Le wokisme ou la queue de comète d’une époque en voie d’achèvement<!-- --> | Atlantico.fr
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Michel Maffesoli publie « Le temps des peurs » aux éditions du Cerf.
Michel Maffesoli publie « Le temps des peurs » aux éditions du Cerf.
©JOSEP LAGO / AFP

Bonnes feuilles

Michel Maffesoli publie « Le temps des peurs » aux éditions du Cerf. La peur est un sentiment intemporel, propre à une espèce humaine consciente de sa finitude. Dans le passé, ces émotions ont été régulées par diverses croyances religieuses et par des rites collectifs. La modernité a développé une idéologie du progrès, laissant croire que l'homme pouvait éradiquer le mal, vaincre la maladie, voire la mort. Extrait.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Ce que l’on entend ou lit au sujet du « populisme » n’est peut-être que l’écho lointain de la stigmatisation que Karl Marx et ses affidés utilisaient en parlant, d’une manière méprisante, du Lumpenproletariat (littéralement « le prolétariat en haillons »), c’est-à-dire la racaille, étrangère à la noble classe ouvrière, qu’il convenait de soumettre et de faire rentrer dans l’ordre. Ordre de cet État fort, contrôlant toute la vie privée et publique, dont l’Union soviétique en son temps se fit une spécialité. L’accusation d’appartenance au Lumpenproletariat se transformant ensuite en celle de hooliganisme.

On peut d’ailleurs considérer que c’est pour cela, pour reprendre une formule de Boris Souvarine à propos du stalinisme, que « la dictature du prolétariat est rapidement devenue une dictature sur le prolétariat ». Marxisation des esprits, quand tu nous tiens ! Sans trop le savoir, l’ordre médiatico-politique ne fait que reprendre le vieux poncif de ceux qui sont censés savoir à la place des autres. En la matière, à la place du peuple.

D’une manière pouvant paraître paradoxale, je considère que l’obsession pour ce qu’il est convenu de nommer le « wokisme » est du même acabit. Car dans le fond, « être éveillé » s’inscrit dans la foulée de la philosophie des Lumières, dans une conception unilatérale du monde, celle des classes sociales figées dans une identité dont on ne peut pas sortir et qui oublie que la complexité sociale, quant à elle, se fonde sur la coïncidence des choses opposées.

Ainsi, le « wokisme » est la suite logique de la modernité triomphante. Et c’est pour cela justement que les technocrates au pouvoir sont fascinés par ces apparents contestataires qui ne sont que la queue de comète d’une époque en voie d’achèvement. Une formule du philosophe exprime en peu de mots cela : « tout “anti” pense dans le sens de ce contre quoi il pense comme “anti”. »

Pour le dire plus simplement, ils sont du même monde. Et ils pensent éclairer le monde avec leurs lampes on ne peut plus désuètes, devenues bien clignotantes et, dès lors, qui ne sont plus adéquates pour baliser le chemin de la vie.

« Woke », ils prétendent être éveillés, parfois même éveilleurs. Mais c’est un éveil bien limité très précisément en ce qu’ils se limitent à une identité de race, de sexe, de genre alors que le propre même de la condition humaine est de mettre en œuvre des identifications multiples, le « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud en étant la forme poétique la plus pertinente.

C’est en ce sens que leur éveil ressemble plutôt à une somnolence, un statu quo, satisfaisant pour l’ordre établi craignant bien davantage les populistes qui tentent, eux, d’échapper à cet « homme unidimensionnel » dans lequel le biologisme et matérialiste entend enclore tout un chacun. De ce fait, peut-être à son corps défendant, le « wokisme » est un élément de la stratégie de la peur, en focalisant l’attention sur des contestataires qui n’en sont pas vraiment, ce qui conforte le mécanisme de soumission généralisée que le système promeut.

On le sait, les combats d’arrière-garde sont les plus spectaculaires. Le « wokisme » s’inscrit bien dans un tel combat. Par la théâtralité qui est la sienne, il suscite une crainte factice détournant la conscience collective de la peur réelle vis-à-vis de la curialisation de l’existence.

De ce point de vue, on peut considérer que ce « wokisme » est un « éveil » factice, simple bras armé de la techno-bureaucratie dominante. C’est la version prétendument nouvelle de la vieille propension à la classification et à la catégorisation propres à la modernité rationaliste : on est homme, femme, ouvrier, cadre, handicapé, ménagère de moins de 50 ans, etc. Et l’on n’est que cela, dans tous les aspects de sa vie publique et privée. Il est un terme un peu savant proposé par Bergson, « endosmose », désignant le fait que l’identique et le différent se compénètrent. Il y a télescopage de leurs objectifs, tout simplement parce que leurs valeurs sont parfaitement conformes et poursuivent le même objectif.

Après le mot savant, une métaphore des années 1970 : le « wokisme » comme « Canada Dry » ou Ersatz. « Ça a la couleur de l’alcool, le goût de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool », disait la publicité, « et ça n’en a pas la saveur », ajouterait-on ! La quête de l’identité que revendique le « wokisme » semble oublier que celle-ci, ainsi que je l’ai indiqué, s’est depuis longtemps fragmentée en identifications plurielles, ce qui est autrement prospectif et, en tout cas, en phase avec l’esprit du temps. Il est plus facile de soumettre l’individu « Un » que la personne « plurielle ».

Il y a dans le conformisme logique propre aux phénomènes Black Lives Matter, LGBT ou LGBTQIA, aux Gender theories et autres anglicismes du même acabit, une sensibilité intellectuelle reposant sur l’idéologie on ne peut plus moderne, de la « construction sociale » de la réalité. Perspective prométhéenne s’il en est, définissant un monde « construit » par l’homme et ne tenant aucun compte de l’ordre des choses : celui des lois naturelles.

On le sait, la figure de « Prométhée déchaîné » servit de fondement à l’idéologie marxiste qui en fut l’expression logique. C’est ce qui conforta la conception millénariste du changement. Et c’est dans une perspective identique que se structure le « wokisme » contemporain : un monde renouvelé par le déluge. Prophétisme apocalyptique embouchant la trompette des derniers jours. Jours de colère ou Dies irae.

Tout cela sécrète une atmosphère de fin du monde, alors que ce n’est que la fin d’un monde, celui de la modernité. C’est en rejouant ce que l’historien Georges Duby nommait la « terreur de l’An mil » que ces mouvements, divers dans leurs expressions, mais identiques dans leur conformisme, suscitent le sentiment que l’anéantissement universel approche. Ce faisant, la terreur factice que cela suscite constitue une astucieuse manière de détourner la conscience collective de la peur réelle induite par un contrôle social généralisé.

C’est d’ailleurs le cas, avouons-le, dans tous les âges apocalyptiques : on s’inquiète vis-à-vis de ce qui est en train de cesser, en oubliant que chaque décadence préfigure une renaissance, et que chaque déclin inaugure une nouvelle genèse.

Il est important de redire une telle banalité de base afin de rappeler aux social justice warriors, ces guerriers de la justice sociale, défenseurs des causes progressistes, que tout cela est quelque peu daté : c’est le progressisme même qui a fait son temps. On est en train de retrouver une authentique « philosophie progressive » ne faisant pas du passé « table rase », mais bien au contraire, retrouvant l’importance des racines, celles de la tradition, dans le vécu social.

Au-delà des censures, des condamnations par les mouvements « wokistes » qui de ce fait recherchent surtout leur propre renommée, le rappel des racines conforte une vraie radicalité, ce que Michel Foucault nommait parrhêsia, à savoir le fait de tout dire, et ce avec une réelle liberté de parole et une vraie liberté d’esprit, ce qui est très éloigné des lieux communs de la bien-pensance des mouvements dont il a été question et qui fonctionnent d’une manière unilatérale en écartant les perspectives contraires et complémentaires qui, dans leur ensemble, constituent l’authentique réel complexe de la vie en société. On est ainsi loin de la fameuse sentence de Voltaire, « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dîtes, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire » !

Faut-il le rappeler ? La monoculture individualiste a fait son temps. Et les exacerbations propres aux « guerriers de la justice sociale » ne sont qu’une mise en scène caricaturale pour tenter de sauver cette vision étroite et déjà datée.

Extrait du livre de Michel Maffesoli, « Le temps des peurs », publié aux éditions du Cerf

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