Les marchés anticipent que les taux d’intérêts restent élevés pour la décennie qui vient. Et voilà pourquoi c’est une catastrophe<!-- --> | Atlantico.fr
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Le siège de la Banque Centrale Européenne se situe à Francfort, en Allemagne
Le siège de la Banque Centrale Européenne se situe à Francfort, en Allemagne
©AFP/DANIEL ROLAND

Période trouble

Selon The Economist, les taux d'intérêts pourraient rester élevés pendant une décennie au moins. Un phénomène qui laisse présager une accumulation de la dette et des difficultés pour les ménages et les entreprises

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Atlantico : D’après The Economist, les marchés pensent que les taux d'intérêts pourraient rester élevés pendant une décennie ou plus. Qu’en pensez-vous ? 

Don Diego De La Vega : La BCE a élevé son taux à 4% en septembre mais l’a laissé inchangé en octobre.

Nous avons des instruments sur les taux d'intérêts qui sont des dérivés, qui sont des contrats à terme qu'on passe à trois mois, à un an, etc. On parle donc de taux « forward ». Et les taux forward à dix ans sont certes élevés, mais rien ne dit qu’ils vont rester à ce niveau. Ce n’est pas une conviction des marchés.

Pour en revenir à la source, il faut dire que The Economist se trompe depuis plusieurs années, en particulier sur l’analyse des taux d'intérêts. D’ailleurs, dire que les taux vont rester élevés, c'est déjà un jugement de valeur. Vous suggérez que ces taux vont créer de la déflation ou vont créer en tout cas une crise économique.

Si avoir des taux élevés, c’est avoir des taux qui capitalisent plus vite que la Croissance du PIB nominal, alors certainement. Nous aurons peu de croissance, peu d’inflation. Je vais expliquer pourquoi. Peu de croissance ? Parce qu'on a tous les éléments qui nous l'indiquent. On n'a pas beaucoup investi ces dernières années, on n'a pas une démographie fantastique et les gains de productivité sont nuls ou négatifs en zone euro depuis plus de cinq ans. En somme, ne comptons pas sur la croissance réelle. Et l'inflation ? Il y a eu un pic parce que pendant deux ans, il y a eu une accumulation de coûts, une accumulation de chocs d'offres négatifs. Mais si on regarde l'inflation vraiment monétaire, ça va être difficile vu qu'actuellement, la masse monétaire est en train de se contracter comme jamais elle s'est contractée depuis les années 30. On se dirige vers un climat plutôt japonisant. 

En revanche, ces taux ne resteront pas à 3, 4 ou 5%. Les taux vont probablement baisser. Les marchés ne pensent pas que les taux vont se maintenir à 5% aux États-Unis ou à 3% ou 4% en Europe. Le problème, c'est qu'ils risquent de baisser pas assez vite ou pas assez fortement par rapport à la baisse des perspectives de croissance et d'inflation. 

Restons quand même dans un petit schéma de politique économique fiction. Selon vous, jusqu'où la BCE, par exemple, peut augmenter son taux ?  

En septembre, la BCE a laissé courir le bruit que peut-être elle monterait ses taux, ou bien peut-être elle ne monterait pas. Or elle a augmenté son taux alors que six prévisionnistes sur dix disaient qu'elle n'allait pas monter. Elle a donc violé la règle de « forward guidance » quelque part. C'était la faute de trop. C'était la hausse de taux, la dixième de suite, celle de trop. Celle qui fait mal, un peu comme celle de Jean-Claude Trichet en juillet 2008 ou celle en avril-juin 2011. En gros, on a tous compris que ce n'était pas une bonne idée. Et depuis septembre, la BCE essaie de rétropédaler. Là, en octobre, elle a passé son tour, elle n'a pas augmenté ses taux et on sent bien que vu les chiffres, vu les indicateurs, elle ne peut pas le faire.

Et elle ne peut pas le faire pour une raison simple, c'est qu'elle passe son temps à dire qu'elle est « data driven », c'est-à-dire qu'elle est pragmatique, orientée sur l'observation des indicateurs de conjoncture. Or, les indicateurs de conjoncture sont catastrophiques. Les PMI manufacturiers sont négatifs depuis 17 mois d'affilée en zone euro. Ils indiquent une récession industrielle depuis plus de 14 mois. Et donc, c'est ça devient très compliqué dans ce contexte-là d’augmenter les taux. De plus, l'inflation est en train de reculer.

Quant aux agrégats monétaires, ils sont en chute libre, comme jamais. Même en 2008 ou en 2020, ils n’avaient pas autant chuté. C'est le meilleur indicateur avancé de l'inflation véritable, de l’inflation monétaire. Tout ce que peut faire la BCE, c'est créer de la monnaie ou pas créer de la monnaie. La masse monétaire est aujourd’hui en reflux. Pour vous donner une idée, la liquidité en zone euro sur 12 mois est à -10 %. Ça, c'est du jamais vu dans toute l'histoire du capitalisme, sauf peut-être au début des années 30. Et la masse monétaire M3, elle, est négative. Elle est à -1,2% sur un an. C'est très, très rare qu'elle soit en dessous de 2 ou 3%. C'est la première fois qu'elle est négative. 

Avec de tels indicateurs, soit vous êtes monétariste et vous vous dites « de toute façon, ce qu'on va avoir dans les mois qui viennent, c'est la déflation », soit vous êtes keynesien et vous êtes pas beaucoup plus rassuré parce que vous regardez les PMI, les indicateurs de conjoncture et les indicateurs industriels.

Dans les prochains mois, on va être en déflation ou en récession ?

Les deux. Les deux d'ailleurs se mêlent très bien. On peut être en déflation tout en étant en croissance, quand la baisse des prix est dirigée par le fait qu'on fait des gains de productivité importants. Par exemple, à la fin du XIXᵉ siècle. On avait un régime monétaire qui était déflationniste mais en même temps, c'était une période de forte croissance, la Belle Époque, etc. Donc vous aviez de la croissance, mais vous aviez des baisses de prix aussi. 

Mais dans l'univers dans lequel on est aujourd'hui, dans les économies matures occidentales, quand on dit déflation, ça veut dire récession. Ça veut dire la baisse des prix provoquée par la remontée du chômage, la canonisation de la masse salariale, la réduction des coûts. Aujourd'hui, toutes les entreprises parlent de réduire les coûts. 

Elles ont compris que la période de rebond de 2021 était terminée. De toute façon, comment voulez-vous maintenir les marges des entreprises si vous n'avez pas de gain de productivité ? Il n'y en a pas en zone euro depuis cinq ans. C'est quasiment impossible. La seule technique, c'est de réduire les coûts. Donc ne pouvant pas s'en sortir par le haut, on va s'en sortir par le bas. Et s'en sortir par le bas, c'est entrer dans une spirale négative. Ça veut dire qu'il va falloir faire des efforts. Évidemment, ce sont toujours les plus faibles qui vont en faire : les CDD, les gens marginalement attachés au marché du travail, les stagiaires, etc. 

C’est pourquoi la BCE doit absolument baisser ses taux le plus vite possible. Mais les marchés restent sceptiques et pensent que la BCE va maintenir son taux au moins jusqu’à l’été prochain.

Cela veut dire que les ménages et les entreprises vont continuer de payer beaucoup plus pour emprunter, que les gouvernements vont devoir consacrer davantage de recettes fiscales au paiement des intérêts de leurs dettes. Quand The Economist parle d'une « nouvelle ère » et d’un « scénario catastrophe toxique », là-dessus, vous êtes d'accord ? 

Ce n'est pas une nouvelle ère. Il y a une période intermédiaire qui va durer un certain temps, où on va se retrouver avec des taux d'intérêts dignes d'un haut cycle. Quand on met les taux d'intérêts directeurs en zone euro à 4% et aux États-Unis à 5%, c'est digne d'un haut cycle, très haut cycle, comme si on était au plein emploi, alors que la réalité est tout autre. Nous sommes en récession. On y sera pendant tout l'hiver de façon assez nette. Pendant un certain nombre de mois, on va se retrouver avec des taux d'intérêt comme si on avait 3% de croissance, alors qu'en réalité, on sera à -0,3. Ça ne va pas être agréable. La dette va s'accumuler, les ménages et les entreprises vont souffrir. La dynamique des finances publiques ne va pas être facile. Tous les acteurs vont être pénalisés. 

Il faut maintenant espérer que la BCE réagisse, pour avoir des taux d'intérêt davantage cohérents avec la non-croissance. Les banquiers centraux peuvent se tromper, mais qui pense sérieusement que dans six mois, on va avoir 2 % de croissance, 2 % d'inflation et que ça justifie des taux d'intérêts par conséquent à 4 % ? Personne.

Des taux d'intérêts élevés ou, comme vous nous l'avez expliqué tout à l'heure, économiquement élevés, ne sont pas forcément mauvais...

Nous avons des taux d'intérêts qui sont plus élevés que le rythme prévu d'augmentation de la croissance nominale. Ces taux d'intérêts élevés, économiquement élevés, vont avantager le rentier. C'est-à-dire que considérant le fait qu'il prend assez peu de risques à acheter une obligation à dix ans américaine ou française, c'est un titre assez peu volatile, ça permet de limiter la volatilité de l'ensemble de son portefeuille financier. Il va l'acheter aujourd’hui à 4 %. Il n'y a que 1 % de croissance, 1 % d'inflation. En gros, ça veut dire qu'on est dans une économie où il n'y a pas beaucoup d'alternatives et où il n'y a pas beaucoup de taxes inflationnistes. Le rentier va gagner 4 % en nominal, 3 % en réel. Ainsi, il achète un titre sécurisé qui limite la volatilité de son portefeuille et il est payé 3% en termes réels tous les ans. 

Et à l'inverse, si vous avez des taux d'intérêts qui sont économiquement bas, c'est-à-dire qu'ils sont plus bas que le rythme prévu d'augmentation de la croissance nominale, ça avantage soit le consommateur, soit l'entrepreneur. L'entrepreneur va avoir une incitation très nette à investir. L'investisseur va avoir une incitation assez forte à prendre du risque, donc à aller plus sur les actions que sur les obligations. Et le ménage se trouve éventuellement favorisé aussi dans ces calculs.

Évidemment, le problème, c'est que si les taux d'intérêts sont vraiment beaucoup trop bas par rapport à la croissance nominale, là, il y a un autre problème qui arrive, c'est évidemment le fait qu'on est dans le cas d'une politique monétaire trop accommodante. Cette politique trop accommodante finira par engendrer de l'inflation. Mais comme il n'y a pas vraiment de désancrage des anticipations d'inflation depuis 35 ans, c'est quand même un risque qui est assez nébuleux. Aujourd’hui, les taux d'intérêt directeur doivent être à peu près à 1 ou 1,5% de façon à ce que les taux longs, les taux dix ans par exemple, soient à peu près à 2%. On serait alors à l’équilibre.

Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui...

Là, le problème, c'est que dans le système actuel, les taux directeurs sont à 4%. Les taux longs sont en dessous, ce qui prouve bien que la BCE a tort, parce qu'il y a une inversion de la pente de la courbe des taux. 

Vous avez des taux longs qui sont plus bas que les taux directeurs. Pourquoi ? Parce que le marché ne croit pas trop dans le scénario de la banque centrale. Mais à ces taux longs, il faut ajouter un spread périphérique et un spread corporate, parce qu'évidemment, ce n'est pas le taux où se financent les PME, encore moins les Italiens par exemple. En réalité, vous avez des taux qui sont facilement à 4%, voire plus, dans une économie qui, cet hiver, sera à zéro. Franchement, ce n'est pas sérieux.

Dans combien de temps la hausse des taux va-t-elle ralentir ? 

C'est toujours le problème de mettre un chiffre ou une date sur quelque chose qui n'aurait pas dû exister. Normalement, la BCE aurait dû changer de stratégie il y a bien longtemps. Elle savait qu'il y avait des risques à élever les taux de manière inconséquente.  

La première étape a en tout cas été franchie, celle d'arrêter de monter les taux. C’est ce qu'on appelle le pivot. Progressivement, ils vont détricoter leur politique monétaire des mois passés.

Seul un événement financier majeur peut hâter le changement de stratégie de la BCE, car au sein de la BCE, il y a aussi un lobby allemand. Ce n'est pas évident pour elle de reconnaître son erreur et de faire machine arrière.

Même si la BCE baisse progressivement son taux, celui-ci baissera plus lentement que ce qui permet de rembourser les crédits, c'est-à-dire la croissance et l'inflation. Malheureusement, on va encore avoir ce paradoxe qu'on a eu au Japon pendant 30 ans et c'est un classique. 

La question est de savoir si cette baisse de taux sera performative. Les gens sont-ils dans l'illusion nominale, à savoir qu’une baisse des taux va les faire engager des crédits tout de suite, ou est-ce que, autre thèse plus machiavélienne, les gens déjouent quelque part le voile d'ignorance pour s’apercevoir que cette baisse des taux est factice dans la mesure où la croissance n’est pas là. C’est un débat ouvert, parce que ça fait un siècle qu'on se pose la question, et on n'a jamais eu complètement la réponse. Mais je pense qu'on va avoir des éléments nouveaux d'appréciation dans les trimestres qui viennent. Ça va être intéressant.

La période va être mouvementée puisque c'est une période de grande vulnérabilité. Tant qu'on n'a pas fait le constat d’un changement d'état d'esprit à Francfort, ce sera compliqué. 

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