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Mais quand l’Europe se rendra-t-elle compte qu’elle a un problème avec Erdogan au moins aussi grave qu’avec Bachar el-Assad ?
©Reuters

Tête de Turc

Les conditions troubles de la victoire du parti de Recep Tayyip Erdogan aux récentes élections législatives en Turquie ont fait des remous en Europe. Pourtant, le Président turc continue de donner le tempo à l'Union européenne et à la communauté internationale.

Roland Hureaux

Roland Hureaux

Roland Hureaux a été universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

Il est l'auteur de La grande démolition : La France cassée par les réformes ainsi que de L'actualité du Gaullisme, Les hauteurs béantes de l'Europe, Les nouveaux féodaux, Gnose et gnostiques des origines à nos jours.

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Atlantico : Les conditions troubles de la victoire du parti de Recep Tayyip Erdogan aux récentes élections législatives en Turquie ont fait des remous en Europe. Pourtant le Président turc semble continuer à donner le tempo à l'Union européenne (sur la question des migrants par exemple) et plus largement à la communauté internationale (le prochain G20 aura lieu à Antalya). Pourquoi ? Qu'est-ce qui fait du Président turc un interlocuteur apparemment incontournable ?

Roland Hureaux : La victoire du parti d'Erdogan apparaît d'autant plus surprenante qu'il était devenu très impopulaire dans son pays et que les pronostics ne lui étaient pas favorables. On peut donc soupçonner que l'élection a été irrégulière, ou à tout le moins que l'appareil d'Etat et l'appareil religieux qui en dépend ont été massivement mobilisés pour renverser le résultat. Dans la mesure où Erdogan est un des grands obstacles à la paix dans cette région, on peut en effet être choqué et surtout inquiet de ce résultat. Mais une partie du peuple turc qui s'apprêtait à fêter sa défaite l'est également.

Ce résultat présente par ailleurs des risques pour la Turquie : un vieux turc d'Anatolie nous disait récemment que, avec cette élection, la Turquie allait devenir l'Arabie saoudite ! Mais je suis pour ma part encore plus choqué que le coup de pouce décisif à la victoire ait été apporté par Angela Merkel qui, quelques jours avant le scrutin, est allée à Ankara promettre à M. Erdogan toutes sortes de choses : reprise des négations pour l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, libre circulation des Turcs dans l'espace Schengen, aide financière renforcée. Cet appui est ahurissant quand on sait le rôle pernicieux joué par la Turquie dans les conflits du Proche-Orient: en bref, le sud de la Turquie voit passer deux flux contraires mais également dangereux. De l'Ouest vers l'Est, passent les milliers de djihadistes qui viennent du monde entier et qui s'en vont renforcer Daesh. De l'Est vers l'Ouest vont des milliers de réfugiés syriens ou irakiens qui rejoignent la côte d'Asie Mineure pour tenter de passer en bateau en Grèce. Non seulement M. Erdogan les laisse passer mais on a de sérieuses raisons de croire qu'il encourage ces passages. Le Sud de la Turquie, disait récemment un journaliste turc critique d'Erdogan, est devenu un "boulevard pour djihadistes". Si le premier flux, celui des djihadistes se tarissait, la paix reviendrait vite en Syrie.

Et si le second flux se tarissait, l'Europe ne serait plus confrontée à l'immense problème des réfugiés. C'est dire combien M. Erdogan est un personnage toxique. Et Mme Merkel va l'aider à se faire réélire ! Je précise que ce ne sont pas les 2 millions de syriens réfugiés à la frontière turco-syrienne qui viennent chez nous car ceux-là, parqués dans de vrais camps de concentration, n'ont pas le premier sou à donner aux passeurs, sauf à être passeurs eux-mêmes comme l'était, semble-t-il, le père du petit Aylan. Les Syriens qui viennent en Europe sont issus pour une partie de la petite bourgeoisie de Damas : ils vont  prendre un bus à la frontière syrienne (des lignes spéciales sont organisées) pour le port de Tripoli au Liban et ensuite, ils prennent un bateau pour la Turquie occidentale et tentent après cela de passer en Europe. Cela leur coûte entre 5 000 et 10 000 euros alors que si Mme Merkel, qui semble demandeuse, levait les sanctions à l'encontre de la Syrie et leur accordait des visas, les Syriens pourraient prendre sans risques pour 300 € un avion direct pour Berlin. C'est dire combien derrière la prétendue ouverture de la chancelière, se cache d'inhumanité. Ce flux n'existait pas avant l'été. Il a démarré cet été : il est organisé par des mafias de passeurs mais protégé, dit-on, par les services secrets turcs- et d'autres.

Au passif du président turc on peut aussi mette les discours injurieux qu'il est venu faire sur le territoire français à ses compatriotes émigrés à Strasbourg et à Bruxelles; injurieux pour la France et injurieux pour l'Europe. Pourquoi le président turc semble-t-il, malgré son hostilité viscérale à notre égard, donner le tempo à l'Europe et même à l'OTAN ? Il faut faire bien sûr la part de la lâcheté européenne dont les effets sont en tous domaines  de plus en plus graves. Vous avez vu l'inconséquence de Merkel, vous connaissez la mollesse de Hollande. Il faut le dire: il n'y a plus de pilote dans l'avion en Europe occidentale. Mais Erdogan n'aurait pas tant d'assurance s'il n'avait l'appui discret mais, semble t-il, déterminé des Etats-Unis. Ses intérêts convergent avec ceux de Washington : il est (pas toujours mais le plus souvent) contre les Russes, il est contre la Syrie de Bachar el Assad. Il joue aussi contre l'Europe, mais croyez-vous que les Etats-Unis  veuillent  tant de bien à celle-ci ? Les ambassadeurs américains prêchent pour que l'Europe assume sa diversité religieuse et culturelle : Erdogan est un bon instrument de cette politique. Ajoutons que Washington tient à garder La Turquie dans l'OTAN et, pour cela, le ménage. Que le sommet du G20 se tienne en Turquie est un signe fort de l'appui que Washington apporte à Erdogan. L'alliance de la Turquie et d'Israël a longtemps été solide, même si au fond de lui-même Erdogan déteste l'Etat hébreu et qu'elle a pris du plomb dans l'aile. Mais il se peut qu'il en reste quelque chose. Erdogan a aussi l'appui des monarchies du golfe. 

Quels sont les risques à court, moyen et long terme pour l'Europe de maintenir son alliance avec une personnalité comme M.Erdogan. Est-ce outrancier de considérer que l'Europe a au moins autant de contradictions avec M. Erdogan qu'avec Bachar Al-Assad ?

Il est évident que Bachar Al Assad nous pose beaucoup moins de problèmes que Recep Erdogan. Certes le régime de Bachar Al-Assad, comme jadis celui de Saddam Hussein  ou comme aujourd'hui celui de maréchal Al-Sissi en Egypte est une dictature ; mais il y en a d'autres et je ne suis pas sûr qu'elle soit pire que les autres, notamment par le respect des minorités religieuses qui a toujours existé en Syrie. Surtout, depuis que la Syrie a retiré ses troupes du Liban, Bachar Al-Assad n'a pas d'ambitions hors de ses frontières. Il ne prétend pas à l'empire du monde. Dans la période récente, il ne nous a jamais créé le moindre problème (ce nous inclut Israël), c'est au contraire nous qui lui en avons créés, en premier lieu Washington mais Paris aussi. M. Erdogan a au contraire des visées impérialistes affichées.

Avant d'être au pouvoir, en 1999, il avait repris ces déclarations d'un poète turc : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». Cela pour partir à la reconquête de l'Europe. Erdogan a le vif sentiment de l'humiliation qu'avaient subie les sultans de Turquie partis à la conquête de l'Europe après la prise de Constantinople (1453) , aux XVIe et XVIIe siècles, quand ils avaient été arrêtés à Lépante (1571) puis devant les remparts de Vienne (1683) . C'était la deuxième tentative d'islamisation de l'Europe après celle de 732 qui avait échoué à Poitiers.

Erdogan veut mener une troisième tentative : en entrant dans l'Union européenne et en encourageant l'entrée massive de musulmans, et en comptant sur notre décadence qui n'a pas de secret pour lui, il espère que l'Islam sera dominant en Europe. Le Turcs ne s'étaient pas seulement répandus en Europe, ils tenaient aussi une grande partie du monde arabe: renverser Assad et placer un protégé à Damas, serait pour Erdogan une manière de venger la défaite infligée aux Trucs en 1917, quand le colonel Lawrence et le chérif de la Mecque Hussein ont reconquis Damas au bénéfice des arabes...

Mais ce ne serait pas la première fois que l'Europe se trompera d'ennemi. Savoir reconnaitre son vrai ennemi, c'est l'art politique par excellence. Ceux qui se trompent sur leur ennemi se préparent à de singuliers malheurs.  

L'Europe a-t-elle le choix ? Y-a-t-il une autre stratégie possible que celle qui consiste à s'en remettre à M. Erdogan ?

Bien sûr qu'il y a une autre stratégie possible. Cela suppose de la part des Européens un plus grand courage pour regarder en face les agissements du personnage et aussi de ne pas se laisser aller aux actions de corruption qui sont menées dans certaines capitales occidentales. Cela suppose également surtout une émancipation vis à vis des Etats-Unis qui sont sans aucun doute complices de M. Erdogan. Mais là aussi il faut du courage. On peut imaginer que pour contrer les menées d'Erdogan, l'Europe s'appuie un peu plus sur Vladimir Poutine qui, malgré les tentatives avortées de rapprochement Moscou-Ankara qui ont eu lieu l'an dernier, a toute les raisons de se méfier de la Turquie, ennemi séculaire de la Russie.

Que faire ? C'est simple. Au lieu de promettre comme Mme Merkel (en échange d'autres promesses d'Erdogan comme celle de combattre Daesh, qui ne seront évidemment pas tenues), il faut menacer. Dire simplement : si vous n'arrêtez pas les deux flux, de djihadistes d'un côté, de réfugiés de l'autre et nous savons que vous en avez les moyens, nous suspendrons tous les avantages que votre situation de pays en préadhésion vous ont valus de la part de l'Union européenne : tarifs préférentiels, subventions abondantes etc.

Mais pour tenir ce langage, encore faudrait-il que ceux qui dirigent l'Europe, à Bruxelles, Berlin et à Paris, ainsi que les dirigeants de Washington ne soient pas secrètement en phase avec les visées de M.Erdogan: soutenir Daesh et Al Nosra (alias Al Qaida) en Syrie pour renverser Bachar Al-Assad, faire venir une main d'œuvre pas chère en Europe et singulièrement en Allemagne. Or  je ne suis pas sûr du tout qu'ils ne le soient pas. 

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