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Un patient attend dans une salle d'attente pour une consultation.
Un patient attend dans une salle d'attente pour une consultation.
©Loic VENANCE / AFP

Angoisse à tous les étages

L’impact négatif de la pandémie sur la santé mentale est pourtant largement documenté.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Michel Debout

Michel Debout

Michel Debout est professeur émérite de Médecine légale et de droit de la santé, et psychiatre, au CHU de Saint Étienne. 

Il est membre associé du CESE et membre de l'Observatoire national du suicide, spécialiste de la prévention du suicide et des eisques psycho-sociaux au travail. Il est auteur de nombreux ouvrages dont "Le traumatisme du chômage"  (editions de l'Atelier, 2015) et "Le Renouveau démocratique : placer la santé au cœur du projet politique" (éditions de l'Atelier, août 2018).

 

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Atlantico : Un paradoxe semble se dessiner face à la crise du Coronavirus : alors que les individus se disent de plus en plus déprimés face à l'épidémie, les taux de suicide semblent ne pas sensiblement changer par rapport aux années précédentes dans plusieurs pays. Qu'en est-il vraiment en France et dans le Monde ? Quelles sont les principales informations que nous pouvons avoir actuellement concernant l'évolution des suicides pendant la crise du Coronavirus ?

Jean-Paul Mialet : Avant de parler de l’évolution des suicides, rappelons le remarquable consensus observé sur l’impact psychopathologique lors de la première vague : les études du monde entier relèvent toutes un accroissement lourd des symptômes dépressifs et anxieux, qui ont triplé par rapport à la norme. Au printemps 2020, une étude du CDC américain notait même que les idées de suicide avaient doublé dans la population par rapport à 2018. Toutes ces enquêtes faisaient redouter de lourds dégâts collatéraux du Covid dans le domaine de la santé mentale.

Or, surprise, les taux de suicides restent bas un peu partout dans le monde ! Les courbes révèlent même une décroissance de 5 à 6% du taux de suicide de mars à mai, suivi d’un retour à la norme. Le phénomène est relevé même en Nouvelle Zélande chez les Maoris, et il n’y a qu’au Japon que les chiffres s’aggravent.

Pr Michel Debout : La crise sanitaire liée à la pandémie de la COVID 19 s’est répandue sur les pays du monde entier et s’est compliquée partout par une crise économique et sociale sans précédent en temps de paix : une activité à l’arrêt et des pans entiers de la population réduits au chômage et parfois à l’absence de revenus.

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Chaque pays a dû faire face, en développant des politiques très similaires pour l’ensemble du monde occidental, mais avec des variantes qui n’ont pas été sans effets, sur la mortalité et la morbidité liées à la diffusion du virus.

On sait depuis plus d’un siècle, grâce aux travaux des  disciples de Durkheim, que toutes les crises économiques et sociales d’ampleur, se compliquent par une aggravation du risque suicidaire et donc du nombre de tentatives et de morts par suicide dont les effets peuvent s’observer jusqu’à deux ans après la crise.

Une étude de l’OCDE a montré que dans tous les pays européens, regroupés dans cet organisme, on note une progression des états anxiodépressifs.

Quelles pistes pourraient expliquer que les suicides ne suivent pas exactement les mêmes tendances dans des pays qui ont pourtant mené des politiques de confinement ?

Jean-Paul Mialet : Le confinement a donc un impact moral marqué et pourtant les suicides n’augmentent pas, et baissent même un peu ? Comment expliquer une telle discordance ?

L’explication la plus simple est que le taux de suicide n’a qu’un lien très indirect avec le malaise moral d’une population.

Revenons sur les causes connues de suicide. Les études épidémiologiques montrent que 90% des sujets qui se suicident présentent un trouble psychiatrique : dans la majorité des cas (environ les 2/3) il s’agit d’une dépression, les autres causes étant l’alcoolisme, et à un moindre degré la schizophrénie et les troubles anxieux.

Si l’on s’en tient au facteur majeur, la dépression, deux remarques peuvent être faites. Il n’est pas certain que les enquêtes qui répertorient à l’aide de questionnaires des symptômes anxieux ou dépressifs, donnent une idée juste des états dépressifs caractérisés à haut risque suicidaire. Et il n’est pas non plus évident qu’un contexte de pandémie déclenche des épisodes de dépression majeure à forte potentialité suicidaire. On sait que lors de la seconde guerre mondiale la dépression avait disparu de Londres pendant les bombardements. Elle était également absente des camps de concentration.

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Oublions la dépression. Mettre fin à ses jours est un passage à l’acte relevant, outre l’arrière plan pathologique, de composantes complexes telles que des facteurs de tempéraments : par exemple l’agressivité, l’impulsivité, jouent un rôle. L’âge et le sexe interviennent également : les hommes se suicident davantage que les femmes, et la courbe des suicides connaît deux pics de fréquence, l’un chez les jeunes et l’autre chez les sujets âgés.

Pour finir, citons Camus dans le Mythe de Sisyphe : « On se suicide rarement par réflexion, dit-il. Ce qui déclenche la crise est presque toujours incontrôlable (…) Il faudrait savoir si le jour même un ami du désespéré ne lui a pas parlé sur un ton indifférent ». Outre la pathologie sous-jacente, le tempérament, etc.  intervient donc aussi l’aléa dans la relation à autrui, la déception, la rancœur ou la colère qui pourront déclencher le geste – à la façon d’un coup de poing.

Vu la complexité de l’acte suicidaire, on comprendra qu’un indicateur tel que le taux de suicide doit être interprété avec prudence. Ainsi, même si cela peut paraître contradictoire, le confinement peut en effet avoir un impact marqué sur le moral des français sans que cela mène nécessairement à un accroissement des suicides. Qui sait même si la réduction des interactions n’a pas eu un effet favorable pour tempérer les accrocs relationnels chez des sujets à risques de suicide? Ou bien encore s’il n’a pas diminué la fréquence des suicides chez les personnes âgées ?

Pr Michel Debout :J’ai mené une enquête* concernant  les pensées suicidaires développées au sein de la population française entre les mois de mars et septembre 2020, pour en connaître l’évolution lors de la première période de confinement puis celle du déconfinement qui lui a fait suite. Les résultats obtenus ont révélé que, pendant le premier confinement, les pensées suicidaires ont largement diminué pour toutes les  catégories de la population par sexe, âge et situations socio-professionnelles. Cette donnée, paradoxale en apparence, s’explique par l’effet de sidération qu’a ressenti l’ensemble de la population lors de la décision de confinement prise par les pouvoirs publics, avec un mot d’ordre qui s’imposait à tous :restez chez vous!

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Pendant ces deux mois tous les Français ont été traités à la même enseigne et ont ressenti le besoin de faire face ensemble à la menace virale, d’exprimer leur reconnaissance aux rares professions qui devaient, elles, rester en activité pour permettre à tous de survivre dans les meilleures conditions. Les soignants bien sûr, mais aussi toutes les professions de l’ordre et de la sécurité publique, celles de  la chaîne alimentaire  et donc des transports ; sentiment de reconnaissance et de solidarité exprimés par l’applaudissement des « premiers de cordée » à vingt heures chaque soir.

L’expression de ce lien humain fut la meilleure parade aux pensées suicidaires des uns et des autres qui se sont battus d’abord pour éviter la menace mortifère du virus.

Cette évolution positive n’a duré que le temps du premier confinement mais lui a succédé la période débutée l’été 2020 jusqu’à nos jours. C’est dans cette seconde période que nous observons la montée préoccupante, des pensées suicidaires, des réactions anxiodépressives, des tensions relationnelles jusqu’aux violences, et des tentatives de suicides qui marquent aujourd’hui la vie de beaucoup de Français. La succession de ces deux périodes en 2020 a eu pour effet un lissage du nombre de tentatives de suicides observées sur l’année par l’addition d’une période où elles avaient régressé à une autre où elles ont largement progressé.

Les politiques publiques peuvent-elles prévenir la hausse de suicides crainte par de nombreux experts ?

Jean-Paul Mialet : Je viens d’indiquer que les facteurs exogènes ont un rôle modeste en rappelant le poids des troubles psychiatriques – et particulièrement de la maladie dépressive -  dans le suicide. Il y a en effet assez peu de suicides existentiels.  On pourrait alors penser que les facteurs socio-économiques ont peu de poids. Ce serait une erreur.

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De nombreuses études ont montré que la courbe des suicides suivait de près la courbe du chômage. On sait également combien les suicides ont été fréquents lors de la crise de 29. Poursuivons la belle description de Camus : « Mourir volontairement suppose qu’on a reconnu même instinctivement l’absence de toute raison de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance ». Dans la crise économique extrême, le chômage et la ruine sont des violences profondément traumatiques. L’effondrement soudain de l’accomplissement professionnel, le rejet social et le deuil de tous les projets provoquent un état de désespoir total similaire aux maladies dépressives. Tout ce que l’on a construit et qui constituait sa raison de vivre s’écroule : comment garder sa place au milieu des autres et assurer la sécurité de ceux que l’on aime? Le suicide est alors une option tentante.

On a répété à l’envi que préférer sauver des vies plutôt que l’économie était le signe d’un progrès culturel. Ce raisonnement est un peu court. L’économie et la vie se tiennent la main : une vie ne peut se mener dignement qu’avec un minimum de ressources. A ce titre, l’impact de la crise économique sur le taux de suicide dans les années qui viennent est sans doute plus à craindre que celui du confinement. Quoiqu’il en soit, pour le moment, en empêchant une catastrophe économique, les politiques publiques ont certainement évité le pire.

Pr Michel Debout : En France, nous disposons, aujourd’hui,  de nombreuses études qui montrent, de façon homogène, l’aggravation de l’état psychologique des Français.

Pour ce qui de l’évolution de la mortalité liée au suicide, pendant cette période, nous ne disposons pas encore de chiffres significatifs référents.

Il faut cependant retenir, cela doit être à la base des politiques sanitaires à mettre en œuvre, que toute la population n’est pas atteinte de façon homogène par cette anxiété et dépressivité globale.

Plusieurs groupes sont particulièrement concernés, les spécialistes, puis les médias, et les pouvoirs publics qui le reconnaissent enfin, s’ en font l’écho :

- les jeunes, lycéens et surtout les étudiants qui vivent une année universitaire sans rencontre avec les professeurs ni entre camarades. A cette précarité relationnelle et sentimentale, s’est ajouté, pour beaucoup d’entre eux, une précarité matérielle et financière.

- à l’autre extrémité de la vie de trop nombreuses personnes âgées ont été privées des liens humains qu’ils tissent avec leurs familles et l’ensemble du corps social, sans parler de l’interdiction des visites dans les Ehpad ; cette absence, ce manque, n’ont pas pu être compensés par le recours aux technologies modernes de la communication qui nous offrent  à tous - quel que soit  notre âge - une vie « canada dry », qui ressemble à la vie mais qui n’est pas la vraie vie !  Cela est vrai, aussi, du télétravail : l’image des relations  humaines ne pourra jamais  compenser la présence humaine.

- enfin un 3ème groupe est impacté par la situation sociale et par la mise à l’arrêt de certaines activités professionnelles : les artisans commerçants de la restauration, du sport, des spectacles et tous les salariés qui n’ont pas retrouvé leur travail et ceux qui vont être licenciés ou concernés par un plan social.

Ces trois groupes constituent des groupes à risque et il est plus que temps, que des pratiques préventives, retissant autour d’eux du lien humain, se mettent en place… on attend toujours l’impulsion du Ministre de la santé.

* Suicide, l’autre vague à venir du coronavirus ? Michel Debout , étude de la Fondation Jean-Jaurès.  Paris oct. 2020.

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