Le ministère de la défense russe utilise le chantage à l’esclavage sexuel pour convaincre des prisonniers de s’engager dans l’armée<!-- --> | Atlantico.fr
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Un garde dans une prison russe
Un garde dans une prison russe
©KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP

Guerre en Ukraine

Il existe en Russie une longue tradition d’exploitation en prison d’une catégorie de détenus réduits à l’état de « violés » systématiques

Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : À l’image de la « dedovshchina », un bizutage présent dans l’armée russe qui s’est répandu dans le milieu des années 1950, il existerait dans la culture carcérale russe une culture des castes, avec des « intouchables », constamment rabaissés et susceptibles d'être violés. Que sait-on à ce sujet ? À quel point est-ce un fait répandu dans les prisons russes ?

Viatcheslav Avioutskii : Le monde carcéral russe n’a pas beaucoup évolué malheureusement depuis le XIXe siècle. Il est caractérisé par une violence extrême. Ce système constitue un vide juridique total. Ce système est géré par le monde du crime organisé. L’enveloppe extérieure de la prison est préservée par l’Etat à travers le service fédéral des prisons en Russie. A l’intérieur, les caïds, les chefs de ces organisations ont créé un système hiérarchisé qui permet de donner une structure sociale à des personnes qui purgent des peines de prison très longues.

Parmi les criminels figurent essentiellement les récidivistes pour lesquels l’activité criminelle constitue le métier principal. Ils considèrent la prison comme un passage quasi-obligé. Les autres prisonniers peuvent se retrouver incarcérés en revanche pour un premier délit. Ces individus, qui se retrouvent en prison presque par hasard, sont très maltraités. Ils sont considérés comme des intouchables, ils sont exploités, physiquement abusés, frappés et parfois violés.       

Le ministère russe de la défense contraindrait des condamnés à servir dans l’armée en les menaçant d'être incarcérés aux côtés de ces « intouchables ».  Le directeur du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, a expliqué cette distinction et a créé une division distincte pour ces prisonniers au sein de Wagner. Que sait-on des méthodes employées pour pousser les prisonniers à aller en Ukraine ?

Evgueni Prigojine s’est rendu dans les prisons afin d’effectuer des campagnes de recrutement massives de prisonniers. Près de 50.000 prisonniers auraient été mobilisés sur le front. Il n’y avait pas que des récidivistes et des représentants du crime organisé parmi eux. Certains membres des forces de l’ordre ou des anciens militaires qui ont commis des crimes et qui étaient détenus ont ainsi été incorporés pour aller se battre en Ukraine.

Un contrat oral était passé entre Wagner, Prigojine et les prisonniers avec ces prisonniers, dont certains purgeaient de longues peines pouvant aller jusqu’à 25 ans de prison. Après six mois de combats, ces prisonniers étaient amnistiés par une procédure secrète.

Près de 80% des prisonniers et des criminels envoyés sur le front pour combattre contre l’Ukraine seraient morts. Ceux qui ont réellement réussi à revenir six mois après représentent donc une minorité. Cette réalité a donc mis un frein au recrutement.

En réalité, tous les moyens sont bons pour recruter des prisonniers.

Des ONG essaient de protéger les droits des détenus dans ce monde carcéral russe complètement déshumanisé. Les données des ONG collectées dans les prisons russes livrent un tableau assez sombre. Des méthodes de contrainte sont dorénavant utilisées. De nombreux prisonniers ont été contraints (verbalement ou physiquement) de s’engager et de partir sur le front.

Des méthodes encore plus violentes ont été utilisées récemment. Selon des sources secondaires et des témoignages collectés par les ONG en question, après le ralentissement du recrutement au mois de novembre et de décembre, lorsque les prisonniers se sont aperçus que les taux de mortalité étaient très élevés, ils ont décidé de ne plus s’engager pour l’armée de manière volontaire. Des contraintes physiques et sexuelles ont alors été utilisées.

La menace est alors de mélanger les deux mondes : celui des récidivistes, des organisations criminelles qui ont leurs propres lois et celui des autres prisonniers. Une pression très forte est alors mise. Une connivence peut même exister avec la direction de la prison et les caïds qui gèrent ces structures hiérarchisées, garantissant une certaine paix sociale à l’intérieur des prisons.     

La direction des prisons demande aux caïds d’exercer une très forte pression sur les autres prisonniers, et y compris via la pression sexuelle.

Selon plusieurs sources, les nouvelles de pertes catastrophiques seraient parvenues jusqu'aux prisons russes, décourageant les prisonniers de s’engager dans les forces armées. Les autorités russes parviennent-elles toujours à recruter des prisonniers pour les envoyer sur le front en Ukraine ?

Les informations sur les pertes très élevées sur le front ont atteint le monde carcéral.  Les prisonniers parviennent à utiliser des téléphones portables en prison. Les détenus emprisonnés et ceux qui sont sur le front restent en contact. Les soldats racontent donc leur expérience.

Le niveau de perte s’élèverait à 80%. De nombreux anciens prisonniers mobilisés meurent donc au combat.

Sur le segment du front où le groupe Wagner opère actuellement, principalement dans la région de Bakhmout, les prisonniers mobilisés pour se battre ont été utilisés comme de la chair à canon. Ils ont été envoyés comme des troupes de choc que l’on peut sacrifier facilement dans le but d’affaiblir les défenses ukrainiennes avant que les membres professionnels de Wagner attaquent à leur tour.

Le recrutement de prisonniers s’est donc ralenti. Une discorde et des tensions sont en train de naître entre Wagner et l’armée régulière.

Wagner a été privé de cette forme de recrutement. Dorénavant, c’est l’armée elle-même qui, à son tour, recrute dans les prisons. Les détenus s’engagent pour aller combattre en échange d’une amnistie.

Le nombre de prisonniers a beaucoup baissé, selon les données collectées par des ONG en Russie. L’Etat russe est dans une situation très compliquée car il ne souhaite pas lancer une deuxième mobilisation. La première a été mal accueillie par la société russe et a provoqué une fuite des cerveaux assez importante.

Une pression est donc exercée sur les prisonniers afin de combler le manque de soldats sur le front. Il est urgent de remplacer les pertes de Bakhmout.

L’Etat russe essaye en parallèle, depuis quelques mois, de recruter des contractuels sur la base du volontariat. L’armée russe conventionnelle et le groupe Wagner recrutent via cette méthode alternative. Dans beaucoup de villes, il y a des affiches de propagande et des représentants du groupe Wagner essayent de recruter.

L’Etat russe ne veut pas faire une deuxième mobilisation. Mais elle sera inévitable car les pertes sont assez lourdes. Le réservoir de volontaires s’est épuisé. Tous ceux qui voulaient rejoindre la guerre étaient au nombre de 10 à 15.000. Cela s’est donc rapidement épuisé. La stratégie est donc d’attirer les candidats avec des salaires mirobolants. On propose à certaines personnes surendettées d’annuler leur dette en échange de leur participation à la guerre.

Selon certains observateurs, l’Etat russe est en quête d’un double objectif en réalité. Cette stratégie permet de réduire le nombre de prisonniers tout en parvenant à recruter pour l’armée.    

Plus généralement, comment qualifier la politique pénitentiaire en Russie ? À l’image des goulags, les prisonniers sont-ils toujours perçus comme des variables d’ajustement destinées à soutenir l’expansion industrielle et militaire ?

Les choses ont changé depuis la période du goulag. Les prisonniers sont dans des conditions plus structurées. Il y a une surveillance de l’application de la loi et du droit dans l’enceinte pénitentiaire.

La politique pénitentiaire en Russie reste toujours violente. Juste avant la guerre, une affaire a marqué les esprits. Un fonctionnaire de prison a fui en Occident. Il a emporté avec lui toute une série d’enregistrements avant de montrer un système généralisé de torture dans une prison bien définie. L’Etat russe a reconnu ce type de violations. Une plainte a été déposée contre le directeur de la prison, mais un vide juridique existe en Russie. Ce système est très violent et participe à une survivance soviétique. 

Il y a beaucoup de personnes en prison dont le délit est plutôt économique ou dans le monde des affaires. Ils ne sont pas à leur place en prison.

Un phénomène nouveau a émergé depuis quatre à cinq ans en Russie également. Le nombre de prisonniers politiques a fortement augmenté. Alexeï Navalny est un exemple. Le procureur vient de demander pour Vladimir Kara-Mourza  25 ans de prison. Il a critiqué ouvertement Vladimir Poutine et il militait pour l’application des sanctions contre la Russie avant même la guerre en Ukraine. Il a fait plusieurs déclarations anti-Poutine à l’étranger. Sa vie ressemble à celle de Navalny. Il a subi deux tentatives d’empoisonnement à son égard, dont une au Novitchok, un agent chimique.   

A cause de la guerre, la situation des prisonniers politiques est passée au second plan. Mais il ne faut pas oublier que leur nombre augmente très rapidement. L’appareil répressif devient de plus en plus intense.

Un million de Russes ont quitté le pays depuis le début de la guerre. Selon les opérateurs téléphoniques, il y a 400.000 abonnés actifs en moins à Moscou.

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