Moins de places en psychiatrie, plus de gens en prison : le pacte faustien dont les Français paient le prix<!-- --> | Atlantico.fr
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Une secrétaire médicale a été tuée à Reims.
Une secrétaire médicale a été tuée à Reims.
©JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Troubles mentaux

La mort de l'infirmière agressée au couteau à l'hôpital de Reims n'est malheureusement que la dernière tragédie en date imputable à une personne atteinte de troubles psychiatrique sévères.

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève est délégué général de l'Institut pour la Justice. 

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Valérie-Odile Dervieux

Valérie-Odile Dervieux

Valérie-Odile Dervieux est magistrate, déléguée Unité Magistrats SNM FO.

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Atlantico : Une secrétaire médicale a été tuée à Reims. Le suspect, qui «semble souffrir de troubles sévères» d'après le parquet et la chambre de l'instruction, doit statuer sur la question de l'irresponsabilité dans une précédente affaire. Mais les expertises psychiatriques des prévenus se multiplient. A quel point y a t'il une prévalence des troubles mentaux chez les délinquants à l'heure actuelle ?

Valérie-Odile Dervieux, déléguée Unité Magistrats SNM FO : Je pense que ce qui prend de l'ampleur, c'est la difficulté croissante de l'administration pénitentiaire face aux conditions de détention et à la surpopulation carcérale en raison notamment des troubles dont sont atteints certains détenus et de l'absence de données précises sur le sujet. Il est vrai que , l'abus de stupéfiants et de substances de synthèse ne fait rien pour arranger la situation. De même, le comportement dangereux provenant de personnes présentant des troubles psychologiques ou psychiatriques pose deux problèmes.

Tout d'abord, il est difficile de trouver des médecins psychiatres pour effectuer les expertises nécessaires à la procédure pénale , étant donné la pénurie existante. Ensuite, se pose la question de la gestion de l'enquête et de l'instruction lorsque les personnes impliquées sont soit altérées soit incapables de discerner les faits. Quelles mesures de sûreté prendre dans de tels cas ? En cas de détention provisoire, des soins peuvent être donnés en détention. Des obligations de soins peuvent être imposées dans le cadre d'un contrôle judiciaire. Mais le manque de moyens de la psychiatrie publique impacte tout ! Il y a aussi des individus ayant des troubles psychologiques ou comportementaux qui ne relèvent pas de la psychiatrie.

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En réalité, tout cela pose avant tout une question d'évaluation par les experts. Nous pouvons avoir une évaluation psychiatrique via un examen rapide pendant la garde à vue, mais cela ne correspond pas à une expertise et les experts se font rares, ne sont pas disponibles ou refusent des missions mal payées ( niveaux de rétribution insuffisant, processus de paiement souvent plus fluides voire pire).

Dans une récente communication (LINKEDLN), je mentionnais la possibilité d'envisager la mise en place effective d'un dossier unique de personnalité (DUP) qui permettrait d'obtenir immédiatement des données sur la personnalité des mis en cause, données qu'il resterait à actualiser. Cela permettrait certainement aux juges d'instructions et au parquet de faire e progresser plus rapidement les investigations et d'envisager plus rapidement, en tant que de besoin, la probabilité d'une irresponsabilité pénale.

De fait, cela affecte nécessairement les décisions prises si une expertise conclut à une altération ou une absence de responsabilité au moment des faits.

Il convient également de mentionner que la réforme de la responsabilité pénale issue de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure , pose encore davantage de problèmes, que je ne développerai pas ici.

En ce qui concerne cette personne, étant donné que les actes, qui feraient l'objet d’une audience devant la chambre de l'instruction compétente vendredi 26 mai 2023, ont été commis avant l'entrée en vigueur de la loi du 24 janvier 2022 sur la responsabilité pénale, nous nous trouvons toujours dans le cadre de l'ancien régime.

Cela signifie (Articles 706-119 à 706-140 du code de procédure pénale) que le juge d'instruction, à la fin de l'enquête, a pu décider  : soit, s'il y a une irresponsabilité pénale, en se basant sur les expertises, de prononcer un non-lieu directement, soit d’en saisir la chambre de l'instruction.

C'est ce qui se produit le plus souvent. Cela parait être le cas en l’espèce.

Dans ce cas, l'audience devant la chambre de l'instruction n'est pas un appel d'une ordonnance de non-lieu, mais une saisine pour statuer, dans le cadre d'une audience publique, contradictoire et en présence notamment des médecins psychiatres commis, sur les charges, sur la responsabilité pénale et, en cas d'irresponsabilité  et de charges avérées, sur des mesures de sûreté spécifiques, par exemple une hospitalisation en psychiatrie sans consentement.

C’est ce qui s'est passé dans l'affaire HALIMI.

« Les deux tiers des hommes détenus en maison d'arrêt et les trois quarts des femmes sortant de détention présentent, à la sortie de prison, un trouble psychiatrique ou lié à une substance », note une étude rendue publique au mois de février. Si la prison peut favoriser l'émergence de ces troubles, ces données ne montrent-elles pas que des personnes nécessitant un suivi psychiatrique finissent en prison par manque de prise en charge ?

Valérie-Odile Dervieux : Il est indéniable qu'il y a un grand nombre de détenus qui présentent des troubles comportementaux fréquemment liés aux addictions, des troubles psychologiques voire psychiatriques. Cela soulève la question de la gestion de ces détenus en milieu carcéral.

Je ne sais pas si leur nombre augmente, mais c'est en tout cas une vraie problématique pour l'administration pénitentiaire.

Un rapport de la Contrôleuse générale des lieux privatifs de liberté aborde ce sujet.

La grande interrogation réside dans la question de savoir si ces détenus ont vraiment leur psychiatrie est une option mais les établissements psychiatriques ne sont pas des prisons. Le principe de la psychiatrie est de prodiguer des soins et des traitements externes, mais si ces individus ne se soumettent pas à ces soins, il y a un risque de récidive. De plus, l'une des caractéristiques de nombreuses pathologies psychiatriques est le déni de la maladie, l'agnosie.

Par conséquent, la question se pose : sûr qui pèse le risque que cela représente ?

Vous allez participer mardi prochain à une conférence sur  la prison, vous y évoquerez la nécessité d'une politique publique ambitieuse de psychiatrie. Quel est l’enjeu ?

Valérie-Odile Dervieux : Nous allons faire un point sur la régulation actuelle et centrer notre réflexion, en ce qui concerne ma table ronde, sur le fait que les nouveaux textes vont vraisemblablement aggraver la situation.

En effet, la réforme issue loi du 24 janvier 2022 prévoit la création de deux infractions pour les personnes déclarées irresponsables, infractions  caractérisées par la prise de toxiques ou d'alcool dans « un temps proches » de la commission des faits pour lesquels elles sont déclarées irresponsables.

Cependant, il faudra également évaluer si ces individus étaient responsables au moment de la prise de ces substances. Cela nécessitera davantage d'expertises et de procédures, ce qui complexifie la situation. Le texte créé également une sorte de « récidive médicale : si une personne a déjà été déclarée irresponsable pour des faits comparables et qu'elle commet des faits de même nature, elle encourt des peines aggravées  voire la transformation de la qualification de l'infraction de prise de toxiques de délit en  crime.

Les praticiens ne savent pas encore très bien comment cela va fonctionner, ni la loi ni le décret d'application, ni la circulaire ne sont précis  sur ce sujet et il n'y a pas encore de jurisprudence.

En tout cas, l'idée générale est que les nouveaux textes risquent de ne pas faciliter les choses, notamment en ce qui concerne la recherche d'experts. Que ce soit en psychiatrie publique ou en psychiatrie libérale, trouver des experts qualifiés n'est pas une tâche facile.

À quel point, comme aux Etats Unis, observe-t-on une hausse des places de prison au détriment des places en psychiatrie ?

Valérie-Odile Dervieux : Le problème ne se pose pas en ces termes. Il n'y a pas de hausse significative en l’état de places de prisons, mais il y a clairement une diminution des places de psychiatrie . C'est plutôt une situation « loose/loose ».

La question se pose à tous les niveaux, en ce qui nous concerne, Le nombre de places  notamment en maison d'arrêt est tellement  et structurellement  insuffisant que, par exemple, la règle de l'encellulement individuelle est repoussée d'année en année depuis 150 ans : la  surpopulation pénale rend tout plus complexe. Les nombreuses et complexe règles d’aménagement des peines n’y changent rien.

Parallèlement, on a une psychiatrie publique à l’abandon. C'est un vrai sujet de société. D'autant qu'il y a certaines pathologies qui induisent de la délinquance.

Les chiffres de la criminalité et de la délinquance constatés en France en 2022 ont été publiés par le ministère de l'intérieur le 31 janvier 2023. La quasi-totalité des indicateurs sont en hausse par rapport à l'année 2021. Les homicides ont augmenté de 8%, pour atteindre 948 victimes. Dans quelle mesure les Français paient-ils le prix d’une diminution des places en hôpitaux psychiatriques ?

Valérie-Odile Dervieux : Il est indéniable que si nous avions une psychiatrie publique correctement dotée, avec des ressources et des places disponibles, cela faciliterait les choses. Est-ce que cela pourrait en éviter ? Nous n'en savons rien. En réalité, nous avons deux sujets récurrents qui se posent : l'état psychologique et psychiatrique des personnes détenues, ainsi que la manière dont elles sont prises en charge, ou pas, et leur suivi après leur sortie.

En tant que magistrate membre du syndicat Unité Magistrat SNMFO, je constate que la situation est complexe pour les professionnels, y compris pour les policiers qui sont confrontés à des personnes souffrant de pathologies, et qu’elle est insatisfaisante pour les détenus, les victimes et les personnels pénitentiaires qui font un travail remarquable et particulièrement délicat. Cela soulève des difficultés concrètes pour les magistrats qui recherchent des experts en psychiatrie.

Comment renouer avec une psychiatrie plus ambitieuse qui permettrait de faire mieux fonctionner tout le système judiciaire et pénal ?

Valérie-Odile Dervieux : Je pense que le programme de construction de prisons est une mesure qui va dans le bon sens, contrairement à ce que certains assurent, la création de places de prison n'entraine pas l'augmentation du nombre de détenus !  Cela permettra plus simplement de créer des lieux de détention dignes, adaptés aux différentes peines et aux différents profils.

En ce qui concerne le suivi médical, notamment en psychiatrie publique, il est pertinent de s'adresser au ministère de la santé pour obtenir des informations précises. Cependant, il est indéniable que disposer de ressources adéquates facilite la gestion de ces situations, contrairement à une gestion en situation de pénurie, qui est toujours complexe.

Lorsqu'il s'agit de personnes dangereuses, il est légitime de se poser des questions sur la meilleure approche à adopter. Ces questions reviennent régulièrement et nécessitent une réflexion approfondie.

Comment le gérer au quotidien finalement ?

Valérie-Odile Dervieux : C'est d'abord tous les jours la recherche d'experts, avec plus ou moins de choix. Ensuite, ce sont des décisions sur les mesures de sûreté qui ne sont pas forcément satisfaisantes. On fait des notices : risque suicidaire, doit voir un psychiatre rapidement, etc. Ensuite c'est l'administration pénitentiaire qui gère, et elle fait beaucoup, mais ce n'est pas satisfaisant ni sur le plan humain ni sur celui de la sécurité. Trouver un expert est une galère de tous les jours. Et même quand on en trouve, il est difficile de les convaincre de se rendre en détention.

Atlantico : Une secrétaire médicale a été tuée à Reims. Le suspect, qui «semble souffrir de troubles sévères» d'après le parquet et la chambre de l'instruction, doit statuer sur la question de l'irresponsabilité dans une précédente affaire. Mais les expertises psychiatriques des prévenus se multiplient. A quel point y a t'il une prévalence des troubles mentaux chez les délinquants à l'heure actuelle ?

Pierre-Marie Sève : Le chiffre habituellement mis en avant est d’un détenu sur 4, mais cela inclut tous les troubles psychiatriques. Des plus graves au moins graves. Le Sénat a récemment estimé que le nombre de malades psychiatriques les plus graves (ceux manifestement inadaptés à la prison) était autour de 10%, un chiffre énorme. Aux Etats-Unis (et certainement dans le reste de l’occident), les chiffres sont sensiblement les mêmes. Dans l’Etat de Washington par exemple, on avait estimé cette prévalence à 20 ou 30%.

À quel point, comme aux Etats Unis, observe-t-on une hausse des places de prison au détriment des places en psychiatrie ?

Pierre-Marie Sève : Aux Etats-Unis, il y a en effet eu une concomitance troublante entre baisse drastique du nombre de malades en hôpitaux psychiatriques, puis d’augmentation du crime, puis d’augmentation de la population carcérale, puis enfin de baisse relative du crime.

Historiquement, les asiles psychiatriques ont eu très mauvaise presse aux Etats-Unis (et dans tout l’occident) à partir du début du XXe siècle. La France était même pionnière en la matière avec notre Michel Foucault national, qui a violemment critiqué l’enfermement de manière générale, mais sans offrir de solution alternative. Mais à l’époque, ces critiques ont eu pour point d’orgue la loi Kennedy sur la prise en charge de la maladie mentale. Celle-ci était supposée combattre l’internement forcé et a marqué le début de la baisse du nombre de lits d’hôpitaux psychiatriques.

Mais naturellement, cela n’a pas éradiqué les maladies mentales. Aujourd’hui, un auteur comme Christopher Rufo estime que 3 institutions ont remplacé les asiles psychiatriques : la rue, la prison et les urgences des hôpitaux. Il prend notamment l’exemple d’une ville moyenne de l’Ouest américain, Olympia. Là-bas, 94% des lits en asiles ont été supprimés en 50 ans. Le résultat ? Un immense camp de tentes mis en place par la ville fait office d’asile à ciel ouvert. Et vu l’augmentation dramatique des problèmes de dépendances aux drogues, notamment les opioïdes, la situation ne peut qu’empirer.

On peut nuancer cette affirmation en rappelant que corrélation n’est pas causalité absolue : la baisse du nombre de malades en hôpitaux psychiatriques ne me semble pas être la seule explication pour l’augmentation de la criminalité. D’autres causes semblent logiquement avoir influencé la criminalité comme les transformations démographiques dans les centres-villes. Et à l’inverse, les techniques policières ont eu un effet clairement prouvé et progressif sur la diminution de la criminalité.

Mais les chiffres existent dans de telles proportions qu’il est impossible de nier leur lien.

Les chiffres de la criminalité et de la délinquance constatés en France en 2022 ont été publiés par le ministère de l'intérieur le 31 janvier 2023. La quasi-totalité des indicateurs sont en hausse par rapport à l'année 2021. Les homicides ont augmenté de 8%, pour atteindre 948 victimes. Dans quelle mesure les Français paient-ils le prix d’une diminution des places en hôpitaux psychiatriques ?

Pierre-Marie Sève : Ce qui est certain, c’est que le nombre de lits en hôpitaux psychiatriques est en baisse constante depuis 40 ans, année après année. Aucun gouvernement n’a pris la mesure de ce problème et ne l’a réglé. Un rapport de 2019 à l'Assemblée nationale estimait que le nombre de lits avait été divisé par 2 depuis 1990. A noter toutefois que la France reste au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE. Et comme aux Etats-Unis, où met-on ces malades psychiatriques ? Dans la rue, en prison et aux urgences.

La réduction de la délinquance et de l’insécurité passe-t-elle par une augmentation des admissions en hôpitaux psychiatriques ? Comment faire pour mieux détecter les individus à risque et réduire les passages à l’acte ?

Pierre-Marie Sève : Oui, nous le répétons depuis des années : tout comme le nombre de places de prison, il faut absolument augmenter le nombre de lits en hôpitaux psychiatriques pour régler le problème de l’insécurité.

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