que les Millenials, comme leurs parents, changeront d’avis en vieillissant. Et surtout, ils ne sont pas un bloc. Ils sont moins des deux tiers à ressentir une solidarité générationnelle avec  Harry et Meghan. Le sondage, d’ailleurs, doit manquer une partie de la population, la moins aisée, qui ne partage pas les engouements ni ne participe aux débats du reste de la société. Ce que ce genre de sondages ne fait pas suffisamment ressortir c’est un éclatement social croissant à chaque génération.   

Bruno Cautrès : La notion de « conflit des générations » ou de « fracture générationnelle » est tout d’abord une notion qui n’est pas issue des dernières années. Dès les années 1960, cette thèse apparaît et elle remonte même plus loin dans le temps. L’âge est en effet l’une des données biographiques les plus simples à saisir et à mesurer. Mais derrière cette apparente simplicité des effets de l’appartenance à l’âge, se cache en fait une série de phénomènes différents : la période au cours de laquelle on a son âge (avoir 20 ans aujourd’hui ce n’est pas avoir 20 ans dans les années 1970 ou 1980), l’étape du cycle de la vie dans lequel on est engagé à l’âge que l’on a (avoir 30 ans ce n’est pas qu’avoir 5 ans de plus que d’avoir 25 ans, c’est aussi être plus probablement parent, avoir un emploi plus stable, avoir des crédits à rembourser, etc…). Des appartenances de différents âges à des cohortes d’âge peuvent également se manifester ; enfin, des effets de « génération » peuvent s’exprimer auprès de différents âges mais tous marqués par des évènements collectivement vécus ensemble : on pourra parler dans les années qui viennent d’une « génération Covid » pour tous ceux qui ont connu le confinement, le télétravail ou les différentes conséquences de l’épidémie. Tout ceci par dire que tous ces effets, qui peuvent s’entrecroiser, ne sont pas simples à saisir et à démêler.

Je remarque, dans les différentes études d’opinion auxquelles vous faites référence, qu’il faut être prudent à ne pas mélanger des phénomènes d’opinion aussi différents que le rapport des générations au changement climatique, aux déboires de la famille royale britannique ou à la « culture woke ».  Mais on peut voir dans ces différentes études toute la difficulté de mesurer les effets de l’âge : plusieurs de ces études montrent que c’est le niveau d’éducation plus que l’âge qui agit. Il se trouve qu’un lien existe entre les deux : les plus jeunes générations ont, en moyenne, des niveaux d’éducation plus élevés et ont été socialisées dans des systèmes sociaux où l’accès à l’éducation est plus ouvert qu’il y a trente ou quarante ans.  Globalement, les cohortes nées au cours du dernier demi-siècle ont ou plus facilement pousser leurs études ; ce sont des cohortes plus porteuses de ce que le sociologue américain Inglehart appelle la « post-modernisation » ou la « montée des valeurs post-matérialistes ». Ces valeurs sont porteuses de l’idée que l’autorité verticale est moins importante que le développement de liens sociaux plus horizontaux. Mon collègue Pierre Bréchon parle, dans ses travaux, du « chacun son choix », ce qui ne veut pas dire le « chacun pour soi » , mais ce qui veut dire une plus grande tolérance vis-à-vis de l’idée que c’est à chacun de trouver sa voie, qu’il n’y a pas forcément un seul modèle et qu’il faut rentrer dans le moule. C’est sans doute l’adhésion plus forte parmi les plus jeunes générations à ces valeurs qui explique les différences entre « générations » que vous pointez. A partir de tout ceci, il revient aux politiques de faire tenir tout le monde ensemble dans des sociétés de plus en plus diversifiées et ouvertes. 

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