Netflix, Amazon et Disney abusent-ils de leur position dominante dans le streaming ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Netflix a entrepris une stratégie d’intégration verticale dans la production, pour pouvoir bénéficier de contenus en exclusivité.
Netflix a entrepris une stratégie d’intégration verticale dans la production, pour pouvoir bénéficier de contenus en exclusivité.
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Concentration excessive

Le 16 Aout, la Writers Guild of America West, déjà en grève depuis plus de 100 jours contre les pratiques des studios de cinéma, a publié un « antitrust report » à travers lequel elles urgent les autorités de concurrence américaines d’intervenir contre les acteurs du streaming que l’association accuse d’abus de position dominante. Quelle est la nature du problème ?

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

Voir la bio »

Commençons par préciser que la Writers Guild of America West (WGA) ne vise pas tous les acteurs du streaming, mais trois entreprises en particulier qui, à elles seules, contrôlent quatre plateformes dominantes aux Etats-Unis : Netflix, Amazon (Amazon Prime Video) et The Walt Disney Company (Disney+ et Hulu).

Selon la WGA, la domination de ces trois entreprises sur les marchés les plus essentiels de la chaîne de valeur – production, distribution, marché de l’emploi- en ferait des « gatekeepers » de fait, c’est-à-dire qu’à l’instar des GAFAM, ces entreprises seraient en capacité d’imposer les conditions techniques et tarifaires d’accès à ces marchés. Le problème serait, toujours selon l’association, de deux ordres. D’une part, ces conditions d’accès seraient défavorables aux intérêts du consommateur et des travailleurs du secteur, au premier rang desquels figurent bien entendu les scénaristes. D’autre part, les stratégies de marché qui auraient permis à ces entreprises de dominer en un temps record le secteur du streaming auraient été particulièrement agressives.

Cela dresse un panorama très général, qui effectivement interroge. Très concrètement, que s’est-il passé ? Quelles sont les pratiques qui sont reprochées aux géants du streaming ?

C’est là que tout se complique. Car, si Netflix, The Walt Disney Company et Amazon dominant effectivement le secteur, leurs stratégies sont en partie différentes et appellent une lecture à la fois collective, car ces entreprises structurent ensemble le marché du streaming, et individuelle, car chacune d’entre elle a un impact différencié sur les différents maillons de la chaîne de valeur.

Commençons alors par Netflix. En quoi la stratégie de Netflix pose-t-elle problème ? J’ai le souvenir d’une entreprise dont l’arrivée sur le marché avait suscité beaucoup d’espoir parmi les professionnels, en cela qu’elle investissait dans de nombreux nouveaux contenus et introduisait une concurrence bienvenue dans l’industrie de l’entertainment audiovisuel. Cette époque est révolue ?

Elle l’est ! Netflix n’est plus un challenger, mais un leader de cette industrie. Et il se comporte comme tel. Le point de départ remonte au milieu des années 2010. A cette époque, Netflix comprend que les plus gros studios d’Hollywood – qui sont ses fournisseurs de contenu – vont passer à l’offensive sur ce marché au fort potentiel de croissance. Soit les studios vont lancer leurs propres plateformes et se gardant leurs productions en exclusivité comme autant de produits d’appel, soit ils relèveront significativement le prix auquel elles cèdent les droits d’exploitation de leurs œuvres à Netflix. C’est à ce moment que Netflix entreprend sa stratégie d’intégration verticale dans la production, pour pouvoir bénéficier de contenus en exclusivité. Il a multiplié les acquisitions, notamment celles qui lui permettent de booster ses capacités de productions (Albuquerque Studios, Scanline…) et son portefeuille de licences (Millarworld, Roald Dahl Story Company…). L’objectif d’une telle stratégie est double : sur le plan de l’acquisition de clients, cela permet de proposer des contenus originaux qui sont autant de produits d’appel, et sur celui de la performance opérationnelle, cela lui permet de réduire les coûts de production et de mettre la pression sur les studios indépendants et démontrant la capacité de pouvoir se passer d’eux. Ce dernier point avait d’ailleurs été exprimé explicitement dans une lettre aux actionnaires en date de d’octobre 2018.

A en croire la WGA, ce fonctionnement en silo, couplé au caractère incontournable de Netflix qui représente le débouché principal pour les producteurs de contenus, aurait eu plusieurs conséquences néfastes : suppression d’intermédiaires, mise sous pression des salaires et conditions de travail des scénaristes et des showrunners, contrôle total sur les propriétés intellectuelles et le travail créatif… Sur le plan plus macro, la WGA s’inquiète également de la trajectoire prise ces dernières années par la plateforme : augmentation des prix et réduction des investissements, notamment dans le contenu original. Nous y reviendrons.

Fin de l’âge d’or pour Netflix. Heureusement, les acteurs du marché – et notamment les scénaristes – peuvent compter sur la concurrence exercée par Disney ?

Disney est devenu un empire tentaculaire dans l’entertainment. Il avait déjà acquis le network ABC en 1995, mais c’est surtout depuis le milieu des années 2000 qu’il a multiplié les acquisitions stratégiques : Pixar en 2006, Mavel en 2009, Lucasfilm en 2012, Fox en 2019. Ce qui fait de The Walt Disney Company à la fois le deuxième distributeur le plus important pour la TV et les séries, et l’un des deux plus gros employeurs pour les scénaristes de séries ou de longs métrages, que ce soit à destination des cinémas, de la TV ou des plateformes de streaming.

Cette situation pose de nombreux problèmes. La concentration de licences culturelles extrêmement puissantes (Star Wars, Marvel, Indiana Jones, Aliens…) fait de Disney un incontournable pour de nombreux créatifs. De plus, avec Hulu et Disney+, l’entreprise contrôlerait plus de 40% du marché du streaming aux Etats-Unis, faisant de lui un débouché incontournable pour bien des producteurs de contenus… avec les pressions que l’on peut imaginer sur les salaires, le contrôle sur la création, ou les conditions de travail. La WGA précise d’ailleurs que le contrôle que Disney exerce sur le marché est tel qu’il a pu se permettre de largement décroître sa production cinématographique (-65% entre 2009 et 2017), tout en supprimant tous les studios acquis susceptibles de créer de la concurrence (par exemple, le studio d’animation Blu Sky de la Fox, fermé suite à l’acquisition du network par Disney en 2019). Et tout comme Netflix, l’entreprise a pu augmenter ses tarifs, que ce soit sur Disney+ et Hulu.

Reste alors Amazon. On peut imaginer que lorsqu’un acteur aussi puissant intègre un marché aussi intensif en capital que celui de l’entertainment, les investissements affluent et cela fini par ruisseler sur l’ensemble des acteurs de l’industrie ?

Ce n’est pas si simple. D’autant que s’il y a des similitudes avec ce qui peut être reproché à Netflix et Disney, certaines pratiques sont vraiment spécifiques à Amazon.

Pour ce qui concerne les similitudes, on notera qu’Amazon a lui aussi opéré une stratégie d’intégration verticale en amont, en faisant l’acquisition de capacités de production et de studios, le rachat de MGM (James Bond) en 2020 faisant office d’opération la plus notable. Tout comme Netflix, Amazon se réserve l’exclusivité de ses productions. Pour les mêmes conséquences que celles décrites précédemment.

Il y a cependant quelques différences notables dans le cas Amazon. Tout d’abord, contrairement aux autres plateformes de streaming, Amazon Prime Video est un complément offert gratuitement à tout abonné du service de livraison premium d’Amazon (Amazon Prime). Ce levier à nul autre pareil a permis à Amazon de gagner rapidement une part de marché significative sur le marché du streaming. La seconde différence concerne l’intégration verticale d’Amazon vers l’aval, c’est-à-dire sur le segment de la distribution OTT, au moyen de son appareil Amazon Fire TV. Il faut garder à l’esprit qu’aux Etats-Unis, près de 90% des connexions à la TV ou aux plateformes de streaming se fait via une TV connectée ou un appareil dédié. Avec 36% de part de marché, Amazon partage avec Roku le leadership sur ce segment de la distribution et en devient donc un partenaire difficilement contournable. Sa position de gatekeeper sur ce segment lui permettrait, selon la WGA, non seulement de faire bénéficier Amazon Prime Video d’un avantage concurrentiel de visibilité et d’accessibilité, mais aussi d’imposer des conditions d’accès à son interface particulièrement défavorable à ses concurrents. HBO Max peut en témoigner. Parmi les pratiques alléguées : prises de commissions très importantes, partage des données clients et des inventaires publicitaires avec Amazon, accords d’hébergement avec Amazon Web Services

N'en jetez plus. Qu’est-ce que cette plainte nous raconte l’état de cette industrie ?

Je crois que le principal enseignement qu’il faut en tirer, c’est que nous sommes face à une industrie désormais mature et très largement financiarisée dont les principaux réservoirs de croissance, si tant est qu’ils existent, se trouvent majoritairement à l’international.

En conséquence, passée la phase d’euphorie où chaque acteur majeur de l’industrie de l’entertainment s’est imaginé lancer sa propre plateforme de streaming, nous entrons dans une phase particulièrement agressive de consolidation. Cette consolidation est la fois la résultante de stratégies « en silo » qui visent à gagner et retenir des abonnés via des contenus majoritairement exclusifs, mais aussi la volonté des marchés financiers en quête de performances. La consolidation est susceptible de permettre d’assécher suffisamment la concurrence pour pouvoir augmenter les prix, mais aussi baisser les coûts en réduisant les volumes de production, le besoin en créativité, et les débouchés possibles pour les parties prenantes, employés et studios et scénaristes indépendants en tête. C’est en substance ce que nous raconte la WGA à travers son rapport. Dans un marché qui se consolide, les acteurs qui survivent finissent par avoir un tel pouvoir de marché qu’ils peuvent imposer leurs conditions à tout l’écosystème, notamment dans une optique de réduction drastique des coûts, et augmenter tendanciellement les prix.

J’en profite pour ouvrir une parenthèse particulièrement savoureuse. Car, la financiarisation de la stratégie, dans cette industrie compétitive et extrêmement intensive en capital, crée son propre paradoxe. Je veux dire par là que pour alimenter une telle stratégie, il faut mettre la main sur des capacités de production et des licences très onéreuses. Ces acquisitions, dans un contexte d’enchères entre les compétiteurs suivant la même stratégie, finit par endetter de façon massive les conglomérats. C’est notamment le cas pour The Walt Disney Company qui a du mal à digérer sa fusion avec la Fox. C’est cet endettement, à plus forte raison que les potentiels de croissance de l’industrie se tarissent et que la concurrence entre géants s’installe, qui rend impérieux la recherche rapide de cash, les coupes massives dans les coûts et l’augmentation des prix en étant la résultante. Mais pour gagner suffisamment de pouvoir de marché pour parvenir à résoudre cette équation, il convient d’aller encore plus loin dans la consolidation et chercher de nouvelles proies. Jusqu’au jour où ce jeu devient même trop intensif en capital pour ceux qui l’ont initié. Il se murmure qu’Apple serait ainsi en embuscade pour profiter d’une potentielle défaillance de Disney ou Netflix. ET combien de temps des entreprises telles que Paramount, Warner Bros Discovery ou Sony Pictures, acteurs majeurs de leur industrie mais devenues des petits poissons dans ce capitalisme ultra-financiarisé, pourront encore demeurer « indépendantes » ?

Le contexte est effectivement particulièrement sombre. Qu’est-ce que proposent les scénaristes pour remédier à la situation ? Est-ce que ça peut aboutir ?

Les scénaristes demandent aux autorités antitrust de bloquer les futures opérations de consolidation, d’enquêter sur la licéité des pratiques de marché de ces trois entreprises au regard du droit de la concurrence, et de manière générale, de renforcer la régulation sur le marché du streaming. L’idée est donc non seulement de limiter la capacité des trois géants à augmenter encore leur pouvoir de marché, mais de restreindre également leur capacité à en (ab)user.

Quant à savoir si cela peut aboutir, il ne me revient pas de dire le droit en lieu et place d’un juge à la concurrence. Néanmoins, trois éléments semblent favorables à la WGA dans cette affaire. Le premier, c’est un retour au premier plan de l’antitrust aux Etats-Unis, sous l’impulsion de l’administration Biden. Le deuxième concerne les signaux renvoyés par le marché. La capacité des acteurs à augmenter régulièrement les prix sans avoir à déplorer une fuite massive d’abonnés semble dessiner les contours d’une industrie où les clients sont relativement captifs. J’observe d’ailleurs que leurs stratégies en silo les rend davantage complémentaires que concurrents : bien des ménages sont multi-abonnés de façon à avoir accès à des contenus présents exclusivement sur l’une ou l’autre des plateformes. Quant à la pression que ce trio fait peser sur l’ensemble de l’écosystème, nous ne pouvons que le présumer. Il reviendra aux autorités de mener leur enquête, mais cela fait partie des éléments qui pourraient – le cas échéant – être retenus à charge contre les géants du streaming.

Enfin, le troisième élément favorable réside dans le fait qu’un précédent existe dans cette industrie. Dans les années 1970, la TV américaine était alors contrôlée par trois majors verticalement intégrées sur la production et la distribution : NBC, ABC et CBS. La Federal Communication Commission était alors intervenue à travers le règlement Financial Interest and Syndication Rules (Fin-Syn) pour limiter drastiquement le pouvoir de marché des trois leaders. La concurrence qui a pu se mettre en place, à la fois sur le segment de la production, mais aussi de la distribution TV et câble, avait permis l’émergence de nombreux acteurs et contenus diversifiés dont ont pu bénéficier les consommateurs et les travailleurs de cette industrie. Et bien que ce règlement a pu être suspendu en 1993, le secteur est demeuré depuis sous l’étroite surveillance des autorités de régulation et antitrust. Il est d’ailleurs étrange de constater qu’au titre de la « Dual Network Rule », un groupe comme Disney n’est pas autorisé à posséder deux parmi les quatre principaux networks TV (c’est à ce titre qu’il a dû renoncer à récupérer le network de Fox lors de la fusion de 2019), mais que rien d’analogue ne soit prévu sur le marché du streaming, devenu pourtant incontournable. Quoi qu’il en soi, les deux situations présentent de troublantes similitudes. Reste à savoir si les mêmes causes produiront les mêmes effets.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !