Les profits des entreprises, moteur de l’inflation ? Ou pas…<!-- --> | Atlantico.fr
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En France, tout un courant politique a voulu expliquer l'inflation par les marges pour mieux nier le côté monétaire de l'inflation.
En France, tout un courant politique a voulu expliquer l'inflation par les marges pour mieux nier le côté monétaire de l'inflation.
©Sameer Al-DOUMY / AFP

Plus complexe que ça en a l'air

Il est difficile de dire si les profits des entreprises sont les « vrais » moteurs de l’inflation en France.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Alexandre Lohmann

Alexandre Lohmann

Alexandre Lohmann est chef économiste dans un fonds d'investissement brésilien.

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Atlantico : Les profits des entreprises sont-ils les vrais moteurs de l’inflation en France ?

Michel Ruimy : Il est difficile de dire si les profits des entreprises sont les « vrais » moteurs de l’inflation en France. Plusieurs facteurs contribuent à l’inflation, dont les profits des entreprises, au même titre, que la hausse des coûts de production et autres facteurs macroéconomiques (guerre en Ukraine, perturbations des chaînes d’approvisionnement, relance économique post-Covid…).

Au plan européen, les profits ont semblé être, dans le passé récent, une cause majeure de l’inflation avec la hausse du prix des matières premières et l’augmentation du coût du travail, dont les salaires. Mais, ce qui est vrai à l’échelle européenne ne l’est pas toujours à l’échelle nationale. Selon les dernières notes de conjoncture de l’INSEE, la hausse du prix des matières premières semble rester la première cause de l’inflation, la croissance des marges des entreprises n’arrivant qu’au second plan.

Concernant les entreprises, les marges ont globalement reculé en France. Mais, elles ont pu s’accroître pour certaines firmes qui ont répercuté sur les consommateurs la flambée de leurs coûts ou le rattrapage de leur perte de chiffre d’affaires et, parfois même au-delà, entretenant une « boucle prix-profit ». Le point de vigilance est de savoir si cette hausse des marges va se cantonner à un effet de rattrapage ou si un processus plus inflationniste est en train d’être amorcé.

Dans ce contexte, il est important de veiller au bon fonctionnement de la concurrence au sein de chaque secteur car celle-ci permet le mieux de contenir les prix et un partage adéquat du fardeau de l’inflation.

Alexandre Lohmann : Pour décrire cet épisode, beaucoup de publications et de graphiques de ce genre ont été dévoilés. Sans être faux, ces éléments induisent en erreur les non-spécialistes.

Les études montrent que les marges ont eu un impact important sur le déflateur du PIB. Or, le déflateur du PIB n’est pas l’inflation au sens courant (prix à la consommation). Le déflateur du PIB concerne toutes les transactions dans l’économie (cela inclut une large part de transaction entre entreprises). Etant donné que nous avons vécu un choc d’inflation importé (énergie, matière première...) les analyses via le déflateur du PIB (les seules disponibles) tendent à surestimer le rôle des marges en sous-estimant le rôle de l’inflation importée.

Les profits des entreprises ont augmenté et tout de suite certains observateurs en ont déduit que l'inflation était une inflation des profits. En fait, cela est lié à un contexte idéologique. Cela correspond à la principale théorie hétérodoxe, le post-keynésianisme en fait. Beaucoup d'accent est mis sur l'inflation liée au profit et non pas sur les politiques monétaires. En France, il existe un ressort d'antilibéralisme et d’anticapitalisme ambiant, cette analyse est donc un peu entrée en résonance avec les critiques sur les profits des entreprises. Les politiques se sont emparés de ce sujet et la couverture médiatique a aussi participé à ce phénomène.

Sauf que, en réalité, pour les marges de l'industrie agroalimentaire, lorsque vous achetez votre nourriture, vous n'achetez pas à l'usine et vous l'achetez auprès de la grande distribution. Le coût d'un paquet de pâtes à la caisse, il intègre différents critères comme le salaire de la caissière, le coût de l'infrastructure et le coût du produit en lui-même ne représente qu'une petite partie.

La hausse des profits des entreprises de l'agroalimentaire n'a pas généré une si grande part d'augmentation de l'inflation aux consommateurs. Au niveau agrégé, il n'y avait pas forcément de contribution des profits à l'inflation. Il y a eu une très forte contribution déflationniste qui venait des profits au moment de la pandémie. Et ensuite, il y a eu un mouvement de récupération mais qui s’est assez vite arrêté. Cela correspondait à une phase du cycle d'inflation. Il y a eu différentes phases. Au tout départ, l'inflation était liée aux problèmes du Covid, aux hausses des prix de l'énergie. L'inflation a ensuite été liée à la guerre en Ukraine. Il y a eu ensuite, ce mouvement de récupération des profits.

Trop d'importance a été donné à ce thème-là par rapport à son existence réelle.

Certains graphiques qui sont dévoilés pour évoquer ce sujet présentent l’impact négatif des profits sur le taux d'inflation.

Pour certains commentateurs et pour les dirigeants politiques ou les membres du gouvernement, il était plus simple d'avoir une sorte de bouc émissaire (les profits des entreprises) et de cibler de manière récurrente les industriels et les distributeurs en leur imposant de négocier les prix alors que les coûts des matières premières avaient baissé. Comme l’inflation était assez forte, fallait-il trouver un coupable idéal ? Sans nier le fait, qu'à un certain moment, les profits ont eu un impact sur l’inflation, tout le monde a su jouer cette partition pour différentes raisons.

Les bénéfices des entreprises seraient responsables de plus de la moitié de l’inflation. En quoi cette réalité est bien plus complexe, notamment au niveau des chiffres et du contexte économique en France ?

Michel Ruimy : Affirmer que les bénéfices des entreprises seraient responsables de plus de la moitié de l’inflation en France est un peu péremptoire. La réalité est plus complexe.

La hausse des profits des entreprises est certes un facteur important de l’inflation actuelle, mais il n’est pas le seul et il convient de pondérer le propos. Selon une étude du FMI, la hausse des profits est responsable, depuis 2022, de 45% de l’inflation, contre 40% pour les coûts d’importation (essentiellement énergie et matière première) et seulement 25% pour la hausse des salaires.

Ce n’est pas le cas de la situation française du fait de la forte internationalisation de l’activité des grandes entreprises. En outre, des différences sectorielles existent. Si des firmes françaises cotées en bourse ont enregistré des bénéfices records et ont atteint un niveau le plus élevé depuis 70 ans, ce n’est pas le cas de l’ensemble des entreprises. L’énergie est la principale cause de cette inflation.

L’inflation en France aujourd’hui est une réalité qui affecte notamment le pouvoir d’achat des ménages et nourrit, pour les petits budgets, le sentiment d’insécurité financière.

Quelles sont les principales explications, chiffres à l’appui, des vrais moteurs de l’inflation en France ?

Alexandre Lohmann : Beaucoup d’éléments ont participé à l’inflation. Il y a d’abord eu les difficultés liées au Covid, puis les difficultés sur les chaînes d'approvisionnement, de production. A cette époque, il y avait une demande extrêmement forte à cause des plans de relance dans tous les pays. La conjonction entre ces importants plans de relance, le quoi qu'il en coûte et les distorsions ont généré la première phase d'inflation. Ensuite, le phénomène climatique la Nina, a fortement impacté l’économie mondiale. En 2020, il y a eu beaucoup d'ouragans aux Etats-Unis. Ces ouragans ont aidé les prix du pétrole à monter à la fin de l'année 2020. Dans le même temps, il y a eu dans certains pays (comme au Brésil et aux Etats-Unis) un fort impact de la Nina avec une baisse du prix des céréales, ce qui a conduit les prix à la hausse pour compenser. Le climat a beaucoup joué dans la hausse des matières premières agricoles.

L’élection de Joe Biden et son énorme plan de relance aux Etats-Unis ont aussi eu des conséquences. Les marchés de matières premières se sont affolés. Il y a eu beaucoup de spéculations sur l'impact inflationniste que cette politique allait engendrer.

Au même moment, les banques centrales ont nié complètement le problème et ont eu des politiques ultra expansionnistes. En juin 2022, il y a eu un durcissement considérable du discours des banques centrales, notamment de la Federal Reserve et les marchés obligataires ont commencé à parier sur une possible hausse de 1 % des taux d'intérêt.

Il y a aussi eu la crise de l’énergie, des difficultés en Chine et la guerre en Ukraine.

Tous ces phénomènes conjugués à la fois ont participé à la crise inflationniste.

Ensuite va s’installer une très forte tendance à la baisse et, progressivement, cela va se voir dans les prix et on va arriver à la désinflation.

Michel Ruimy : Les facteurs aggravants de l’inflation au cours de ces derniers mois sont multiples (reprise économique post-Covid 19, tensions géopolitiques, guerre en Ukraine, pénuries de matières premières, changements climatiques…) et les moteurs, divers. Parmi eux, il y a eu, en 2023, notamment la hausse des prix de l’énergie (+15%), du gaz (+45%), de l’électricité (+13%), des produits élémentaires (alimentation : +7%, produits frais : +9%, tabac : +10%), tabac : +9,8%) et, dans une moindre mesure, celle des services.

Quels sont les paradoxes ou les spécificités des entreprises concernées, notamment en termes de chiffres ?

Michel Ruimy : Tandis que l’activité économique nationale est morose, certaines entreprises ont affiché des profits records et ont versé des dividendes importants à leurs actionnaires alors que les prix augmentaient pour les consommateurs. Les dividendes des entreprises du CAC 40 ont été ainsi globalement orientés en nette hausse l’an passé. Elles ont versé plus de 97 Mds EUR aux actionnaires en 2023 (80 Mds EUR en 2022).

Ce paradoxe s’explique par le fait que les sociétés du CAC 40 réalisent désormais près des trois quarts de leurs revenus hors de France. Si l’activité en France reste atone relativement atone (+0,9% en 2023) du fait d’un contexte difficile, l’international a été en partie épargné par la crise et demeure le principal moteur de croissance

Ainsi, en 2022, le groupe pétrolier TotalEnergies a réalisé un bénéfice net de 19 Mds EUR, soit le double de l’année précédente. La banque française BNP Paribas a réalisé un bénéfice net de plus de 10 Mds EUR (+7,5% par rapport à 2021). Le groupe de luxe LVMH a réalisé un bénéfice net de 12 Mds EUR (+23% comparé à 2021). Ces chiffres illustrent, à eux seuls, la forte internationalisation de ces firmes.

Cette augmentation des profits peut-elle avoir des conséquences inattendues sur l’économie ou sur le plan social ?

Michel Ruimy : Au plan économique, cette « greedflation » réduit le pouvoir d’achat de la population, ce qui a freiné la consommation des ménages (la hausse des prix a fonctionné un peu comme une taxe) et, in fine, la croissance économique. La fragilisation de la situation des clients a conduit, par exemple, les établissements bancaires à encore plus de prudence afin de parvenir à réduire les risques d’impayés.

De leur côté, certaines entreprises ont privilégié la satisfaction des actionnaires (par le versement de dividendes) plutôt que la limitation des prix pour les consommateurs et l’investissement. Malgré certains appels à la modération, les dividendes des sociétés cotées en bourse ont eu tendance, ces dernières années, à être plus stables que les profits, créant un climat d’injustice dans le partage de la richesse créée. Ce choix peut ralentir la croissance potentielle de l’économie.

La hausse des profits des entreprises en période d'inflation soulève des questions d’équité et de justice sociale. Cette baisse du pouvoir d’achat et l’augmentation des inégalités de revenus et de patrimoine peuvent détériorer la santé mentale des populations. Ce phénomène, qui s’immisce sournoisement dans la vie quotidienne des Français, associe une augmentation des cas de dépression et d’anxiété financière (Renoncement à des repas et à des activités sportives, émergence de troubles psychiques comme la dépression et les pensées suicidaires…). Ces situations alimentent les tensions sociales et les mouvements de protestation (Cf. mouvement des « Gilets Jaunes » ou celui des agriculteurs) avec, pour corollaire, une perte de la cohésion sociale (le « vivre ensemble ») et de confiance dans les institutions.

Les profits des entreprises font-ils partie de l’inflation dans certains secteurs comme l’énergie, l’alimentation ou les transports ?

Michel Ruimy : Il est certain que, ces derniers mois, les marges des entreprises ont augmenté dans certains secteurs (énergie, agroalimentaire, fret international, construction automobile qui s’est concentré sur les modèles les plus gros, plus rentables) du fait d’un pouvoir de marché ou de marque. Ainsi, la hausse du prix de l’énergie (gaz), des denrées alimentaires voire des carburants ont permis aux entreprises d’accroître, de manière significative, leurs profits.

Est-ce qu'il n'y a pas en France un biais idéologique derrière le fait de critiquer les entreprises et d'imputer l'inflation aux entreprises ?

Alexandre Lohmann : A la base, effectivement, cette opinion est plutôt quelque chose qui est très marqué sur le post-keynésianisme, avec les hétérodoxes, les personnes les plus à gauche au sein des économistes. Cette pensée a trouvé un écho au sein des médias français et chez d'autres économistes car il y a toujours eu un biais anti-entreprises.

Mais il ne faut pas nier le fait qu’à un certain moment les entreprises ont effectivement augmenté leurs marges. Mais cela a été fait de manière très ponctuelle.

En France, tout un courant politique a voulu expliquer l'inflation par les marges pour mieux nier le côté monétaire de l'inflation. Les marges n'ont eu un effet que très ponctuel.

L’ensemble des critères évoqués précédemment ont constitué un alignement des planètes et sont responsables de l’inflation.

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