Les données de santé, une manne et un enjeu central pour les GAFAM ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo d'illustration prise à Paris le 13 juillet 2021 montre l'application Doctolib sur l'écran d'un smartphone.
Une photo d'illustration prise à Paris le 13 juillet 2021 montre l'application Doctolib sur l'écran d'un smartphone.
©OLIVIER MORIN / AFP

Bonnes feuilles

Simon Woillet, Audrey Boulard et Eugène Favier-Baron publient « Le business de nos données médicales » chez FYP éditions. Traçage épidémiologique, dossier médical partagé, capteurs qui suivent nos rythmes biologiques en temps réel… Nous sommes désormais réduits à une suite de chiffres et de statistiques. Cette numérisation tous azimuts conduit à de multiples dérives : nos données de santé sont devenues un business juteux que s'arrachent une nébuleuse d'entreprises privées ou de cyberpirates. Extrait 1/2.

Audrey Boulard

Audrey Boulard

Diplômée de l’École normale supérieure de Lyon, Audrey Boulard est consultante en stratégie éditoriale.

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Eugène Favier-Baron

Eugène Favier-Baron

Eugène Favier-Baron est doctorant en philosophie des médias et des techniques à l’université Grenoble-Alpes, ainsi qu’à l’université Libre de Bruxelles.

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Simon Woillet

Simon Woillet

Professeur de philosophie, doctorant en littérature comparée, Simon Woillet est responsable de la rubrique idées du média LVSL et membre de l’Institut Rousseau.

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Dans son ouvrage L’âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff décrit précisément les étapes d’élaboration des techniques d’extraction, de recoupement, puis d’anticipation comportementale à partir des données personnelles suivant lesquelles les Big techs ont construit leurs business models. Selon la chercheuse américaine nous passons d’une période fondée sur l’extraction et la revente de données massives servant à faire du ciblage publicitaire profilé, à une époque où les avancées technologiques des GAFAM rendent possible une programmation inconsciente, une « activation » comportementale liée à la connaissance des réactions émotionnelles et endocriniennes des utilisateurs de leurs services. Les données des bracelets connectés tels que ceux produits par Fitbit, récemment acquis par Google — et en direction de laquelle la firme a réorganisé les ressources humaines de ses filiales e-santé —, peuvent servir à renforcer avec une précision individualisée au maximum l’analyse prédictive qui permet l’amélioration des algorithmes de recommandations et leur timing, pour garantir l’activation comportementale des individus plutôt que de simplement opérer sur un marché à partir de moyennes statistiques.

Un bref historique des initiatives les plus marquantes des GAFAM dans le secteur de la santé permet de saisir l’importance de ce domaine pour ces « plateformes multifaces » qui disposent d’une capacité à réemployer l’information acquise sur un marché pour la réinvestir par effet d’échelle sur d’autres pans de leur activité économique grâce à leurs technologies de stockage, de retraitement et de mise en corrélation de données massives. Rappelons ici que les études économiques sur la croissance du secteur de la e-santé estiment que ce marché pèse près de 234 milliards de dollars.

Les stratégies de Google pour conquérir le marché des données de santé

Depuis 2009, Google Ventures (GV), le fonds d’investissement de Google, investit dans de nombreuses start-ups médicales. En 2013, le groupe crée Calico, sa filiale dédiée à la recherche sur les biotechnologies, très imprégnée d’idéologie transhumaniste. Célébrée en grande pompe par le ponte de cette idéologie, Ray Kurzweil, cette entreprise est centrée sur la recherche concernant le ralentissement du vieillissement, la guérison de la neurodégénérescence (Sergueï Brin, co-fondateur de Google fait une obsession de la maladie de Parkinson à laquelle un gène le prédispose). Calico a conclu un partenariat avec la sulfureuse entreprise AncestryDNA, cette dernière ayant enfreint ses propres règles de non-divulgation d’informations personnelles d’utilisateurs aux autorités judiciaires et policières.

En 2015, Verily, nouvelle filiale de Google dans le domaine de la recherche médicale, voit le jour. Elle permet la création de co-entreprises avec des Big pharma telles que Glaxo-Smith-Kline et Sanofi, et le lancement du Baseline project, un programme de recherche centré sur la collecte et le traitement, par des technologies d’intelligence artificielle, de données massives, dans le but de créer un profil type exhaustif d’un individu humain en bonne santé psychophysiologique. Ce qui n’est pas sans risque éthique et politique lorsqu’on songe à la difficulté que la philosophie de la médecine rencontre, depuis ses origines, à définir et qualifier les états biologiques de « normal » ou « sain », ainsi qu’au caractère invasif des études pilotes du projet, qui vise à étudier l’ensemble des données de la vie quotidienne des volontaires dans le but d’isoler des biomarqueurs permettant la détermination quantitative des risques pathologiques.

En 2017, l’entreprise Google Life lance DeepVariant, sa première application de traitement de données génomiques par l’intelligence artificielle, annoncée comme une révolution, mais contestée par des experts du domaine quant à ses prétentions. En 2018, Alphabet rachète DeepMindHealth et se lance dans la recherche médicale centrée sur l’intelligence artificielle, avec sa nouvelle filiale DeepMind, titulaire d’un contrat polémique avec le NHS britannique. DeepMind aurait en effet procédé à une collecte et un traitement illégal des informations personnelles ouvertes par le système de soins britannique. En 2019, elle entreprend le rachat controversé de l’entreprise fabricant des montres connectées FitBit pour lancer GoogleFit. La controverse portait une fois de plus sur le risque d’appropriation par Google d’un gisement de données massives et d’une position dominante dans le marché des montres connectées rendant impossible toute concurrence et toute régulation par la compétition économique ou les autorités politiques. Qui plus est, il faut toujours garder à l’esprit que les données de santé sont réutilisables dans une myriade d’analyses de comportements d’utilisateurs, permettant de conquérir de nouvelles parts de marché dans une multitude de secteurs économiques autres que celui des technologies de santé.

Enfin, en 2020, Google relance Google Health, sa filiale dépérissante. Revigorée par l’adhésion des acteurs politiques au discours solutionniste sur l’efficacité de l’intelligence artificielle et des politiques de tracing sur la gestion de la pandémie de Covid, elle lui sert à nouer des partenariats avec de nombreuses universités dépositaires de stock de données de santé et de relais politiques importants, comme la Morehouse School of Medicine.

De l’Apple Watch à Microsoft Azure Cloud

De son côté, Apple se lance dans la santé connectée avec l’Apple Watch en 2014, l’application « Health » sur l’Appstore et l’ensemble d’API52 HealthKit censées permettre le recoupement des données de toutes les applications de santé de l’utilisateur (podomètre, données cardiologiques, données nutritionnelles, données de sommeil…). En 2015, ResearchKit voit le jour, un ensemble d’outils en open source pour la visualisation de données, le classement d’informations sur une large échelle, l’automatisation de tâches de collecte et le traitement. En 2016, c’est CareKit qui est inaugurée, une autre plateforme d’outils en open source, incitant les patients utilisateurs d’outils Apple à mettre en forme par eux-mêmes leurs informations de santé, ou à les rendre accessibles à des professionnels de santé et des chercheurs. En 2018, l’Apple Watch devient un dispositif médical de classe II pour la FDA américaine.

Tous ces éléments viennent étayer les craintes des critiques du capitalisme de surveillance. Ceux-ci considèrent que les objets connectés portables qui surveillent nos données biométriques et comportementales en permanence peuvent améliorer le profilage commercial des fabricants de ces interfaces en vue de vendre à d’autres entreprises leurs services d’analyse, de traitement, d’anticipation ou d’influence comportementale (nudge) sur les individus.

Microsoft est au cœur de la e-santé en France du fait de son contrat avec le Health Data Hub, qui utilise les services de Microsoft Azure Cloud pour la gestion des données récoltées par cette institution. Le groupe américain tente de s’imposer dans le domaine de la médecine génomique avec MS Genomics en 2018, qui compte mettre à profit ses services de cloud computing pour la recherche génétique sous forme de location de services. En 2019, la firme lance le Microsoft Healthcare Bot, un robot conversationnel destiné aux différents types de clients du marché de la santé (assureurs, centres médicaux, médecins, assurés) et visant à automatiser l’accompagnement administratif (vérification des reste-à-charge, orientation du patient vers un médecin ou un centre conventionné par son assureur, transmission des dossiers et informations aux destinataires identifiés par la machine…). En 2020, Microsoft signe un partenariat de cinq ans avec Johns Hopkins Medicine qui assure la gestion managériale et administrative des filiales hospitalières et universitaires du reste du groupe médical. Les services de Microsoft Azure Cloud serviront à l’industrialisation des flux de données entre les différentes branches du complexe hospitalo-universitaire, ainsi qu’à l’application de traitements de données massives par des outils d’intelligence artificielle au service de la médecine prédictive. Avec dans le viseur de cette approche, les volets aussi bien scientifiques que financiers associés à la quantification des risques pour des populations très profilées. En 2021, Microsoft lance l’Azure health Bot, qui remplace le MS Healthcare Bot, en optimisant son fonctionnement par les services d’intelligence artificielle développés via les services Azure Cloud, ainsi que le volume de données interactionnelles qu’il pourra récolter en vue d’un plus grand profilage des utilisateurs, du contenu des conversations aux métadonnées utilisateurs.

Nvidia, le fabricant américain initialement spécialisé dans les cartes graphiques, récemment sous le feu des projecteurs pour son rachat de ARM, producteur-clef de semi-conducteurs et puces électroniques, s’est également imposé dans le secteur des services de cloud et d’intelligence artificielle pour l’analyse génomique, grâce à son infrastructure de services Clara Parabricks et ses superordinateurs, profitant de la crise du Covid pour populariser ses services auprès du monde de la recherche scientifique et médicale.

Amazon à la conquête du monde de l’assurance et de Doctolib

Quant à Amazon, le groupe dévoile sa division santé jusqu’alors confidentielle en 2017 baptisée en toute modestie « 1492 ». De la vente de produits pharmaceutiques à la gestion de dossiers médicaux en passant par la plateforme de télémédecine, tous les secteurs de la e-santé étaient alors évoqués concernant les ambitions de ce projet secret. Pourtant, dès 2017, 1492 n’était pas la seule filiale du groupe à travailler sur la santé : la filiale Amazon Web Services, centrée sur les services de cloud et d’intelligence artificielle appliquée aux données massives, recrutait déjà des ingénieurs informatiques spécialisés dans les données de santé, et investissait dans la start-up spécialisée dans l’analyse prédictive du cancer par les technologies de cloud computing et de l’intelligence artificielle, Grail, fondée par un ancien de Google. En 2018, le groupe lance l’assurance médicale Haven, appuyée sur un partenariat avec les groupes JP Morgan et Berkshire. Bien qu’ayant pris fin en janvier 2021, du fait de la complexité administrative des systèmes de remboursement américains, cette tentative illustre la volonté du groupe d’entrer dans le secteur de l’assurance médicale.

En 2018 également, Amazon fait l’acquisition du vendeur en ligne de produits pharmaceutiques, avec du marketing et des offres ciblées, PillPack, ce qui lui vaut un bras de fer avec le leader du marché des prescriptions médicales numérisées Surescripts. Un an plus tard, la firme rachète la start-up Health Navigator, fondée par le docteur David Thompson, créateur du protocole « Schmitt-Thompson » de triage des patients par les infirmiers et les call centers, et lance son premier service numérique d’autodiagnostic et de suivi médical individuel, Amazon Care clinics associé à une plateforme de télémédecine.

En 2020, Amazon conclut un partenariat avec la plateforme d’information et de discussion médicale en ligne Sharecare pour contribuer à l’amélioration des bases de données sur la médecine de son assistant vocal Alexa (lequel a fait l’objet d’un contrat avec le NHS britannique en 2019). Alexa doit aussi pouvoir servir à recommander des lieux de dépistage ou de vaccination contre le Covid 19 à ses utilisateurs via un partenariat avec le numéro un de la collecte et de la revente de données de santé : IQVIA56. Des polémiques ont émergé régulièrement concernant les potentiels conflits d’intérêts liés aux contenus de Sharecare, ainsi que le manque de réactivité de la plateforme face à une fuite importante de données. En France, Amazon Web Services est l’un des prestataires essentiels du stockage des données récoltées par Doctolib.

Extrait du livre de Simon Woillet, Audrey Boulard et Eugène Favier-Baron, « Le business de nos données médicales, enquête sur un scandale d'Etat », publié chez FYP éditions.

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