Loup Viallet : « En Afrique, la Russie n’a pas les moyens des objectifs politiques qu’elle affiche »<!-- --> | Atlantico.fr
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Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov (à gauche), et la ministre sud-africain des Relations internationales et de la Coopération, Naledi Pandor (à droite), s'expriment lors d'une conférence de presse le 23 janvier 2023.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov (à gauche), et la ministre sud-africain des Relations internationales et de la Coopération, Naledi Pandor (à droite), s'expriment lors d'une conférence de presse le 23 janvier 2023.
©PHILL MAGAKOE / AFP

Influence

L’influence que Moscou exerce désormais sur la vie politique et économique de plusieurs États africains semble croître inexorablement.

Loup Viallet

Loup Viallet

Loup Viallet est spécialiste en économie internationale et en géopolitique africaine. Il est l’auteur de La fin du franc CFA (2020) et Après la paix (2021).

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Atlantico : Mali, Soudan, République Centrafricaine, Burkina Faso … L’influence que Moscou exerce désormais sur la vie politique et économique de plusieurs États africains semble croître inexorablement. Quelle est la vraie nature de cette influence ?

Loup Viallet : En Afrique, la Russie pratique une politique de nuisance à grande échelle.  Sa stratégie sur le continent est duale, opportuniste et à certains égards, colonialiste. Duale, parce qu’elle a deux visages. L’un officiel, l’autre officieux, qui servent les mêmes buts politiques. 

En quelques années, la diplomatie russe a noué des accords de défense avec la majorité des pays africains, fait de la Russie le premier fournisseur d’armes de guerre et de blé du continent, conclu des partenariats sur le nucléaire civil avec une dizaine de pays, développé l’audience africaine des principaux relais médiatiques du Kremlin (Sputnik et RT), et a étendu l’implantation d’entreprises russes dans les secteurs extractifs pour renforcer les approvisionnements de son économie en hydrocarbures, uranium, bauxite, or, platine et diamants. Enfin, à l’instar de Pékin, qui utilise sa stratégie africaine pour servir son objectif impérialiste d’une « Chine unique » (en exerçant une pression sur ses partenaires bilatéraux africains pour marginaliser la présence de Taiwan sur le continent et l’isoler davantage sur le plan international), Moscou met à profit son influence en Afrique pour tenter de légitimer sa guerre impérialiste en Ukraine à l’assemblée générale des Nations Unies (avec un succès en demi-teinte : les résolutions de mars et d’octobre 2022 condamnant l’agression russe ont suscité l’abstention de 17 puis de 19 pays africains sur 54,  un seul vote contre que l’Erythrée  a changé pour une abstention huit mois après la première délibération, la majorité des Etats africains votant en faveur de la résolution dans les deux cas).

Ce retour en force de la Russie sur le continent africain s’est accompagné d’une stratégie clandestine portée par des acteurs non officiels comme le groupe Wagner, dont les activités de corruption, de désinformation et de mercenariat servent d’une manière bien plus agressive les objectifs du Kremlin. 

Présente sur de nombreux théâtres d’opérations africains, cette milice a commis de multiples exactions et crimes de guerre contre des civils, qui ont notamment été recensés au Mali (le massacre de Moura, les corps calcinés de Nioni), et en Centrafrique (massacres de Bambari et de Bria, viols collectifs à Yaloké, à Bangui, pillages à Bossangoa..). Les Wagner ont une triple fonction : servir de gardes prétoriennes à des régimes fantoches, contribuer à la lutte contre le terrorisme aux côtés d’armées nationales africaines, surveiller et protéger les gisements de minerais et d’hydrocarbures exploités par les sociétés russes. Leur existence permet à l’Etat russe d’intervenir sans avoir à assumer les coûts financiers d’expéditions conventionnelles et sans avoir à assumer les conséquences politiques de leurs exactions.

La Russie prospère sur les faiblesses africaines, en opportunité. Son influence s’est accrue sur le continent au cours de la décennie 2010 à la faveur d’une recrudescence de la pauvreté (notamment provoquée par la contraction du commerce mondial qui a suivi la crise financière de 2008 et par le contre-choc pétrolier de 2014-2016) et d’une démultiplication des coups d’Etat en Afrique du Nord, en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. Ce contexte a permis aux stratèges et diplomates russes de déployer un discours protecteur présentant la puissance russe comme une alternative à des puissances occidentales tenues pour responsables des divisions et retards de l’Afrique.

Dans la réalité, l’influence russe a accéléré le nouveau désordre africain et réintroduit des pratiques colonialistes sur les territoires où son emprise est la plus forte. La Russie n’est pas seulement revenue sur le devant de la scène africaine comme un acteur extérieur. Elle influence aussi le jeu africain de l’intérieur, en instrumentalisant certains Etats faillis comme des pions au service de ses buts politiques et économiques.

Les faillites successives des pouvoirs en place en Libye, en Centrafrique et au Mali ont servi de portes d’entrées, puis de territoires d’expérimentation à la stratégie russe au cours de la précédente décennie. En 2023 les mercenaires de Wagner interviennent toujours dans la guerre civile libyenne, quant à l’Etat failli de Centrafrique et à l’Etat failli du Mali, ils peuvent être considérés comme des néo-colonies russes, des régimes sous quasi-tutelle.

Ces relations semblent être un exemple frappant de l'efficacité de Moscou pour nouer des relations avec plusieurs États africains, sans passer par des investissements colossaux. Mais comment la Russie y parvient-elle ? Est-ce notamment dû à une stratégie efficace pour influencer l'opinion publique locale ?

Produire des écrans de fumée coûte beaucoup moins cher que de construire un puits, un barrage ou un pont, que de raccorder une quartier à l’eau potable ou au tout-à-l’égout. 

La Russie mène une guerre de l’information sur les opinions publiques africaines. Celle-ci vise à installer un narratif simpliste où les puissances occidentales (et la France en particulier) sont représentées comme les bouc-émissaires des crises africaines et la Russie comme un partenaire fiable et sans reproches. La propagande du Kremlin est portée par ses relais médiatiques traditionnels, RT et Sputnik, diffusée par des milliers de comptes sur Twitter, Facebook, Tik Tok, et de sites internet et de chaînes d’information (MaliActu, Vox Africa, Afrique Media TV, Afrique Mère, ...) et relayée par des influenceurs suivis en Afrique et en Europe comme la suisso-camerounaise Nathalie Yamb ou le franco-béninois Kemi Seba. Elle s’illustre enfin dans des créations visuelles et audiovisuelles particulièrement imaginatives et mensongères, comme le blockbuster Touriste, produit à destination du public centrafricain, dans lequel étaient mises en scène les prouesses supposées des mercenaires russes (présentés comme des libérateurs) et leur mise en déroute des rebelles et de leurs alliés européens.

Pour aller plus loin sur ce sujet, je vous recommande la lecture de la note Burkina Faso sous influence, produite par le groupe d’investigation All Eyes On Wagner, qui démontre comment l’orchestration de campagnes anti-françaises sur les médias et réseaux sociaux locaux ont pu jouer un rôle influent dans le succès des manifestations anti-françaises de Ouagadougou d’octobre 2022 et de janvier 2023. Celles-ci ont notamment servi de « cautions populaires » au pivot diplomatique russe de la junte ouagalaise et de prétexte à l’expulsion de la force française Sabre.

Cette stratégie de désinformation brutale et agressive s’est avérée payante pour subvertir des alliances (sur le plan militaire, du moins), déstabiliser des régimes politiques en lambeaux, convaincre des masses d’analphabètes et d’illettrés et poser la Russie comme recours. Cependant cette guerre-éclair de l’information a fonctionné sur une promesse : celle que la Russie réussirait là où les Occidentaux, au premier rang desquels la France, auraient échoué. Or, depuis leur pivot russe, l’arrivée de Wagner et le départ des troupes françaises, les régimes installés à Bamako et à Bangui ont assisté à une progression des djihadistes sur la majeure partie de leur territoires nationaux et à des exodes massifs de leurs populations, soit vers la région capitale, soit dans la sous-région.

Par ailleurs, le spectacle de la propagande russe éclipse un fait important : les dominions africains de la Russie ont rompu leur coopération militaire avec la France, mais bénéficient toujours de l’assistance humanitaire et monétaire du gouvernement français. L’Agence Française de Développement a cessé ses activités au Mali mais continue d’opérer en Centrafrique et au Burkina Faso sans avoir jamais été mêlée à la rhétorique anti-française déployée par les juntes locales. Pas plus que le franc CFA, monnaie la plus solide du continent dont la stabilité est garantie par le trésor public français, n’a été dénoncé par aucun de ces pratiquants du grand écart diplomatique. Au risque de fissurer leur (déjà) faible crédibilité et de se mettre à dos tous leurs alliés, anciens et nouveaux.

Si en Europe l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine a été un désastre coûteux pour l'État russe, Moscou semble faire des avancées spectaculaires en Afrique. À quel point la Russie s’est-elle implantée dans l’économie africaine ?

Sur le continent africain, la Russie est un petit investisseur, un partenaire commercial mineur (excepté dans des secteurs précis que nous avons évoqués plus haut comme la vente d’armes ou de blé), qui représente surtout une source de déficits, un frein à la diversification et à la montée en gamme des économies africaines.

En 2020, le Centre du Commerce International classait la Russie comme le 18e partenaire commercial du continent africain avec une part de marché de 2,4%, plus de deux fois inférieure à celle de l’Allemagne, de la France ou de l’Inde, dix fois inférieure à celle de la Chine et de l’ensemble des économies de l’Union européenne. En outre, les relations commerciales russo-africaines apparaissaient comme particulièrement asymétrique, la Russie important sept fois moins de biens et services en Afrique qu’elle n’en exporte vers le continent. Au même moment, la France importait des biens et services africains pour un montant seize fois plus élevé que la valeur des approvisionnements russes en Afrique et y exportait deux fois plus de produits, dans une relation commerciale bien plus équilibrée (avec un rapport d’1,1 exportation française pour une importation africaine environ). A l’échelle africaine comme à l’échelle mondiale, les marchés européen, chinois et américain représentent de loin les principaux pôles d’échanges de biens et services.

L’édition 2022 du World Investment Report de la CNUCED donne un bon aperçu de l’importance financière de la Russie sur le continent africain : le stock d’investissements directs de la Russie en Afrique représente moins de 1% des IDE entrants sur le continent. 11e investisseur étranger en Afrique, la Russie y investit 6 fois moins que les Pays-Bas, la France ou le Royaume-Uni. Contrairement à ces derniers, qui investissent aussi dans des secteurs dont la croissance conditionne l’émergence des économies africaines (infrastructures de transports, d’assainissement et de télécommunications, immobilier, éduction et formation, santé, sport, finance, tourisme, énergies renouvelables, entreprises technologiques…) les investissements russes ciblent majoritairement des projets liés à l’extraction et à l’exploitation de matières premières (diamants en Angola, aluminium en Guinée et au Nigéria, or au Soudan, au Mali, au Burkina, bois en Centrafrique…).

De ce fait, la stratégie économique russe contribue à consolider les rentes primaires de ses partenaires africains, à confirmer le caractère extraverti de leurs économies, à les rendre plus instables en renforçant leur exposition aux aléas climatiques, politiques et aux variations imprévues du dollar et des cours mondiaux des matières premières. 

Les plus rares investissements réalisés en Afrique par des entreprises russes dans des secteurs à haute valeur ajoutée sont quant à eux compromis par les sanctions financières et commerciales auxquelles les opérateurs russes sont soumis depuis le début de la guerre en Ukraine. En Egypte, la construction de la centrale nucléaire d’El Dabaa avait été confiée à un consortium réunissant une filiale de l’entreprise publique russe Rosatom (Atomstroyexport) et une filiale de l’entreprise publique sud-coréenne Korea Electric Power Corporation (Korea Hydro & Nuclear Power). Or la Corée du Sud s’est associée aux sanctions sur l’économie russe et entretien des relations houleuses avec la Corée du Nord, l’indéfectible allié de la Fédération de Russie. Plus largement, les sanctions entravent les capacités d’investissement du gouvernement russe, à l’intérieur comme à l’extérieur, de façon graduelle. En ce début d’année 2023, l’embargo européen sur les importations en pétrole russe et l’instauration d’un prix plafond sur le pétrole russe par les pays du G7 ont contribué à faire chuter de moitié les exportations de Gazprom et d’autant les revenus du gouvernement liés à la vente d’hydrocarbures, creusant un peu plus le déficit russe, qui s’élevait à 2,3% du PIB en janvier selon les données officielles du ministère russe des finances.

La Russie est-elle sur le point de mettre en place un écosystème capable d’enterrer définitivement l’influence Occidentale de la bande sahélienne ?

Miser sur les faiblesses africaines est à double-tranchant pour la Russie. Les crises économiques et sécuritaires du continent lui ont permis de démultiplier ses partenariats du nord au sud et de s’imposer comme protecteur dans les pays où les régimes étaient les plus vacillants (la Centrafrique, le Mali et le Burkina Faso), notamment en cherchant (et en réussissant) à provoquer la rupture de leur coopération avec la France sur le plan militaire. En Centrafrique, l’opération Sangaris s’est achevée en 2016. Au Mali, l’opération Barkhane a pris définitivement fin en novembre dernier. Au Burkina, les forces spéciales de l’opération Sabre ont vu leur mission se terminer le 19 février.

Or, cette stratégie a fonctionné sur une promesse que la Russie semble largement incapable de tenir. Dans ces trois pays, chaque départ de l’armée française a débouché sur l’aggravation de l’insécurité pour les civils et par de nouvelles conquêtes territoriales pour les groupes rebelles et djihadistes. Les exactions des mercenaires de Wagner sur les populations locales ont par ailleurs contribué à miner le semblant de confiance qu’ils pouvaient avoir envers leurs gouvernements.

La méthode russe ne semble susciter de l’attrait que pour des régimes cherchant à pérenniser leur pouvoir à tout prix plutôt qu’à rétablir les conditions de la sécurité et de la prospérité collective. A ce titre, il y a un peu moins de deux mois, le président algérien, dont le pays est pourtant un grand client de la Fédération de Russie, estimait dans une interview accordée au Figaro que l’argent dépensé par la junte de Bamako pour payer le groupe Wagner serait plus utile s’il était investi dans des projets au service du développement du Sahel. Plus récemment, les pays membres de la CEDEAO (organisation régionale de coopération entre tous les Etats d’Afrique de l’Ouest) ont pris la décision de resserrer la pression sur les juntes du Burkina, du Mali et de la Guinée Conakry (Wagner y aurait mené des opérations, la société russe Rusal y exploitait trois mines de bauxite avant de voir ses exportations stoppées par les sanctions internationales), opposant une fin de non-recevoir à leur demande collégiale de réintégration dans le groupement économique ouest-africain. Leur communiqué commun publié le 19 février à l’issue du 36e sommet de l’Union Africaine associait au maintien des sanctions déjà existantes une interdiction de voyager aux membres du gouvernement et aux haut fonctionnaires de ces trois pays à l’intérieur de l’espace régional.

En Afrique, la Russie n’a pas les moyens des objectifs politiques qu’elle affiche. Même les régimes qui lui sont affidés semblent en avoir conscience. Dans son dernier rapport de situation, le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations Unies estimait qu’un malien sur trois, un centrafricain sur deux et un burkinabè sur cinq avaient besoin d’assistance humanitaire. Ce n’est pas vers Moscou que les pouvoirs en place à Bamako, à Ouagadougou et à Bangui se tournent pour répondre à l’urgence sociale et alimentaire, mais bien vers des pays, des groupements de pays et des institutions occidentales, au premier rang desquels les membres de l’Union Européenne. En 2022, l’aide multilatérale des 27 pays membres de l’UE soutenait l’action humanitaire auprès des populations civiles de ces trois pays à hauteur de 52,4 millions d’euros pour le Burkina Faso, de 47,3 millions d’euros pour le Mali et de 25 millions d’euros pour la Centrafrique.

Le géopolitique africaine évolue très vite. Le 27 avril 2022, la Chambre des représentants des Etats-Unis adoptait un projet de loi relatif à la lutte contre les activités russes malveillantes en Afrique (le « Coutering Malign Russian Activities in Africa Act ») qui est actuellement en discussion au Sénat et le 26 janvier dernier, le Trésor américain intégrait officiellement le groupe Wagner à sa liste des « organisation criminelles transnationales »  dont les membres, leurs sociétés et leurs partenaires sont désormais sujets à sanctions. Selon les informations de Cyril Bensimon, journaliste au Monde, l’administration américaine aurait indiqué au président centrafricain les risques encourus par son régime en cas de maintient de son alliance avec le groupe Wagner (rupture diplomatique, sanctions financières…) à l’occasion du sommet Etats-Unis-Afrique de décembre 2022. L’accréditation, vendredi 17 février dernier du nouvel ambassadeur centrafricain à Paris par le président français après un an de vacance de la fonction, vient parachever ce qui pourrait s’apparenter aux prémisses d’un basculement de situation.

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