Lire ou ne pas lire La Rose de Sable de Montherlant ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'écrivain Henry de Montherlant est reçu, le 20 juin 1963, à l'Académie française par le secrétaire perpétuel, Maurice Genevoix au cours d'une cérémonie privée.
L'écrivain Henry de Montherlant est reçu, le 20 juin 1963, à l'Académie française par le secrétaire perpétuel, Maurice Genevoix au cours d'une cérémonie privée.
©AFP

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Le décès de Frédéric Mitterrand a récemment relancé le débat sur les « infréquentables » et sur leurs œuvres. Qui lit encore Henry de Montherlant ?

Loriane Lafont-Grave

Loriane Lafont-Grave

Loriane Lafont-Grave est doctorante à l’Université de Chicago.

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La mort récente de Frédéric Mitterrand a relancé le sujet des « infréquentables ». On a pu lire ici et là que l’ancien ministre pédophile avéré ne méritait pas ni hommage ni même d’être lu. Or c’est d’un autre auteur doté de traits similaires, toutes choses égales par ailleurs, que je voudrais évoquer à la suite du décès de l’ancien ministre de la Culture : Montherlant ou plutôt un texte en particulier de Montherlant.

Qui lit encore le natif de Neuilly sur Seine et l’aficionado de corridas, en France, en 2024 ? Pas grand monde sans doute, lui dont les cendres furent répandues dans le temple de la Fortune virile à Rome, par, entre autres, Gabriel Matzneff ? Voilà une précision circonstancielle qui plus que toutes les pierres tombales vaut une malédiction définitive.

Henry de Montherlant, pédophile notoire, écrivain collaborateur pendant la Seconde Guerre Mondiale, malgré ces turpitudes a-t-il encore quelque chose à nous dire ? C’est de cette manière qu’il faut présenter les choses car si l’on se place sur le terrain des mœurs, il n’est pas certain, à ce compte-là, qu’on continue à lire Simone de Beauvoir dont on peut pourtant retirer bien des choses… On peut aimer les textes de Montherlant sans aimer l’homme, une seule seconde, et ce serait d’ailleurs n’avoir rien compris à la philosophie montherlantienne ( volontiers d’ailleurs montherlantesque, lui qui n’était pas le dernier pour se moquer de lui-même…) que dire que l’on aime Henry de Montherlant. Le sieur n’était pas aimable, il ne désirait pas qu’on l’aime et revendiquait fort aristocratiquement la notion de service inutile. Tout cela, il l’a dit et fort bien dans un recueil d’essais qui porte le même nom et qu’on ne perd pas son temps à lire ou à relire.

Montherlant est un de ces subversifs véritables parce qu’il déteste l’être, parce qu’en étant farouchement épris de liberté il a su aussi la revendiquer pour les autres, à commencer par son chef-d’œuvre oublié La Rose de Sable. Si le héros du roman, le lieutenant Auligny, a des affinités pour les très jeunes filles, il est aussi, (et comment !) farouchement, anti-colonialiste. Épris de Ram, une jeune fille de quatorze ans, Auligny prend en haine les relations que les Français entretiennent avec les Marocains : soumission honteuse, maltraitance plus ou moins passive, racisme, supériorité culturelle illégitime qui lui fait progressivement prendre en grippe sa propre patrie…Pédophilie et anticolonialisme assumés voisinent donc dans le roman qui n’est pas des plus faciles d’accès, donc, à l’ère du post #meetoo et de la dénonciation de l’inceste. Peut-on ou faut-il lire, alors, La rose de Sable de Montherlant ?

La réponse est simple, si on lit déjà Bagatalles pour un massacre de Céline ou Les Deux Étendards de Rebatet récemment réédité par Gallimard. En sachant qui il est, en contextualisant et surtout en n’excusant pas l’auteur pour sa vie, la réponse est oui. Mais que ceux dont le parfum de souffre qui entoure l’auteur des Garçons ou de la tétralogie des Jeunes Filles concentré ultime de misogyniese sentent libre de ne pas y aller voir. Que ceux qui se demanderaient toutefois s’il vaut la peine d’ouvrir ou non la Rose de Sable, prennent en compte les lignes qui suivent avant de (se) décider.

L’œuvre de Montherlant n’a pas besoin d’apologie. Elle se défend très bien par elle-même : elle se donne, non pas aisément, mais à qui s’en empare, elle peut séduire, à plus d’un titre. Le cas de l’homme est une autre affaire et il faut laisser cela à Pierre Sipriot et à d’autres — là n’est pas mon propos. Du reste, se retrouver à être une cause perdue de la littérature ne lui aurait pas déplu et c’est peut-être là sa destinée ultime.

Parmi l’ensemble de ses œuvres, La rose de Sable à mes yeux sort du lot et nous place devant nos contradictions. Sa lecture est une épreuve : pour le malaise que suscitent les mœurs du militaire, pour la honte qui nous remplit en lisant le comportement des Français dans le protectorat marocain. Si l’on ne consent pas à être troublé alors mieux vaut d’emblée s’abstenir, mais alors abstenons-nous devant toute œuvre d’art qui par définition, trouble, dérange et sollicite le lecteur jusqu’aux tréfonds de lui-même. Une partie de l’œuvre nous charmera, une autre révulsera — et il faut faire avec. Comme avec Céline sans doute, qui a pourtant la réputation d’être bien plus fréquentable, ce qui prête à sourire. Entre l’antisémite et le pédophile, faut-il choisir ? Non, mais on a encore le droit d’avoir des préférences littéraires, et c’est une autre histoire.

Se confronter à La Rose de Sable de Montherlant, c’est prendre le risque d’aimer ce texte, ce roman dont il différa longtemps la publication, si conscient de sa dimension subversive qu’il le publia d’abord sous pseudonyme avant de le publier sous son vrai nom en 1968. Lire La Rose de Sable c’est sans doute rejeter le personnage principal, que Montherlant réussit à rendre attachant, tout en embrassant son idéal de fraternité et d’égalité entre les peuples. Plus dérangeant ? Impossible. Aux yeux de la doctorante en littérature française, ce roman compte parmi les plus grands du XXème siècle aux côtés de La recherche, du Sang Noir ou des romans de Bernanos, dont il n’a ni l’envergure morale ni le légitime magistère sur les consciences.

Je plaiderais pour que mes contemporains aient le courage de se confronter à Montherlant, avant que d’en penser du bien ou du mal. En dire du mal n’est pas difficile, dire qu’on a affaire à un grand écrivain demande d’être équitable : chose un chouïa plus méritoire car elle demande de se hisser au-dessus de soi-même pour approcher une vertu cardinale — la justice. Il est évident qu’on sera injuste avec Montherlant, qui ne demandait pas mieux et qui n’est pas un bon client pour le monde judiciaire : il est indéfendable et il le sait. Mais La Rose de Sable,elle, vaut qu’on dépasse ses légitimes réserves initiales : ceux qui crient au « wokisme » seront déboussolés par le roman s’ils ne le connaissent pas car il est un manifeste politique sans pareil dans sa charge anti-raciste ; ceux qui sont pour l’annulation des œuvres seront désarçonnés par l’anticolonialisme féroce qui y règne, salutaire et non dépourvu de panache. Un tel roman est un aller-simple aux enfers pour toutes les thèses de l’extrême-droite, et rien que pour cela, il mérite un détour. Il mérite un effort sur soi-même, car au-delà du grand style, il y a un matériel politique et moral substantiel qui n’a rien perdu de sa puissance de subversion. N’aimons pas Montherlant, affrontons-le : service inutile à sa postérité, service rendu à la patrie, trop peu déprise encore des attitudes décrites par l’auteur dans La Rose de Sable. Gageons que Frédéric Mitterrand n’aurait pas désapprouvé, ce qui ne vaut ni absolution de Montherlant ni n’exempte de porter un regard critique sur l’homme de culture que l’auteur de La mauvaise vie était.

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