Martin Gurri : « La vague populiste n’a accouché que de pseudo idéologies qui s’essoufflent tout autant que les élites mainstream »<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans les sondages, Donald Trump est le favori pour être le candidat des républicains en 2024.
Dans les sondages, Donald Trump est le favori pour être le candidat des républicains en 2024.
©Anna Moneymaker / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Soif de pouvoir

Entretien avec l’ancien analyste de la CIA qui avait notamment prédit les gilets jaunes et qui dresse aujourd’hui un portrait au vitriol de l’état des démocraties libérales que ni leurs élites, ni leurs contestataires (ou les deux en même temps dans le cas d’Emmanuel Macron) ne parviennent à tirer du marasme politique.

Martin Gurri

Martin Gurri

Martin Gurri est un analyste, spécialiste de l’exploitation des "informations publiquement accessibles" ("open media"). Il a travaillé plusieurs années pour la CIA. Il écrit désormais sur le blog The Fifth Wave. Il est l'auteur de The Revolt of The Public and the Crisis of Authority in the New Millennium (Stripe Press, 2014).

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Atlantico : Vous qui avez prédit les succès des populistes bien avant la plupart des autres analystes politiques considérez désormais que la vague populiste dans les démocraties libérales a échoué comme ont échoué avant elle les printemps arabes. Vu d’Europe et plus particulièrement de France avec la dynamique enregistrée par Marine Le Pen, ce point de vue surprend…

Martin Gurri : En termes purement politiques, le populisme n’a pas vraiment échoué. Meloni se porte bien en Italie. Orban a remporté une réélection retentissante en Hongrie. À la grande surprise de tous – y compris du mien – Trump semble faire son grand retour. Les partis populistes en Allemagne, en Suède et ailleurs en Europe gagnent du terrain.

Mais le véritable échec a été celui de l’imaginaire populiste. Les populistes semblent refléter le désir du public de s’en prendre à l’élite et aux institutions dirigeantes sans avoir d’alternative en tête. Il n’y a pas de programme populiste. Il n’y a pas d’idéologie populiste. Par conséquent, une fois élus, les populistes ne savent pas vraiment comment gouverner ni quoi changer. Ils génèrent une frénésie rhétorique, souvent accompagnée d’un chœur grec d’élites horrifiées, mais il s’agit surtout de théâtre. Trump et Bolsonaro sont partis et ont quitté le pouvoir avec peu de résultats.

Vous savez, le pouvoir est un objectif en soi pour les populistes exactement comme ça l’est pour les autres responsables politiques. Mais la liberté, elle, a besoin d'un cadre explicatif, d'un programme, d'une idéologie capable de susciter l’adhésion.

Pour autant, je pense que la soif politique de rejet des élites est loin d’être étanchée, à la fois sous la forme de révoltes de rue et de populisme. Et il faut reconnaître que la classe politique mainstream entretient largement ce rejet, parfois jusqu’à la caricature, dans sa manière d’ignorer des revendications populaires objectives ou de réduire ceux qui ne pensent pas comme elle à l’état de pleureuses méprisables. En comparaison, les élites contemporaines font apparaître Marie-Antoinette comme sensible et généreuse d’esprit.

Cependant, comme je l’ai déjà dit, la politique de simple rejet des systèmes en place échouera tant que sa seule modalité sera l’envie de répudier. On ne peut pas reconfigurer le gouvernement dans un vide d’idées positives.

Vous venez de publier un long article « Le monde avant le dégel » dans lequel vous affirmez que la différence entre le monde d’avant - celui de l’après guerre et du 20e siècle - et le monde d’aujourd’hui réside dans l’idéologie. Qu’entendez-vous par là ? Après une phase de triomphe des démocraties libérales apaisées, les idéologies se sont-elles à nouveau radicalisées ?

Le XXe siècle a été LE siècle de l’idéologie. La Première Guerre mondiale et la Grande Dépression avaient détruit la foi dans la démocratie libérale et il y avait un peu partout une forte demande de religions politiques alternatives. Il s’agissait d’un mouvement de masse qui cherchait à renverser l’ancien ordre libéral. Sous les oripeaux de « l’avant-garde » et du « leadership éclairé », les maîtres de ces mouvements assumaient une immense autorité morale : ils pouvaient déclencher des guerres sauvages ou massacrer des populations entières à volonté. Dans leurs principes et leurs conséquences, les idéologies du XXe siècle étaient toutes des monstruosités mais elles représentaient d’authentiques tentatives pour s’attaquer aux grandes questions de l’époque.

Cette prise avec le réel a peu ou prou disparu. Les modèles idéologiques ont cédé la place à de pseudo-idéologies concoctées par les gens au pouvoir dans le seul but de s’y maintenir. Elles glorifient le statu quo et évitent soigneusement les questions dangereuses. Xi Jinping parle par exemple du « grand rajeunissement de la nation chinoise » alors même que son pays tombe dans une falaise démographique. La Russie poutiniste est coincée dans un rêve qui est à la fois Staline et Pierre le Grand. Les élites des pays démocratiques découvrent des situations d’urgence – le climat, la pandémie, la suprématie blanche – qui nécessitent que des pouvoirs extraordinaires soient accordés à la classe dirigeante.

Le monde d’aujourd’hui qui n’est plus soutenu que par des pseudo-idéologies sombre dans l’équivalent politique d’un dessin animé mis en pause. C'est le 21ème siècle. C'est notre monde.

Les idéologies du siècle dernier étaient radicales à l’extrême. Les pseudo-idéologies d’aujourd’hui sont des symptômes d’épuisement intellectuel et d’échec de l’imagination des partis et militants politiques.

Vous écrivez que "personne ne croit plus aujourd'hui à la révolution. Personne ne croit que la société puisse être radicalement transformée jusqu'à la perfection". Est-ce à dire que les gens éprouvent une certaine lassitude ? Est-ce cela qui conduit au populisme ?

Les responsables du monde d’aujourd’hui pourraient être facilement remplacés par un oracle d’intelligence artificielle – l’équivalent algorithmique de l’oracle de Delphes. Ce serait sans doute plus fertile en idées. Partout, les institutions dirigeantes perdent la confiance du public, mais les élites qui les contrôlent sont trop terrifiées pour opérer des changements significatifs : elles craignent l’effet Gorbatchev, par lequel des réformes bien intentionnées conduisent inexorablement à un changement de régime.

Pourtant, les peuples ne se résignent pas. Il sont toujours avides de changement. Et oui : c’est là l’attrait des populistes. Ils disent : « Nous sommes différents » – et c’est vrai, à bien des égards bizarres. Mais ni l’opinion publique ni les populistes n’ont d’idéologie de liberté à opposer à la pseudo-idéologie de contrôle des élites. Ils sont simplement contre. Ils s’opposent aux mauvais et aux bons présidents corrompus et aux institutions nécessaires, animés par une impulsion inarticulée qui aboutit souvent au nihilisme.

Vous dites aussi que l'ordre libéral a été discrédité et que les démocraties occidentales ne sont plus animées aujourd'hui que par de pseudo-idéologies. Que voulez-vous dire par là ? L’ordre libéral est-il un joyeux bazar impossible à stabiliser de manière durable ?

La démocratie libérale a été totalement discréditée dans la première moitié du XXe siècle, époque où, comme je l'ai dit, elle a été responsable d'un certain nombre de désastres politiques et économiques. Les institutions libérales ont perdu aujourd’hui la confiance du public car, malgré tous les beaux mots sur l’égalité et la fraternité, cela ressemble à une mascarade, à un jeu joué par ceux d’en haut aux dépens de ceux d’en bas. Les élites qui dirigent le système ne sont pas particulièrement libérales ni démocratiques : elles ont institué la censure quand ça les arrange et adopté des politiques controversées sans l’approbation du corps législatif élu.

Le rôle des pseudo-idéologies est de justifier les mesures antidémocratiques au sein de sociétés qui gardent l’apparence de la démocratie. Et ce tour de passe passe nˋa besoin que de quelques manœuvres qui n’ont rien de bien compliqué. 

Nous l’avons bien vu ces dernières années : les crises sont devenues des instruments d’action politique majeurs, que ce soit pour des défis planétaires comme celui du climat ou pour des enjeux à hauteur tels que l’identité sexuelle. On nous dit qu'il n'y a pas de temps à attendre, que nous sommes en état d’urgence ou en guerre, contre un virus ou x ou x ennemi plus ou moins cogité figuré. Ce sentiment d’urgence qu’on nous insuffle vise à démontrer que le temps du débat démocratique ou parlementaire serait contraire à l’éthique que la situation impose. Nous sommes sommés d’accepter un nouvel ensemble de règles qui confèrent invariablement un pouvoir arbitraire aux élites et affaiblissent les anciennes procédures démocratiques. Sous l’autorité de la science ou d’une moralité supérieure, nous n’avons d’autres choix que d’obéir.

Pourtant, je ne crois absolument pas que les démocraties libérales soient un gâchis ingérable. Elles sont tout simplement mal gérées. Le désordre actuel résulte en fait de l’échec lamentable de la classe dirigeante.

Selon vous, l’échec de nos démocraties tient principalement au regard complaisant que nos dirigeants ne peuvent s’empêcher de porter sur les régimes autoritaires. Comment en sommes-nous arrivés à cette fatigue démocratique ?

Je ne pense pas que les dirigeants des nations démocratiques se sentent consciemment complaisants. Je pense qu’ils sont paniqués, et pour cause, ils se tiennent au sommet du volcan et peuvent entendre le grondement en contrebas. Ils envient sans totalement se l’avouer les régimes autoritaires comme celui de la Chine et tentent d’emprunter les méthodes chinoises – les confinements pandémiques, par exemple. Mais ces efforts se dissolvent dans un nuage de contradictions. Le Parti communiste chinois lui-même manque de justification cohérente : comme Mao dans son mausolée, le communisme est un cadavre peint. 

Quand certains en viennent à envier à mots plus ou moins couverts la Chine et son action politique planifiée et centralisée comme s’il pouvait s’agir d’un modèle politique transposable aux démocraties occidentales, à ce niveau d’hallucination, on n’est plus dans la rationalité mais dans le labyrinthe de la pseudo-idéologie.

Pensez-vous que Marine Le Pen et le RN - dont tous les sondages disent qu’ils ont le vent en poupe en France - incarnent une pseudo-idéologie à l’image de celles dont vous dénoncez les failles ?

Marine Le Pen et son parti appartiennent à une tradition politique conservatrice plus ancienne, dans laquelle la hiérarchie sociale, le catholicisme et la méfiance à l’égard des juifs et des immigrés planent comme des fantômes en arrière-plan. Mais il faut se demander : quel est son programme en positif ? Qu’accomplirait-elle ainsi que son entourage s’ils étaient élus ? Le Pen partage cela avec des populistes plus contemporains comme Trump : elle n’a pas d’idéologie, pas même vraiment de pseudo-idéologie de projet, mais existe politiquement comme un symbole de rejet et de contestation de l’existant.

Les Français sont extrêmement conservateurs. Ils brûlent des voitures lors de manifestations de rue mais se gardent bien d’engager tout changement fondamental. Quand les élites ostracisent Le Pen, c’est exactement le même mécanisme : brûler symboliquement l’effigie d’une ennemie en ne souhaitant surtout pas qu’elle disparaisse pour de vrai. Les choses sont certainement plus compliquées mais cela n’a pas vraiment d’importance tant que demeure cette équation : aussi longtemps que Marine Le Pen pourra être diabolisée lors du dernier tour des élections présidentielles et que toutes les personnes qui se pensent «d’honnêtes démocrates» se mobiliseront pour voter contre elle, la Cinquième République se cantonnera à des présidents qui représentent une petite minorité des électeurs.

Que pensez-vous enfin d'Emmanuel Macron ?

Je vais traduire cette question par : « Quelle est votre évaluation de la performance d’Emmanuel Macron en tant qu’animal politique et président ?

Macron est à cheval sur les deux côtés du grand fossé entre le public et les élites. Il accède à la présidence grâce à une vague de révolte contre les anciens partis politiques. En Marche a recruté des milliers de citoyens ordinaires et leur a permis de donner le ton de sa première campagne présidentielle. Beaucoup pensaient qu’ils œuvraient en faveur d’un changement politique fondamental ; il va sans dire qu’ils ont été amèrement déçus.

Corps et âme, Macron est une créature des élites. Comme dans un film d'horreur, sa tête est tournée vers l'arrière et ne peut que regarder le XXe siècle. Il rêve de jouer Jupiter dans l'Olympe mais ce qu'il veut vraiment, c'est être Charles de Gaulle. C’est impossible à bien des égards. De Gaulle ne serait plus lui-même aujourd’hui : au lieu d’une personnalité imposante, contrôlant tous les moyens de communication, il ne serait qu’une voix de plus dans une tour de Babel numérique. Dans cet environnement, Macron n’est guère plus qu’un bruit irritant. Il a fait face à des soulèvements de rue en 2018, 2022 et encore en 2023 – de cette expérience, il n’a rien appris et n’a rien changé.

L'opinion publique française souhaite réduire ses distances avec les institutions de la Ve République. Ils attendent de leurs élus qu'ils les représentent. C'est, à mon avis, une demande raisonnable. La démocratie n’est pas jupitérienne. Macron, un politicien avisé, adepte de la manipulation des institutions à son avantage, pourrait être exactement le contraire de ce que veut le public.

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