Le ballon chinois, la nouvelle guerre froide… et des Etats-Unis moins en forme que pour la première <!-- --> | Atlantico.fr
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Samedi, à 14h39, un F-22 Raptor de la base aérienne de Langley (Virginie) a intercepté le ballon au large de Myrtle Beach, en Caroline du sud, et l'a abattu d'un tir de missile AIM-9X Sidewinder.
Samedi, à 14h39, un F-22 Raptor de la base aérienne de Langley (Virginie) a intercepté le ballon au large de Myrtle Beach, en Caroline du sud, et l'a abattu d'un tir de missile AIM-9X Sidewinder.
©Chase DOAK / CHASE DOAK / AFP - AFP

Polémique

La présence d'un ballon provenant de Chine au-dessus des Etats-Unis a créé beaucoup de remous côté américain.

Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Atlantico : L’affaire du ballon chinois n’en finit plus de susciter des réactions aux États-Unis. L'engin, décrit par les services de renseignement américains comme un ballon de surveillance, représentait une menace pour la sécurité relativement faible et modeste par rapport aux multiples niveaux d'espionnage, de rivalité économique, cybernétique, militaire et géopolitique qui s'intensifient chaque jour. Pourquoi y a-t-il eu un tel affolement de la part des autorités américaines ?

Emmanuel Lincot : Les Chinois sont d’admirables manipulateurs. D’agresseurs, ils deviennent soudain victimes et tout joue a priori en leur faveur car nul n’a idée de la nocivité d’un ballon. Le ballon est associé à l’enfance, à un imaginaire ludique mais une arme, pensez donc ! Qui en France se souvient des ballons utilisés durant le siège de Paris en 1871 ? Et vu de l’extérieur, la réaction américaine paraît en effet totalement disproportionnée. Or, elle ne l’est pas. Car il y a eu bel et bien violation du territoire aérien américain et préméditation quant à la trajectoire de cette arme de reconnaissance dont le but consistait très certainement à cartographier des bases de missiles américaines. Toutes les armées du monde ou presque entendent recourir au ballon pour des missions stratosphériques (entre 18 et 20 km d’altitude); lesquelles peuvent être menées de jour comme de nuit, d’une manière autonome c’est à dire sans équipage, à très large rayon d’action et ce, à la différence notable d’un drone. Ce ballon espion établissait peut-être des repérages nécessaires à de futures frappes auxquelles la Chine pourrait avoir recours en cas de guerre contre Taïwan. La menace est donc très sérieuse mais fidèle à elle-même, la Chine - dans un retournement de situation dont elle seule semble avoir le secret - n’hésite pas à accabler les États-Unis et leur secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Antony Blinken, qui a depuis lors ajourné - et pour cause - son voyage à Pékin.

Guillaume Lagane : Je crois que l’explication est double. C’est d’abord une illustration du « all politics is local politics ». Contrairement à ses prédécesseurs, ce ballon a été vu. Il est donc devenu une affaire de politique intérieure alors que la campagne présidentielle de 2024 a commencé. Les républicains, divisé sur l’Ukraine, sont plus unis sur la Chine et ils ont accusé le président Biden de faiblesse. Celui-ci se devait de réagir, ce qu’il a fait en reportant la visite d’Anthony Blinken puis en détruisant le ballon lui-même.

Mais la réaction des autorités est aussi un symptôme de la peur suscitée par la Chine. La guerre en Ukraine est lointaine, vue du Montana. L’arrivée d’un ballon au-dessus du territoire américain, généralement inviolé, à de rares exceptions près (Pearl Harbour en 1941, le 11 septembre 2001), est une menace beaucoup plus perceptible par la population, à laquelle le gouvernement américain devait réagir.   

« Nous n'aurions pas dû laisser la République populaire de Chine se moquer de notre espace aérien », a déclaré le leader républicain du Sénat, Mitch McConnell, dans un communiqué dimanche. Y a-t-il eu des failles du côté américain ? Est-ce le révélateur d’un certain état de l’Amérique ?

Guillaume Lagane : Difficile de savoir pourquoi le NORAD, ce système de radar installé dans l’Arctique, n’a pas repéré la ballon au-dessus de l’Alaska ou du Canada. Peut-être l’avait-il vu mais les autorités voulaient rester discrètes, comme lors des précédentes incursions sous l’administration Trump. Il faut dire que les Etats-Unis procèdent sans doute, eux aussi, à de tels survols du territoire chinois. On se souvient, en 2002, de l’incident qui avait provoqué la mort d’un pilote chinois et la capture d’un avion américain au-dessus de Hainan. 

Enfin, le statut de ce ballon est ambigu : il volait à 20 km d’altitude, trop haut pour rentrer dans l’espace aérien au sens de la convention de Chicago de 1949, trop bas pour appartenir à l’espace, régi par le traité de 1967. Ce flou juridique a peut-être poussé les Américains à la prudence lorsqu’on a évoqué sa destruction.   

L’emballement politique autour de cet incident pourrait-il marquer une rupture dans les relations entre les Etats-Unis et la Chine ? Comment peuvent-elles évoluer ?

Emmanuel Lincot : Il n’y aura pas de rupture, tout au moins pour le moment. En revanche, l’escalade me paraît irréversible et le grand gagnant dans cette affaire est…Vladimir Poutine ! La Chine se précipite un peu plus dans les bras du maître du Kremlin. Au reste, avons-nous appris quelques heures avant la destruction du ballon espion que Xi Jinping se rendra très certainement à Moscou au printemps prochain. Il ne s’agira pas d’une simple visite de courtoisie. Moscou espère un rapprochement encore plus grand avec Pékin et si Xi Jinping a pu se montrer assez hésitant en la matière, en adressant quelques critiques  à l’égard des Russes lors du Sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai de Samarkand (Ouzbékistan) du mois de septembre dernier, ce dernier semble de plus en plus enclin à soutenir sans ambage son partenaire russe. Ce partenariat est de pure circonstance et repose sur la relation particulière qui s’est créée entre Vladimir Poutine et Xi Jinping au fil de ces dernières années et dans leur haine commune contre l’Occident ; lesquels parviennent toutefois et avec un succès réel à fédérer autour de leur personne non seulement des opinions de leur pays respectif mais aussi celles issues des pays du Sud. Les Américains ont en tout cas raison de réagir et je crois qu’en tant que Français et en tant qu’Européens nous nous devons de soutenir Washington avec la plus grande fermeté. Car nous pourrions à notre tour être évidemment confrontés à des problèmes de la même nature.

Guillaume Lagane : Il est trop tôt pour le dire mais cet incident ramène en tous cas le sujet chinois sur le devant de la scène à Washington. C’est un moyen pour les républicains, empêtrés dans leurs bisbilles internes, de refaire leur unité contre Biden.

Surtout, cela renvoie au débat interne à l’administration démocrate. Certains, notamment au Pentagone, considèrent que la priorité doit rester la Chine et qu’il ne faut pas détourner trop de ressources au profit de l’Ukraine (c’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre la prédiction du général Minihan qu’une guerre sino-américaine pourrait éclater en 2025). Selon le mot désormais célèbre, la Russie est la météo et la Chine le climat. Mais d’autres, dans les sphères diplomatiques, considèrent que l’on peut avoir le « meilleur des deux mondes » : en affaiblissant la Russie, on diminue la menace chinoise. Ce débat va perdurer cette année et jusqu’aux élections de 2024.

La situation pourrait-elle marquer un tournant dans une nouvelle « Guerre froide » entre les deux pays ?

Emmanuel Lincot : Une radicalité dans le rapport de forces, assurément. Il ne s’agit pas d’une crisette mais bien de l’esquisse d’une menace à laquelle les États-Unis sont directement confrontés; menace qui ne cesse de s’amplifier depuis ces dernières années (tensions en mer de Chine, espionnage industriel…). Le risque est que cette guerre soit de moins en moins froide dans les faits et qu’elle puisse à tout moment déboucher sur une guerre de très haute intensité dont l’Ukraine ne serait en définitive qu’un simple prélude. Ce qui est désolant c’est qu’aucun pays tiers, aucune organisation internationale ne semble en capacité d’exercer un rôle de médiateur pour apaiser ces relations. Le silence de l’ONU est en cela assourdissant. Que dire par ailleurs du Vatican qui, en d’autres temps, aurait pris une part active dans une tentative d’apaisement. Rien…Et la France qui, dans sa tradition, est en mesure de parler à tous peine à trouver aujourd’hui une marge de manœuvre dans cette confrontation dangereuse.

Guillaume Lagane : Xi Jinping semble quelque peu affaibli après la sortie chaotique de sa politique anti-Covid. Il semblait vouloir rechercher, après sa rencontre avec Biden au G20 de Bali, un modus vivendi avec les Etats-Unis. L’affaire du ballon ne fait pas ses affaires, même s’il n’est pas exclu que la Chine ait voulu tester la résolution américaine. Et d’autres crises sont à prévoir : le nouveau speaker de la chambre, Kevin Mc Carthy, a dit vouloir se rendre à Taïwan, comme son prédécesseur Nancy Pelosi l’été dernier.

Pékin et Washington ont surmonté d’autres crises, comme le bombardement accidentel de l’ambassade chinoise à Belgrade en 1999, pendant la guerre du Kosovo. Mais, aujourd’hui, la situation est bien différente et les Etats-Unis craignent vraiment la Chine dont le PIB (15 000Md de $) talonne le leur (20 000Md$). Ils reprochent aussi le soutien économique que Pékin fournit à la Russie, qui permet la poursuite des hostilités en Ukraine.  Enfin, ils consolident leurs implantations militaires en Asie (voir l'accord annoncé sur l’usage des bases militaires aux Philippines). On peut juger excessives les craintes américaines mais ceux-ci ne sont pas des Européens, biberonnés à l’atlantisme : en cas de guerre avec Pékin, personne ne viendra à leur secours. 

Au vu de l’état actuel des Etats-Unis et de la Chine, à quoi pourrait ressembler une nouvelle guerre froide ?

Emmanuel Lincot : Au mieux se développent des guérillas de toutes sortes, au pire une guerre d’une ampleur telle qu’elle associe les grandes puissances entre elles et nous entrons dans une guerre mondiale. En tout cas, il y aura un vainqueur et un vaincu. Une lutte à mort est à présent engagée.

« L'armée américaine continuera à exercer son droit à naviguer et à opérer dans les zones où c'est autorisé par le droit international maritime, y compris dans la mer de Chine méridionale », répètent régulièrement les autorités américaines. La Chine ne reproduit-elle pas dans les airs ce que font les Etats-Unis sur mer ?

Emmanuel Lincot : Naturellement. Et ajoutons « sous la mer » avec des tentatives de couper les câbles sous-marins pour neutraliser l’adversaire. La méthode employée par la Chine est aussi celle de la Russie : guerre des nerfs, intimidation, passage à l’acte et déni d’accès ; le sud de la mer de la Chine étant un théâtre parmi d’autres de cette confrontation. En somme, cette guerre qui est déjà à l’œuvre est systémique. Autant les Américains restent à l’avant-garde de la suprématie technico-militaire, autant les capacités chinoises de déployer une propagande à toute épreuve restent impressionnantes. C’est sur ce front là que l’Occident est le plus mal préparé. À nous d’y travailler.

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