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Mais qui croit encore à la démocratie ? Une étude américaine choc montre à quel point la question brûle...
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Confiance perdue

Une étude publiée dans un article de l'American Political Science Review de l'Université de Yale vient de révéler que seuls 3,5% des Américains -toutes appartenances politiques confondues- se disent être prêts à changer leur intention de vote dans l'hypothèse où leur candidat adopterait un comportement anti-démocratique ou violent.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico.fr : Une étude publiée dans un article de l'American Political Science Review de l'Université de Yale vient de révéler que seuls 3,5% des Américains -toutes appartenances politiques confondues- se disent être prêts à changer leur intention de vote dans l'hypothèse où leur candidat adopterait un comportement anti-démocratique ou violent. Que faut-il retenir des recherches ? 

Edouard Husson : Tout d’abord, il s’agit d’une recherche limitée, qui aborde seulement partiellement la question de l’attachement à la démocratie. On demande aux Américains s’ils abandonneraient leur candidat dans la mesure où il aurait un comportement anti-démocratique. Seulement 3,5% changeraient de champion. On a un cas concret, lors d’une élection au Congrès dans le Montana, où le candidat républicain a perdu les nergs et poussé un journaliste. Il y a bien eu un transfert de voix de ce montant mais qui ne lui a pas coûté l’élection. Les auteurs de l’article sont plutôt surpris par le fait que les électeurs démocrates ne se distinguent pas des Républicains en l’occurrence. Ils ont même constaté - autre question posée - que les Républicains respectaient plus le droit de manifester de l’extrême gauche que les Démocrates celui de l’extrême droite. Cette étude dit certainement des choses intéressantes mais elle ne peut être qu’une première approche de la question. 

Chloé Morin : Cette étude semble indiquer que le fait d'appartenir à un camp, avec ses valeurs, son identité, prime désormais sur le principe démocratique - ce qui jusqu'ici n'a jamais été le cas, il faut le souligner. Il est vrai que de plus en plus, les citoyens américains se reconnaissent dans une identité de groupe, et conçoivent l'affrontement électoral comme un combat, et non comme une recherche de compromis. Si bien que, si le prochain président des Etats Unis - Joe Biden, ou Trump - interdisait demain les élections, ou portait atteinte aux droits fondamentaux, selon cette étude ses partisans continueraient dans leur immense majorité à le soutenir. 

Cette étude est une preuve de plus que la tribalisation affaiblit la démocratie. Puisque nous nous affrontons non plus sur ce que nous voulons (quelle société voulons-nous construire?), ou ce que nous faisons (plus ou moins d'impôts, plus ou moins de dépenses en matière de santé, etc), mais sur ce que nous sommes, nous ne sommes plus prêts à faire la moindre concession au camp adverse. Or, nos institutions n'ont pas été conçues pour résoudre ce type de différends...

Atlantico.fr : Alors que ce résultat s'inscrit dans une série d'études de sciences politiques qui montrent la désaffection grandissante des Américains, et plus largement des Occidentaux, pour la démocratie, qui est pourtant le fondement de nos sociétés, comment en sommes-nous arrivés là ? Populistes incendiaires ou élites déconnectées, à qui la (plus grande) faute ? Et quid du cas de la France ? 

Edouard Husson : J’inverserais plutôt votre formulation. Ce n’est pas la démocratie ou la monarchie qui fonde une société. C’est la société qui porte un certain modèle politique. Nous assistons depuis quarante ans au paradoxe d’une victoire de la démocratie sur ses ennemis, suite à la chute de l’URSS. Or on se retrouve, une génération plus tard, avec un sentiment diffus de crise de la démocratie. On peut observer une tendance générale en Occident: arrêt progressif du débat au sein des élites, qui cessent d’incarner, devant les électeurs, des positions différentes. Du coup, les élites sans débat engendrent un mouvement populaire du « ni droite ni gauche » que l’on appelle commodément populisme. Les élites dénoncent ce mouvement comme anti-démocratique car il leur est opposé et il appelle au remplacement des élites en place. Ensuite, on a différentes évolutions possibles. En Grande-Bretagne, c’est un morceau des élites, à savoir le parti conservateur, qui a réussi à aspirer le populisme et à ramener un vrai débat, sur la question du Brexit. Aux Etats-Unis, c’est un membre de l’élite, Donald Trump, qui a pris fait et cause pour les populistes mais a transformé, de ce fait, l’un des deux grands partis, le parti républicain. En Amérique latine, on a une configuration différente car on a plutôt affaire à des populismes de gauche, qui parviennent au pouvoir dans un cadre assez classique d’opposition gauche/droite. Dans ce cas, l’opposition est d’emblée conservatrice, même si elle a des accents populistes. Le cas de la France est spécifique. Nicolas Sarkozy, en réaction à l’élection de Jacques Chirac à 80% contre Jean-Marie Le Pen, a cherché, en 2007, à récupérer l’électorat populaire, dans une sorte de campagne pré-trumpienne. Mais à la différence de Donald Trump, il n’a pas réussi à transformer ce populisme de droite en conservatisme. Du coup on a eu le retour du populisme, en la personne de Marine Le Pen, persuadée qu’elle peut réunir les peuples de droite et de gauche et du coup incapable d’arriver au pouvoir - il faut toujours un compromis avec une partie des élites pour y arriver. 

Chloé Morin :  Il faudrait plusieurs livres pour expliquer comment nous en sommes arrivés là ((j'essaierai de le faire dans un livre à paraître en janvier...)). Ce que l'on peut dire, c'est que les symptômes de la maladie sont assez semblables dans de nombreuses démocraties : sentiment que "voter ne sert à rien", que l'économie et le système politique sont des systèmes qui fonctionnent au détriment du citoyen "moyen", que les politiciens ne se préoccupent pas des citoyens, montée de la demande d'autorité, et recherche d'outsiders - figures toujours plus radicales, voire farfelues - pour "renverser la table"... Lorsqu'on observe cela, avec bien entendu des différences entre pays liées à leurs cultures propres, on ne peut pas se dire que le malaise démocratique serait lié à tel ou tel président - même Trump n'a pas inventé le malaise américain, il en est un symptôme, un révélateur, et sans doute un accélérateur aussi -, ou à tel ou tel système institutionnel. On ne peut même pas véritablement se dire que l'économie expliquerait tout - quoi de commun entre la situation économique des Etats Unis, de l'Italie, de la France? Et l'on ne peut pas non plus se dire que tel ou tel sauveur pourrait venir régler tous nos problèmes, ou que supprimer le Sénat, voter à 16 ans, ou gouverner à l'aide de conventions citoyennes suffirait à résoudre le problème. 

La question démocratique est globale, nous sommes sans doute à un tournant historique pour la démocratie, mais nous pensons trop rarement ce phénomène à l'échelle globale. Ce qui nous conduit à chercher des solutions purement nationales, souvent inadaptées et déceptives. 
Il est intéressant de noter que Tocqueville avait popularisé le concept de tyrannie de la majorité - le risque que les minorités soient opprimées par la majorité électorale -, mais c'est plutôt l'inverse que les citoyens ont le sentiment de vivre : aux Etats Unis, comme en France de plus en plus, c'est au nom d'une "majorité silencieuse", opprimée par des minorités organisées (ici les féministes, là les "marxistes", ou les immigrés... chaque pays a ses propres boucs émissaires) et qui ne serait pas prise en compte par les élites que beaucoup de citoyens se détournent des institutions. Ils n'en sont pas (encore?) à un point de rupture du consentement, pour la plupart, et se contentent de ne plus participer à un jeu dont ils ont de toute façon le sentiment qu'il n'est pas fait pour eux. Mais l'on peut imaginer qu'à mesure que le climat se dégrade, nous en arrivions là un jour.

Atlantico.fr :  L'étude réalisée par les chercheurs de Yale souligne aussi que les électeurs républicains sont plus prêts à sanctionner leur candidat s'il venait par exemple à réprimer violemment des manifestations d'extrême-gauche que les électeurs démocrates ne le sont vis-à-vis du leur s'il réprimait férocement des manifs d'extrême-droite. L'impulsion des Social Justice Warriors (ou guerilléros de la justice sociale) est-elle en train de pousser une partie de la gauche à remiser la démocratie libérale et ses compromis au placard de l'histoire ? 

Edouard Husson : C’est à l’honneur des chercheurs de Yale de ne pas dissimuler ce résultat. Cela ne fait que confirmer ce qu’on observe depuis quatre ans et ce que Christopher Lasch avait anticipé depuis le début des années 1990: le comportement sécessionniste des élites, qui se désolidarisent du reste de la société. Ce que Lasch n’avait pas poussé jusqu’au bout dans l’analyse - et il aurait sans doute eu du mal à la faire, étant un homme de gauche lui-même - c’est que c’est à gauche que ce phénomène est poussé le plus loin. Le parti démocrate est devenu aujourd’hui le danger n°1 pour la démocratie américaine. Il a été incapable de condamner la violence d’extrême gauche qui s’est déchaînée depuis le printemps. En soi, ce n’est pas surprenant, puisque la modernité politique a pour matrice la Révolution française qui repose sur un déni de démocratie par la gauche et l’extrême gauche, au nom de la liberté. Quand on voit le nombre de « pétitions » qui parviennent à l’Assemblée après le 20 juin 1792, félicitant Louis XVI d’avoir « sauvé la Constitution au péril de sa vie », on comprend que la majorité de la population à cette époque souhaitait une monarchie parlementaire et que la République naissante n’avait aucune majorité. La gauche aime les coups de force menés « au nom du peuple ». Le fascisme ou le nazisme eux-mêmes sont des mouvements d’extrême gauche qui ont réussi à séduire une partie de l’électorat de droite.

Chloé Morin : Ces résultats sont assez étonnants, car vu d'ici, ce sont les électeurs de Trump que l'on imagine ne pas "se rendre" à la volonté majoritaire, et refuser le principe démocratique. Je ne sais pas si l'on peut comparer, mettre en compétition les radicalités. Elles ont toutes leurs logiques propres, leurs histoires, celles des Etats Unis sont bien différentes de celles que nous avons ici et je me garderai bien d'entrer dans les comparaisons... 

Mais le paradoxe que vous pointez est intéressant car en effet, chez quelques mouvements radicaux à gauche, on voit monter cette contradiction entre les moyens mobilisés pour atteindre ses objectifs - anti-démocratiques - et les fins revendiquées (la liberté, l'égalité, etc). La radicalité qui vient de la gauche justifie ses dérives en expliquant que bien souvent, elle a été le "moteur de l'histoire" et notamment du progrès social. La question qui se pose est la suivante : peut-on accepter, pour atteindre un idéal plus social et démocratique (davantage d'égalité femme-homme, par exemple), d'utiliser des méthodes anti-démocratiques, attentatoires aux libertés fondamentales (par exemple, piétiner la présomption d'innocence d'un individu, en le livrant à la vindicte populaire, parce qu'il serait accusé d'actes attentatoires aux femmes?)? Cela revient à accepter de vivre dans une société où nos droits seraient dégradés, parce que cela permettrait d'atteindre un idéal plus tard... une logique contestable.

Atlantico.fr : Donald Trump a pu laisser entendre qu'il ne céderait pas le pouvoir s'il avait des doutes sur la légitimité de l'élection sans vraiment argumenter sur ce qui alimente ses soupçons de fraude, faut-il redouter un mois de novembre noir pour la démocratie ? 

Edouard Husson : Si l’on observe que le parti démocrate, depuis quatre ans, n’a cessé de vouloir délégitimer Donald Trump, on comprend mieux ce qui se passe. Faisant preuve d’un comportement qui aurait dû mener à des enquêtes journalistiques comme au temps du Watergate, Barack Obama a fait placer sur écoutes la campagne de Donald Trump. Que fait Bob Woodward, le héros de l’anti-nixonisme? Il publie un livre de ragots sur Donald Trump ! Le Russiagate n’en était pas un mais aucun journaliste n’a jamais voulu enquêter sur les liens financiers entre la Fondation Clinton et la Russie. Le fils de Joe Biden fricote avec l’Ukraine mais c’est contre Donald Trump que les Démocrates déclenchent une procédure d’impeachment. Cerise sur le gâteau, John Podesta, ancien Chief of Staff d’Obama, réunit autour un groupe d’anciens des équipes Clinton, Bush, Obama, pour imaginer des scénarios de confiscation de l’élection aux dépens de Donald Trump, pudiquement appelé le « Transition Integrity Project ». Cela s’est déroulé au mois de juin et a été publié début août. Le document est accessible sur internet. Qui en parle. Je pense donc pour ma part que Donald Trump a, sinon raison, du moins de sérieux arguments pour ne pas prendre d’engagements inconsidérés face à des adversaires qui depuis quatre ans ne respectent pas la vieille règle de reconnaissance de la victoire du candidat adverse. Le vote par correspondance va poser d’énormes problèmes. On a déjà relevé plusieurs exemples de destruction de bulletins de vote Trump par des militants démocrates. 

Chloé Morin : Il faut s'attendre, si les résultats étaient serrés, à une longue bataille juridique entre les deux candidats. Vraisemblablement, Trump utilisera tous les moyens à sa disposition pour contester les résultats s'il venait à perdre. Or, avec le vote par correspondance, il existe de multiples possibilités pour contester le moindre bulletin de vote. La seule manière d'éviter une longue et épuisante bataille juridique serait qu'un des deux candidats obtienne un score très large - ce qui paraît tout de même peu probable, mais sait-on jamais... Il faut en tout cas se préparer à des lendemains d'élection compliqués...

Au fond, ce que cette situation nous dit, c'est l'incapacité grandissante de nos institutions démocratiques - le vote, en l'occurence - à résoudre nos différends, et donc à ordonner la société autour d'une volonté majoritaire, à laquelle la minorité accepte de se soumettre. C'est le principe démocratique même qui est en cause par la tribalisation du débat et l'effondrement de la culture démocratique.  

Atlantico.fr :  La pandémie et les errements de beaucoup de gouvernants occidentaux ayant aggravé la défiance et brouillé la capacité de nombre de citoyens occidentaux à comprendre vraiment ce qui nous arrive, comment éviter les accidents démocratiques ? 

Edouard Husson : Vous avez raison, il y a des raisons d’être inquiets. C’est surtout parce que la droite a perdu sa boussole, ses réflexes de fond, « antitotalitaires ». Elle est faible face aux manipulations d’une gauche progressiste qui puise dans l’éternel arsenal des manipulations révolutionnaires. Regardez comme LR a peu défendu François Fillon en 2017. L’instinct de survie a manqué. D’une manière générale, j’attribue la perte de combativité de la droite aux compromissions occidentales - en général - avec la Chine populaire. A force de faire du commerce et de fréquenter politiquement le régime post-maoïste, on a fini, en Occident, par s’accommoder de beaucoup de comportements non démocratiques. Espérons que le comportement à la fois peu professionnel et peu respectueux des règles internationales de la Chine dans la crise du Coronavirus, combiné au retour visible d’une forme totalitaire de gouvernement, contribuera à réveiller la fibre démocratique des partis occidentaux, à commencer par la droite. 

Chloé Morin : La question qu'il faut se poser est la suivante : est-ce que "l'accident populiste" est pire que la désaffection électorale? Les exemples populistes ces dernières années - coalition Salvini, Trump...- ont été des épreuves pour leurs opposants, évidemment. Mais au fond, il existe un courant de la recherche politique qui considère que la tentation populiste est un moyen - mal adapté, souvent - utilisé par les citoyens pour reprendre un pouvoir qu'ils jugent confisqué par des élites interchangeables, et de déverrouiller un débat totalement atone et cadenassé. Voter populiste, finalement, ce n'est pas voter "contre la démocratie" - jusqu'ici, les populiste ont rendu le pouvoir au terme de leur mandat... il faudra voir avec Trump - mais voter pour que le débat s'ouvre davantage, que le citoyen ait de vraies options, qu'il n'ait pas l'impression de devoir alterner entre des élites politiques dont il voit de moins en moins ce qui les distingue vraiment. Au fond, le populisme serait une manière de bousculer la démocratie, pour qu'elle redevienne ce qu'elle devrait être : un système agrégeant les aspirations et les préférences, pour fonder un projet politique commun - dont l'objectif est souvent d'améliorer le bien être d'une partie ou de toute la population - autour de la volonté d'une majorité électorale.

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