Mais comment l’Europe en est-elle arrivée à vouloir légitimer la surveillance des journalistes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un journaliste devant l’entrée de la Commission européenne à Bruxelles, en octobre 2019
Un journaliste devant l’entrée de la Commission européenne à Bruxelles, en octobre 2019
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

European Media Freedom Act

Depuis plus d’un an, un projet de loi sur la liberté des médias en Europe, l’European Media Freedom Act, fait l’objet de vives discussions à Bruxelles et Strasbourg. En cause son article 4, qui prévoit la surveillance de journalistes sous certaines conditions.

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac est Porte-parole du Parti Pirate

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Atlantico : Le projet de loi européen visant à protéger la liberté des médias risque d'échouer en raison de pressions constantes de la France et de 6 autres Etats pour autoriser l'utilisation de logiciels contre les journalistes. Quel est le problème ? Pourquoi la France tient-elle cette position ?

Pierre Beyssac : Il est préoccupant que ce type de pression provienne de la ministre de la Culture, également en charge de la communication, et sous la responsabilité de laquelle agit l'Arcom, l'autorité de régulation des communications audiovisuelles et désormais numériques. La ministre comme l'Arcom sont théoriquement censés veiller au pluralisme de l'information. En pratique, on les observe plutôt concernés par l'efficacité de la censure, ici par le truchement de la surveillance des journalistes, ailleurs par la protection des ayants-droit au détriment des exceptions prévues au titre du droit à l'information et du débat public.

La France tente, de longue date de toute façon mais avec une accélération sous le mandat Macron, des attaques tous azimuts contre les protections fondamentales de notre vie privée, dans l'intention affichée de lutter contre le terrorisme, ou parfois la pédocriminalité, mais en s'arrangeant dans l'écriture de la législation pour qu'il soit également possible de mieux surveiller l'activisme. Les risques de dérive en manipulation politique à l'avantage du pouvoir en place sont manifestes. Il est toujours tentant de désigner une manifestation ou un happening comme dangereux afin d'employer des lois d'exception votées sous d'autres prétextes par un législateur peu regardant.

L'État français, par construction, se méfie des citoyens et, avant voire au lieu de les protéger, estime nécessaire de s'en protéger lui-même.

On se rappelle des écoutes illégales par Mitterrand dans les années 90 ; puis de la poussée, suite à l'affaire Snowden révélant des écoutes massives aux USA et de la découverte de procédés similaires en France, pour ajuster la loi afin de les légaliser au lieu de les freiner, à la demande et au bénéfice de nos services de renseignement. Jean-Jacques Urvoas, l'un des architectes de la loi renseignement de 2015, s'était ainsi réjoui dans la presse des très bonnes relations qu'il avait avec les services. Le message était clair : il s'agissait de leur faciliter la tâche. Ce type de connivence est onmiprésent.

Lors de la COP21 de Paris, des dispositions "antiterroristes" ont également été utilisées pour entraver la tenue de manifestations écolo. Les exemples se suivent et se ressemblent au fil des années. Plus récemment, la journaliste Ariane Lavrilleux a subi une perquisition et une garde à vue de la DGSI, qui souhaitait apparemment identifier ses sources suite à des révélations publiées dans le journal Disclose. La DGSI s'est notamment intéressée à son ordinateur et à son téléphone. Ces mesures sont de nature, non seulement à empêcher les journalistes de faire leur travail, mais également de dissuader les lanceurs d'alerte.

Les attaques contre la vie privée des citoyens sont déjà inquiétantes, celles ciblant les journalistes et lanceurs d'alerte sont encore plus préoccupantes, car elles ciblent des acteurs essentiels de la transparence démocratique qui nous est due.

L'"indice de democratie" de la revue "The Economist" nous a ainsi classé en 2020 parmi les "démocraties imparfaites" plutôt que dans les "démocraties à part entière".

Quels sont ces logiciels espions évoqués ? Comment fonctionnent-ils ?

Le logiciel Pegasus, par exemple, a récemment défrayé la chronique parce qu'il a servi à espionner les téléphones de plusieurs dizaines de journalistes dans le monde entier. Ces logiciels sont installés en utilisant une faille de sécurité dans les téléphones ou une mauvaise manipulation de l'utilisateur. C'est la raison pour laquelle il est essentiel de toujours tenir à jour ses appareils avec les mises à jour de sécurité distribuées par les fabricants, et de ne pas installer n'importe quoi. Une fois un logiciel malveillant installé, il peut éventuellement faire usage du micro, de la caméra, ou fouiner dans les contacts, les fichiers personnels du téléphone, etc, et remonter ces informations par le réseau vers l'intrus.

Évidemment, pour les services de police et de renseignement, l'occasion d'abuser de la technologie qui s'immisce dans notre vie la plus intime est trop tentante. La France, dont l'exécutif et l'administration ont beaucoup plus souvent le désir de faciliter leurs propres missions « quel qu'en soit le prix » que celui de protéger nos droits fondamentaux, a donc tenté de légaliser ce type d'intrusion pour ses services, lors de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027, dont nous avons déjà parlé ici.

Heureusement, tout récemment, en novembre, le conseil constitutionnel a estimé que ces dispositions étaient trop intrusives. L’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme dispose que "Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance".


Pourquoi vouloir légitimer la surveillance des journalistes ?

Cela va sans dire, il s'agit d'entraver la transparence et d'étouffer ou empêcher la révélation de scandales politiques ou d'affaires embarrassantes pour l'État, la « sécurité nationale » étant un bon vieux prétexte fourre-tout pour dissimuler n'importe quelle malversation. Le "secret défense" avait ainsi été soulevé au sujet du "vrai-faux passeport" d'Yves Chalier, dans les années 1990, suite à une affaire purement politico-financière.

Réduire les protections accordées aux journalistes permet également indirectement de les dissuader d'être trop entreprenants sur ce type d'affaire. La garde à vue est déjà largement dévoyée de son but, utilisée par la police comme une sanction bien au delà des critères d'encadrement prévus par la loi.

On peut souhaiter, à nouveau, que nos partenaires fassent obstacle aux vélléités du ministère de la Culture, probablement téléguidé par celui de l'Intérieur. C'est tout l'intérêt de la construction européenne, qui dépasse un cadre étatique franco-français de plus en plus crispé.

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