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Les dessous du plan de la Chine pour dominer le monde : l’offensive diplomatique
©MIKE HUTCHINGS / POOL / AFP

Vision hégémonique

Second volet d’une série en 5 articles. Comment la Chine montre sa puissance au monde et dévoile sa vision hégémonique sur le système international.

Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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Emmanuel Véron

Emmanuel Véron

Emmanuel Véron est géographe et spécialiste de la Chine contemporaine. Il a enseigné la géographie et la géopolitique de la Chine à l’INALCO de 2014 à 2018. Il est enseignant-chercheur associé à l'Ecole navale.

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Atlantico.fr : Ce que l'on appelle désormais "la diplomatie des masques" chinoise a touché de nombreux pays européens, concernés par notamment par la 5G ou les Nouvelles Routes de la Soie. La Chine profite-t-elle de la situation pour s'implanter durablement en Europe ? 

Emmanuel Lincot : Cette diplomatie des masques est un flop. Les Européens ne sont absolument pas dupes et constatent, écœurés, que loin d’offrir ces masques, la Chine les vend. Et ce, à la différence notable de Taiwan. Cette crise est un accélérateur d’une tendance que nous avons pu observer il y a déjà des années. Oui, la Chine essaie de diviser les Européens qui à leur tour vont réagir. Avant même cette crise, l’Union Européenne avait déclaré que la Chine était un « rival systémique ». La déclaration très critique d’Emmanuel Macron auprès du Financial Times, il y a quelques jours, concernant la manière dont la Chine avait géré la pandémie montre bien que la confiance est définitivement rompue et que notre relation avec la Chine va traverser une crise très grave. Quant au projet des nouvelles routes de la soie, Pékin va devoir revoir à la baisse ses ambitions. Pour des raisons économiques évidentes mais aussi parce que le contribuable chinois ne comprend pas pourquoi son pays n’est pas en mesure encore à ce jour d’avoir un système de protection sociale tandis qu’il investit des milliards dans les projets d’infrastructures à l’étranger auprès de pays qui ne sont certainement pas solvables.

Emmanuel Véron : La diplomatie dite des "masques" remplace dans un sens la "diplomatie des pandas". Il s'agit pour Pékin de redorer son image à l'international, se voulant bienfaitrice, venant en aide aux pays dans le besoin. Dans les faits, les ventes de matériels sont très nettement supérieures aux dons (à l'instar de ceux de la Fondation de Jack Ma, patron d'Alibaba). Environ 80% des masques vendus dans le monde depuis le début de la crise proviennent de Chine. La Chine détient un quasi-monopole de la fabrication de masques mais aussi d'autres équipements nécessaires pour contenir la pandémie (comme les respirateurs par exemple). Alors que les Etats (sous-équipés) cherchent dans l'urgence à s'approvisionner en quantité, la Chine instrumentalise cette dépendance avec l'Europe mais aussi avec le continent africain ou encore les Etats-Unis. En cela la Chine cherche à se positionner comme "sauveuse" d'un monde malade du coronavirus…Cette "diplomatie des masques" s’accompagne d'un haut degré d'exposition de ces diplomates à l'étranger via les réseaux sociaux personnels ou de chancellerie. Alors que Twitter est interdit en Chine, il est de plus en plus utilisé par la diplomatie chinoise pour relayer dans les pays cibles messages de propagande et exposition du "triomphe" d'une Chine bienfaitrice...Le message n'est pas tant destiné au peuple des pays cibles qu'aux ressortissants chinois et des diasporas. Derrière la tonitruance de cette "diplomatie", Pékin utilisera ce qu'elle conçoit comme "assistance" au pays européens (ou d'autres régions) comme levier pour la négociation sur le développement d'infrastructures et des réseaux 5G et de la signature de MOU dans le cadre du projet Belt and Road Initiative (BRI). La 5G et le projet BRI sont les deux faces d'une même pièce, celle d'une expansion de l'influence chinoise en Europe, perçue comme le ventre mou utile à sa puissance et ses ambitions. Une fois la crise terminée (on ne sait pas quand ni comment), Pékin sera en mesure d'exercer des pressions sur des états européens au bord de la faillite sinon très fragilisés pour imposer ses vues et ses investissements dans des secteurs stratégiques. 

Face aux États-Unis, la Chine a longtemps suivi le modèle du "profil bas" hérité de ses illustres meneurs Mao Zedong et Zhou Enlai et poursuivi jusqu'à Deng Xiaoping. Aujourd'hui l'Empire ne semble plus accepter la critique ou la controverse et le fait savoir, notamment via ses ambassadeurs un peu partout dans le monde, avec une rhétorique parfois "Trumpienne" sur Twitter. Le ton va-t-il continuer de monter entre les deux premières puissances mondiales ? 

Emmanuel Lincot: Oui le ton va monter. Parce que la génération qui avait servi du temps de Deng Xiaoping est en train de disparaître et que la génération montante de diplomates chinois est beaucoup plus agressive. C’est évidemment un signe de faiblesse que de tancer des pays étrangers comme le fait la Chine et ses représentants. Lorsqu’un diplomate agit comme un idéologue avec des jugements à l’emporte-pièce, il est à la fois perdu pour ses  interlocuteurs mais aussi pour les intérêts de son propre pays. La diplomatie du twit initiée par Trump fait des émules mais en tant que Français et Européens, nous devons absolument prendre de la hauteur. Main ferme dans un gant de velours: il existe toutes sortes de mesures d’intimidation, et de répressions graduelles et plus discrètes  à l’encontre de quiconque prétendrait nous donner des leçons à la fois sur ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous décidons. Et comme le disait si bien Clausewitz, la guerre peut être tout simplement la continuité de la diplomatie par d’autres moyens. 

Emmanuel Véron : Rappelons que la notion de "profil bas" initiée par Deng Xiaoping lors du début des Réformes (1979) et après Tiananmen (1989) procédait d'une discrète internationalisation de la Chine. Ceci a vécu grosso modo jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping dès 2012-2013, pour être peu à peu délaissée et remplacer par un activisme prononcé. Dès 2014, un intellectuel et universitaire alimentant la réflexion stratégique à Pékin, Yan Xuetong analysait dans un article éloquent le glissement progressif de la Chine vers davantage de mise en avant et de participations plus exposées dans les affaires mondiales. La crise du Covid-19 n'a fait qu'accélérer ce processus d'exposition et de mise en avant voire de prendre le leadership d'une autre manière que celui des Américains. Ainsi, nous le rappelions précédemment, Twitter est très utilisé quelque part en miroir de ce que Donald Trump en fait depuis 2017. Certains diplomates chinois sont allés très loin dans le complotisme et la rhétorique mensongère. Accusation des Etats-Unis quant à l'origine du virus, accusation et jugements de valeurs des démocratie occidentales sur leur gestion de la crise etc... Les joutes verbales via ce réseau social vont bon train depuis le début début mars. Ces quelques diplomates (idéologues) sont parfois appelés " wolf warrior" en référence au film chinois du même mettant en scène un commando (sur les canons cinématographiques du héros hollywoodien...) libérant des ressortissants chinois d'un pays africain en proie aux violences et crise. A l'image du commando, les diplomates sont les sentinelles du régime à l'étranger voulant réécrire l'histoire et contrôler les discours sur la gestion de crise par la Chine. Ceci a contribuer à tendre un peu plus les relations trans-pacifique, qui rappelons le, devaient s'entendre prochainement sur une phase 2 des négociations dans la guerre commerciale. L'ampleur de cette exposition est inédite, jusqu'alors contenue à des mouvements de taille réduite, presque discrets. Il sera important d'observer avec rigueur les retombées positives ou négatives de ces actions. Plusieurs effets se ressentent déjà. L'image de la Chine n'en sort pas grandit, plusieurs Etats ont convoqués les ambassadeurs, des comptes twitters ont été fermés et le manque de transparence généralisé pénalise thuriféraire du régime du Parti-Etat.

La Chine est également à l'offensive sur le continent Asiatique. Alors qu'il y a seulement deux ans Xi Jinping décrivait les différents entre son pays et l'Inde de Narendra Modi comme "temporaires", les deux puissances semblent laisser les tensions commerciales, territoriales ou diplomatiques prendre le dessus. C'est une bataille pour la domination continentale qui se joue là ? 

Emmanuel Lincot: Les relations entre la Chine et l’Inde ont toujours été tendues depuis 1962. Cette date est importante car elle a été marquée par une défaite militaire de l’Inde à l’encontre de la Chine. New Delhi et l’extrême droite indienne nourrissent une rancœur tenace à la rencontre des dirigeants de Pékin. Il existe entre les deux pays des contentieux de frontières importants à la hauteur de l’Himalaya. Ne jamais oublier non plus que les autorités indiennes ont accueilli depuis des décennies le dalaï-lama sur leur territoire. De nouveau, en 2017, il y eut des tensions et des risques de dérapage militaire à la hauteur du Doklam, situé entre le Népal et le Bhoutan, opposant les armées indienne et chinoise. Les relations diplomatiques par conséquent entre les deux pays sont extrêmement précaires. On a pu vanter l’esprit de Wuhan en référence à une rencontre entre les deux dirigeants il y a maintenant quelques années. Cependant, il est clair que pour l’Inde l’alliance de la Chine avec le Pakistan n’est pas de bon augure. Pour pallier à cette menace, l’Inde s’est rapprochée depuis le début des années 90 des États-Unis mais aussi du Japon, et de l’Australie afin de contenir ce qui est considéré en haut lieu comme la menace d’une expansion chinoise dans l’océan indien notamment. L’Inde compte sur l’appui de la France pour recourir à ses propres appuis insulaires mais aussi pour souscrire au projet Indo-Pacifique, concurrent à celui des nouvelles routes de la soie.

Emmanuel Véron : Pour Pékin, l'Inde représente un véritable caillou dans sa chaussure. L'Inde est un point de blocage dans son environnement régional, où Pékin cherche à asseoir une prééminence. En ce sens et par sa géographie, sa diplomatie et sa dimension militaire, l'Inde est le rival stratégique durable de la Chine en Asie. Xi Jinping en continuité avec ses prédécesseurs, entretient une relation diplomatique bilatérale de "normalisation" malgré un déficit commercial important au détriment de New Delhi, une sphère d'influence réciproque se recoupant dans une bonne partie de l'Asie et de l'Océan Indien, des différends territoriaux etc. La Chine a toujours joué la carte du "Pays des Purs" (Pakistan) contre l'Inde. Elle continue aujourd'hui. De son côté, l'Inde est très polarisée par ses préoccupations stratégiques chinoises. Alors que les deux géants d'Asie se côtoient dans les organisations internationales non-onusiennes telles que l'OCS ou les BRICS, leur asymétrie confère une forme originale de compétition diplomatique, de modèle de gouvernance et de rayonnement. D'un côté, l'Inde participe à un très grand nombre de format et dialogue régionaux et internationaux, en particulier avec le Japon, l'Asie du Sud-Est et le concept "Indo-pacifique", tout en échangeant commercialement et militairement avec Israël ou la Russie. De son côté, Pékin, membre du P5, exporte beaucoup en Inde (notamment des usines à charbon ou des smartphones) et promeut "ses nouvelles routes de la soie". Leur modèle et diplomatie se projettent de la sorte sur le continent africain. L'issue de la crise du Coronavirus bougera les lignes des deux puissances hétérogènes.

D'un point de vue global, la Chine renforce son emprise sur les institutions internationales. De quels moyens a-t-elle usés pour y parvenir et quelles peuvent en être les conséquences ? 

Emmanuel Lincot : Le retrait des États-Unis d’une part, le soutien des pays du tiers-monde, et africains notamment d’autre part, expliquent le succès de la Chine dans ses initiatives diplomatiques au niveau multilatéral. Et surtout, la naïveté déconcertante de nos dirigeants politiques de ne pas avoir vu depuis plus de 20 ans cette ascension vertigineuse de la Chine qui lui a été concédée sans aucune contrepartie n’est pas étrangère non plus au phénomène. Ce qui est intéressant et dangereux bien sûr c’est de constater que la Chine est de plus en plus en position de force dans des instances internationales que l'Occident avait créé après la guerre. Elle les neutralise d’une part et en crée d’autres par les instances internationales rivales. Soit pour séduire les pays du Sud soit de toute façon pour contrer l’Occident dans ses valeurs et pour imposer à terme une sinisation du droit international. Le but étant de créer un cadre légal à des initiatives prises par la Chine comme des interventions militaires sur des théâtres d’opérations extérieures. Nous en prenons le chemin à moins que l’Occident ait le sursaut nécessaire pour contrer ce danger hégémonique.

Emmanuel Véron : En même temps que Deng suggérait un "profil bas" dans les affaires mondiales, la Chine augmentait son aura dans les organisations internationales onusiennes et dès la fin des années 1990, proposait de nouvelles institutions (non occidentales cette fois, c'est le cas typique de l'OCS). Ainsi, depuis 1971 et l'accès au Conseil de sécurité des Nations Unies, Pékin a pris de l'ampleur et de l'influence à l'ONU. Le processus s'est accéléré dans les années 1990, jusqu'à aujourd'hui où 4 instances sont dirigées par des Chinois, toutes dans des secteurs stratégiques pour la Chine (OACI, FAO, UIT, ONUDI). Début mars dernier, une directrice adjointe de l'OMPI briguait le poste de directrice, elle a été battue par un candidat singapourien. Un autre briguerait le poste de DOMP... témoignant de l'intérêt chinois pour les opérations de maintien de la paix et des questions de sécurité sans à avoir à projeter ses propres forces armées dans des contextes compliqués.... Enfin, nombreux sont les chinois présents à des postes à très hautes responsabilités, souvent avec un bagage impressionnant (formation, langues etc.). Ce qui est notable, ce n'est pas tant le nombre que les modalités et les procédés d'entrisme dans les organisations internationales, le lobbying et la neutralisation récurrente des sujets qui gêne la Chine : droit de l'homme, soutien à des régimes autoritaires et douteux, corruption etc. Aussi, l'OMS (la crise du coronavirus lui a donné du lustre) est une des structures dont la proximité de l'actuel directeur général avec le régime chinois et ses déclarations témoignent de l'influence croissante de la Chine pour servir ses intérêts. La paralysie du Conseil de sécurité montre l'affaiblissement de la structure et celle du multilatéralisme, la crise du Covid -19 là aussi n'a fait qu'accélérer ce processus. De plus, la Chine présidait le Conseil en mars... Il ne s'est réuni qu'en avril... Le retrait progressif des Etats-Unis (qui ne sont plus la "Nation indispensable"), l'unilatéralisme incarné par Donald Trump et l'affaiblissement de l'UE ont permis à la Chine d'occuper le terrain et de proposer un nouveau langage, de nouvelles valeurs... Le système Onusien, né dans le contexte mondial de l'après-guerre est aujourd'hui essoufflé. Alors que l'Occident dominait et a construit ce système suivant ses valeurs, l'irruption de la Chine dans le système international et l'atomisation des acteurs occidentaux dans les affaires du monde vont irrémédiablement suggérer une compétition féroce et non consensuelle.

Pour retrouver la première partie de l'analyse et de la série de décryptages d'Emmanuel Lincot et d'Emmanuel Véron sur la Chine, cliquez ICI

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