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Les smartphones nous ont-ils rendu individualistes... ou notre individualisme a-t-il créé les objets stars de notre quotidien ?
©MAURO PIMENTEL / AFP

L’œuf et la poule

Aujourd’hui, la solitude prend la forme d’un égoïsme conformiste assez plat où chacun est replié sur ses petits bonheurs.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Michaël Dandrieux

Michaël Dandrieux

Michaël V. Dandrieux, Ph.D, est sociologue. Il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est le co-fondateur de la société d'études Eranos où il a en charge le développement des activités d'études des mutations sociétales. Il est directeur du Lab de l'agence digitale Hands et directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire. En 2016, il a publié Le rêve et la métaphore (CNRS éditions). 

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Atlantico : Cinéma, puis télévision, puis smartphone dans la sphère privée, ordinateur individuel au travail, à l’usine, dans les bureaux, et dans la sphère professionnelle, depuis quelques décennies notre monde est marqué par des objets porteurs d’individualisme. Sont-ce ces objets qui sont à l’origine de l’individualisme contemporain ? Ou est-ce l’individualisme qui les a fabriqués et qui les fabrique encore ?

Bertrand Vergely : Avant toute chose il importe de préciser trois points importants.

Tout d’abord, le smartphone et l’ordinateur individuel ne sont pas des objets mais des appareils. Destinés à la communication verbale ou écrite ils ont comme mission de nous équiper et de ce fait de nous appareiller afin de communiquer. D’où leur différence avec l’objet en général. Un objet a comme caractéristique d’exister pour lui-même. Témoin l’objet d’art. Tandis qu’un appareil est là pour servir. La nuance est grande. Un appareil n’est pas un objet. Mais il peut le devenir. C’est le cas quand, idolâtré, il se met à revêtir une valeur affective ou symbolique. Certaines personnes sont attachées à leur vieux smartphone ou à leur vieil ordinateur qu’elles conservent jalousement comme un fétiche. Quand tel est le cas l’appareil est devenu un objet.

Par ailleurs,  il est plus juste de parler de démocratisation que d’individualisme. À leurs débuts, d’un prix élevé, le smartphone comme l’ordinateur individuel n’étaient pas accessibles pour tous. Seule une élite aisée pouvait se les procurer. Jusqu’à ce que les choses changent quand, du fait de la baisse de leur prix, smartphone et ordinateur sont devenus accessibles pour un large public. De ce fait, ce qui donne l’impression aujourd’hui d’un individualisme de masse ne vient pas de l’individu mais de la démocratie. Quand quelque chose devient « pour tous » on a l’impression que c’est le chacun qui triomphe alors que c’est le pour tous.

Enfin, quand on parle d’individualisme il importe d’être précis. Il existe trois types d’individualisme. Le premier, initié par Leibniz au XVIIème siècle, consiste à voir partout de l’individu. Le second, de type libertaire, consiste à affirmer son moi et sa liberté de façon radicale. Le troisième, de type égoïste, consiste à dire en substance « moi d’abord ». Aujourd’hui, le smartphone est-il une manifestation individualiste ? Quand, dans le métro et ailleurs, on voit la moitié d’un wagon taper fébrilement sur les touches de son smartphone, on a une impression d’individualisme, tous ceux, toutes celles qui frappent ainsi fébrilement les touches de leur smartphone étant dans leur monde, le monde de leur communication. En même temps, tout ce monde communique. Si bien qu’on ne peut pas dire qu’il est replié sur lui-même. Il importe d’en tirer les conséquences.

Le samrtphone n’est pas tant la manifestation d’un monde individualiste que d’un monde désincarné et abstrait. Ainsi qui est celui, celle qui communique ? Un individu qui s’abstrait du monde. À qui parle-t-il ? À un monde abstrait. Dans cette communication tout est abstrait. Témoin les conversations qui se tiennent dans les réseaux sociaux entre des gens qui se parlent mais qui  ne se voient pas. Cette abstraction n’est pas un hasard.

Pour la postmodernité qu’est-ce que la liberté ? Ne dépendre de personne, ne rien devoir à personne comme le chante Johnny. De ce fait, tout est fait pour que l’on puisse tout faire de chez soi. D’où le véritable phénomène de notre époque qui n’est pas tant celui de l’individualisme que celui de la solitude. L’ado veut pouvoir tout faire tout seul. Il veut pouvoir communiquer avec qui il veut, quand il veut, où il veut. La vision de la communication dans notre monde ressemble beaucoup au fantasme de l’ado.

En conséquence de quoi, quand on s’interroge sur le fait de savoir qui fait quoi, qui de l’appareil crée la solitude ou inversement, la réponse jaillit d’elle-même. Ce n’est pas l’appareil ni l’individu qui sont la cause de ce qui se passe mais un phénomène plus profond de l’ordre de la fascination pour la solitude.

Michaël Dandrieux : Est-ce nos objets qui nous rendent individualistes, ou une culture de l’individualisme qui produit des objets d’esseulement ? Nous cherchons un lien de cause à effet alors qu’il faudrait déjà, pour bonne mesure, tenter de piéger cette question. Par exemple avec une idée qui vient de l’anthropologie. André Leroi-Gourhan se demandait si les architectes construisaient de plus grandes cathédrales pour accueillir les gens de foi dont le nombre augmentait, ou si la foi se multipliait parce que les cathédrales étaient plus hautes dans le ciel des villages. Il répond qu’en réalité il existe une “co-détermination de la technique et de la culture” (1964). Ce qui veut dire pour notre propos que les occasions d’individualisme se multiplient (notamment par la production d’objets isolants) en même temps qu’une culture de l’autonomie croît. Les objets dont vous faites mention et la culture dont ils sont issus s’alimentent mutuellement. Les deux avancent en quinconce, aucun n’est la conséquence totale de l’autre.

Et ce n’est pas quelque chose de nouveau, que les objets pèsent sur la vie des hommes. Le couple dont Georges Perec raconte l’histoire dans “Les Choses” était fasciné par “la magistrale hiérarchie des chaussures” (1965). Ordre des placards, emboîtement des contenants, satisfaction du tetris des formes hétérogènes. Les objets de leur vie quotidienne se multipliaient jusqu’à avaler toute autre lumière sur leur vie. Dans cette manière de consommer vous pouvez lire un glissement de la valeur même de l’objet, qui passe d’une valeur d’utilité à une valeur d’être. L’achat n’est pas conditionné par le besoin, la nécessité ou le luxe, mais la collection, le renouvellement, la compulsion. Il faut ajouter des objets à la somme du monde. Jean Baudrillard disait la “matérialité” : les objets rajoutent de l’être au monde. Ils prennent leur sens dans leur matérialité (1968).

Vous voyez, Leroi-Gourhan, Perec, Baudrillard, cette critique de l’encerclement de l’homme par ses objets a plus de 50 ans. Le récit sous-jacent ici c’est que l’objet commence, à cette époque, à échapper à son usage. D’un destin fonctionnel (servir à... permettre de...) l’objet redevient relationnel. Si vous voulez le dire simplement ça serait les années 50 du design : “on va rendre belle la casserole” rappelle Michel Maffesoli. Les objets de la réalité quotidienne gardent leur fonctionnalité, mais on va les habiller. Et en plus de leur fonction, ils acquièrent une dimension d’intermédiaire entre les hommes et le beau, entre les hommes et l’art… une dimension qui n’est pas seulement plastique, mais socioplastique, qui va avoir un effet sur l’environnement social. Ce qui les ramène un peu à ce qu’ils étaient dans les sociétés pre-modernes, quand on respectait les objets, quand on ne les cassait pas, quand on pouvait encore leur conférer un peu de magie. Maffesoli appelle ces objets du design des objets mésocosmiques, parce qu’ils oeuvrent comme un lien avec le cosmos : avec l’ensemble du monde physique et, au-delà, celui des sentiments, des émotions, de la mémoire et du divin.

Comment l’individualisme a-t-il évolué ? Quel rôle ont joué les objets dans cette évolution ?

Michaël Dandrieux : Je ne suis pas convaincu que nous traversions des sociétés individualistes. Plusieurs auteurs, comme vous, en exprimaient l’opinion par le passé :  Martin Buber parlait de “solitude collective” (1945). David Riesman de “foule solitaire” (1950), et Camus de “fourmilière d’hommes seuls” (1953). Toutes formules qui renvoient au paradoxe de la multiplication du nombre des hommes et de leur néanmoins croissant sentiment d’isolement.

Plus récemment, Sherry Turkle a publié “Seuls ensemble” (2011), pour rendre compte de sa déception. Elle pensait que les technologies du digital allaient nous relier, mais voyait au contraire que les parents qui allaient chercher leurs enfants à l’école restaient collés à leur téléphone le plus longtemps possible, tant que les enfants n’avaient pas fini de traverser la cour pour les rejoindre. “Encore un SMS, encore un SMS…”

Nous observons cependant un passage dans nos sociétés d’une logique du trésor à une logique de transit. La consommation, en ce sens, tente de se séparer de la forme physique de l’objet. Tout pour ne pas s’appesantir de la possession. Je mets ma voiture sur Blablacar, mon appartement sur Airbnb... recyclage, réencyclage, logiques de flottes, pooling, leasing... Je me constitue comme un espace de transit pour mes objets, par lequel ils atteindront la réalisation de leur fonction auprès d’autres personnes, tout en leur parlant de moi : dans le fond ma voiture et mon appartement vont me ressembler un peu. 

De même, aux observateurs de l’isolement attribué aux téléphones portables ou aux jeux vidéos on peut opposer qu’on n’a jamais communiqué autant que de nos jours — avec une présence du corps différente, avec une implication différente, et donc des modalités de la solitude qui peuvent demander à ce qu’on repense ce que cela veut dire que d’être isolé. Georg Simmel fait par exemple remarquer qu’avant les tramways au XIXe siècle, les ancêtres des métros (capitales mobiles de la solitude), les gens n’avaient pas l’occasion de se regarder pendant de longues minutes en silence. Isolement des mots, mais matérialisation de la cohorte qui anime la grande ville (1912).

Bertrand Vergely : La solitude de l’homme moderne s’est construite en plusieurs étapes. Tout commence avec la solitude orgueilleuse qui s’affiche avec la Révolution Française où l’homme ne veut plus rien devoir au passé. Du passé faisons table rase, chante l’Internationale.  Au XIXème siècle la solitude passe de l’orgueil au tragique et au désespoir . Pour être seul et ainsi s’affranchir l’homme moderne ne se contente pas d’affirmer son moi. Il tue Dieu en vidant l’existence de toute relation métaphysique et transcendante. À la question qu’est-ce que l’homme ? la culture du désespoir répond : un accident de la matière. Aujourd’hui, la solitude prend la forme d’un égoïsme conformiste assez plat où chacun est replié sur ses petits bonheurs, ses petits intérêts, son petit confort. Dans ce contexte, un certain nombre d’objets vivent avec cette solitude et la font vivre. Tout ce qui touche à l’image, au son, à la communication participe de cette solitude. Deleuze rêvait de l’individu schizo surfant sur la vague de la vie, perdu dans son monde. L’image, le son et plus généralement tout ce qui permet une immersion dans l’image et le son participe de cette solitude schizoïde active. À cet égard, le baladeur sur les oreilles, le casque sur la tête au milieu de la foule sont une image objectale de l’individu solitaire de nos mégapoles. Le  rêve de la solitude urbaine aujourd’hui  est d’être en immersion dans un déluge de musique au milieu de la foule autour de soi, une foule devenant soudain irréelle parce qu’on ne l’entend plus en  planant au-dessus du réel.

Dans un essai intitulé Bowling alone  publié en 1995 le sociologue américain Robert Putman notait que de plus en plus les adeptes du bowling jouent seuls. Il concluait alors à l’affaissement du « capital social » américain. Notre capital social est-il menacé par la solitude ? Notre capital social est-il concerné par la solitude ? Quel est l’impact de celle-ci ?

Bertrand Vergely : Affaissement du social parce que chacun va jouer seul au bowling ? Pas sûr. Curieusement, étrangement, c’est autour de figures solitaires que la foule moderne fait société. Le social se structure autour de l’antisocial. Qui crée de la sociabilité ? L’homme insociable, le rebelle, l’étranger, l’homme, la femme sans identité, le transgenre, l’hyper-marginal. Parce que la foule ne se reconnaît que dans la fascination et que les marges en vertu de leur force transgressive la fascinent. Plus qu’à un affaissement du social nous avons affaire à un social pervers de type tribal. Des grandes tribus s’agglutinant autour d’une idole antisociale voire inhumaine donnant l’impression que l’on est libre de tout. C’est ce que donne la solitude moderne. De ce fait, la foule moderne n’est pas tant individualiste que fascinée par un individu absolu affranchi de tous les codes et de toutes les identités. Ce qu’elle aime ce n’est pas son individualité, mais l’individualité de l’autre, d’un autre fascinant volontiers barbare. Nous vivons les convulsions d’un monde infantile qui a peur de grandir. C’est là le fond de ce que l’on appelle l’individualisme contemporain et derrière lui de la solitude d’un tel monde.

Michaël Dandrieux : L’analyse de Putman repose sur le constat que les licences de bowlings augmentent, mais que les participations aux leagues diminuent. Donc a priori, on joue plus, mais on joue moins avec d’autres. Cela revient à dire par exemple qu’une personne qui passe beaucoup de temps sur son téléphone portable entre Messenger, WeChat et WhatsApp n’entretient aucune relation à ses semblables. Il est possible que le lien social se soit reconfiguré : que les joueurs de bowling se rassemblent sous d’autres formes que des leagues caduques, hors de la pratique du bowling, et que les outils à notre disposition pour les identifier et les mesurer soient insuffisants. Les communications numériques ne valent-elles donc rien ?

Le taux de participation aux législatives de 2017 est historiquement bas (35% des électeurs). Mais la fréquentation des cinémas est en constante hausse (2016 très bonne année, etc.). Il n’y a pas de corrélation au sens statistique entre ces phénomènes. Donc si vous considérez que l’homme se réalise de prime abord dans sa participation politique, alors il y a bien un délitement du tissu social. Une autre hypothèse consiste à considérer que le lien social est prépondérant. Que l’appétit pour les réseaux sociaux, les festivités locales, le spectacle vivant… sont autant de manières pour l’homme de la ville de manifester à la fois une soif de proximité avec son prochain, mais aussi une sorte de distance élective qui le protège de la surabondance d’inconnus en se rapprochant de gens qui partagent ses goûts, ses idéaux, ses utopies, ses secrets. Cela permet par exemple de comprendre pourquoi, malgré la multiplication des offres de contenus video à la maison, les spectateurs vont chercher dans les salles obscures une expérience de partage (un souffle commun entre les rangs, la synchronicité des émotions…).

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