La thèse d’une explosion des inégalités une nouvelle fois démentie dans le monde comme en France <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Image d'illustration
Image d'illustration
©©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Les données du Global Wealth report 2023 sont claires.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

Voir la bio »

Le Crédit suisse et UBS ont publié leur Global Wealth report 2023. Quels en sont les principaux enseignements ?

Philippe Crevel : Après la période de COVID et la récession qui l'a suivie, il y a eu un rebond économique notable en 2021 et 2022. Ceci s'est produit dans un contexte où les pouvoirs publics ont apporté un soutien substantiel, ce qui a entraîné une amélioration générale de la situation des populations. La richesse médiane mondiale augmenté de 3 % en 2022, alors que la richesse par adulte a chuté de 3,6 %.

Figure 3 : Tendances mondiales de la richesse médiane, de la richesse par adulte et du revenu national brut (RNB) par adulte 2000-22 (2000=100)

Par ailleurs, en lien avec ces développements, le marché de l'emploi se montre plutôt porteur dans tous les pays. On observe un retour à la normale, voire même une situation de pénurie de main-d'œuvre. Cela a logiquement des implications sur les revenus : d'une part, l'activité rémunère plus que le chômage, et d'autre part, en raison des tensions salariales, les salaires augmentent dans plusieurs pays, aux États-Unis ainsi qu'en Europe, et plus récemment en France également.

A quel point les données battent-elles en brèche l’idée que les inégalités explosent ? De manière globale et en France en particulier ?

Philippe Crevel : On a pu observer une augmentation des inégalités dans divers pays, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, entre les années 2000 et 2010. Cette augmentation a principalement touché la fraction la plus minime de la population, soit les 0,01 %, qui a accaparé une part disproportionnée des revenus. Cette tendance a suscité diverses analyses mettant en avant cette montée des inégalités.

Figure 7: Global wealth inequality trends, 2000–22

En France, en revanche, on n'a pas constaté cette évolution. Le ratio entre les 10 % les plus aisés et les 10 % les plus modestes est demeuré relativement stable autour de 3,5, tandis que le taux de pauvreté a varié d'une année à l'autre, oscillant entre 13,5 % et 14,5 %, donc une certaine constance. Dans l'ensemble, ces données sont restées relativement constantes ces dernières années, témoignant de l'absence de tendance à long terme vers une accentuation des inégalités en France.

Tableau 1 : Richesse médiane et inégalité de la richesse 2000-22, par région

En ce qui concerne la période post-COVID, les mesures de soutien mises en place par les autorités ont eu pour effet d'atténuer les secousses économiques et même de préserver, voire d'améliorer, une grande partie du pouvoir d'achat. Cette approche, notamment incarnée par la politique du "quoi qu'il en coûte", a également eu des répercussions positives aux États-Unis, un pays notoirement marqué par des inégalités. Les années les plus récentes, entre 2021 et 2022, ont d'ailleurs été marquées par des avancées en matière de salaires aux Etats-Unis. Et la France demeure l’un des pays les plus égalitaire au sein de l’OCDE. L'inégalité globale de la richesse a également diminué en 2022, la part de la richesse des 1 % les plus riches du monde tombant à 44,5 %.

A quel point sur un siècle, la tendance est à la réduction des inégalités ?

Philippe Crevel : Bien sûr, si l'on adopte une perspective qui s'étend sur environ un siècle, cela nous amène à remonter jusqu'à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, soit après la période de la Première Guerre mondiale. Il est clair qu'au fil du temps, la réduction des inégalités a été particulièrement marquée, en grande partie grâce au développement de l'État-providence. En France, cela se traduit par une part conséquente du PIB, soit environ un tiers, dédiée aux dépenses sociales et à la redistribution des revenus. Ce mécanisme contribue incontestablement à réduire les inégalités. L'impôt, notamment l'impôt sur le revenu, joue également un rôle majeur dans ce processus de réduction des inégalités.

Cependant, un domaine a vu une montée des inégalités ces dernières années, après une période prolongée de stabilité. Il s'agit du patrimoine. Les inégalités patrimoniales se sont accentuées ces dernières années, interrompant ainsi un processus de diminution qui avait débuté après la Première Guerre mondiale et qui s'était poursuivi pendant les Trente Glorieuses. Cette hausse est attribuable en grande partie à la rapide appréciation de la valeur des actifs immobiliers et des actions. Les individus possédant de tels actifs ont vu leur patrimoine augmenter, tandis que ceux qui n'en possédaient pas sont restés malheureusement à un niveau similaire. Cette tendance a engendré une croissance des inégalités patrimoniales.

La politique monétaire accommodante a contribué à la valorisation des actions et des biens immobiliers. Néanmoins, à long terme, sur une échelle très étendue, on observe un mouvement significatif de réduction des inégalités. Cette tendance se reflète dans les revenus, mais également dans les conditions de vie, comme la possession d'une voiture, qui était minoritaire dans les années 60. À l'heure actuelle, la quasi-totalité des Français possède au moins une voiture, voire plusieurs. De même, la possession d'une résidence principale concerne désormais 58 % des Français, comparé à un taux inférieur à 40 % dans les années 60.

Qu'est-ce qui explique la réduction des inégalités récentes ?

Philippe Crevel : Plusieurs facteurs ont contribué à cette situation. On peut considérer qu'ils sont en grande partie liés à des circonstances conjoncturelles. Tout d'abord, il y a eu les mesures de soutien mises en place après la crise du COVID-19, ainsi que les mesures post-conflit en Ukraine. Ces interventions ont joué un rôle crucial dans la stabilisation de l'énergie et la reprise économique. De plus, il y a eu un retour à l'amélioration de la situation de l'emploi, non seulement en France, mais également dans de nombreux autres pays. Cette dynamique a naturellement engendré une réduction de la pauvreté et des inégalités.

Cependant, il est important de noter que certaines fluctuations temporaires peuvent influencer cette tendance. Par exemple, en 2022, les revenus financiers ont connu une légère baisse en raison de la chute de la valeur boursière, mais cela fait suite à une forte hausse en 2021. De tels événements ponctuels peuvent avoir un impact sur les revenus issus du patrimoine, mais il convient de les considérer avec prudence. Si l'on examine la majorité des revenus des ménages, on constate plutôt une augmentation due à l'amélioration de la situation sur le marché de l'emploi.

Un aspect notable à relever est la diminution du nombre de millionnaires à travers le monde en 2022. Cependant, la France semble être une exception à cette tendance, avec un nombre de millionnaires en hausse, comment l’expliquer ?

Philippe Crevel : Cette divergence peut s'expliquer par plusieurs facteurs. L'année 2022 a vu une diminution significative des valeurs boursières, en particulier aux États-Unis et en Europe, autour de 10 % environ. Cette hausse a eu un impact sur les patrimoines financiers, mais la France a été moins touchée car les ménages français ont davantage investi dans l'immobilier, qui a continué à augmenter en valeur en 2022. De plus, les Français ont investi dans des produits tels que les fonds euros d'assurance vie, dont la valeur n'est pas fortement influencée par les fluctuations boursières.

Tableau 1 : Évolution du patrimoine des ménages en 2022, par région

Cette diversification a permis aux Français de résister davantage aux baisses de valeur sur les marchés financiers par rapport à leurs homologues européens ou américains. C'est ainsi que l'on peut expliquer la variation du nombre de millionnaires en France par rapport à d'autres pays qui ont connu une baisse.

À quel point est-ce que cette diminution du nombre de millionnaires explique aussi les chiffres de réduction des inégalités qu'on constate actuellement ?

Philippe Crevel : C’est assez marginal. Parmi les facteurs déterminants pour la réduction des inégalités, on retrouve avant tout le revenu du travail. Ce facteur essentiel contribue à réduire les disparités. De plus, les prestations sociales jouent un rôle significatif dans l'amortissement de ces écarts, notamment en France. Il convient également de souligner que la France maintient un taux de pauvreté relativement stable d'une année à l'autre.

En somme, il est crucial de reconnaître que l'évolution du patrimoine financier et des revenus financiers reste un pilier majeur de cette dynamique, mais que d'autres facteurs tels que le revenu du travail et les prestations sociales jouent un rôle crucial pour atténuer les inégalités. La constance du taux de pauvreté en France témoigne de la résilience de ces mécanismes dans le maintien d'une situation relativement équilibrée.

Qu'est-ce qui peut expliquer que, alors que la tendance globale est plutôt à la réduction des inégalités, on ait plutôt un discours qui soit soucieux de la question des inégalités et qui dénonce leur explosion ?

Philippe Crevel : Il existe un contraste frappant entre la réalité statistique et le sentiment perçu. Bien que les données objectives aient raison, le ressenti est souvent plus puissant que la logique. Parmi la population, il prévaut une impression que les conditions de vie se détériorent. Ce sentiment découle de plusieurs facteurs tangibles.

Tout d'abord, le coût de l'immobilier et la difficulté d'acquérir une résidence principale sont des réalités marquantes. Les prix immobiliers ont doublé au cours des deux dernières décennies en France, ainsi que dans la plupart des grands pays de l'OCDE. Cette augmentation contribue indéniablement à nourrir le sentiment de dégradation du niveau de vie, car une part plus importante du budget doit être allouée à l'achat ou à la location d'un logement. Un autre élément à considérer est l'augmentation du prix des carburants. Pour certaines personnes, voire une nécessité, posséder et utiliser une voiture est incontournable. Les résidents en zones rurales ressentiront davantage cette hausse des prix du carburant que leurs homologues urbains.

Par ailleurs, notre société moderne est axée sur la communication. Autrefois, les besoins essentiels étaient centrés sur la nourriture, les vêtements et le logement. Aujourd'hui, nous dépendons largement des appareils de communication, des téléphones portables aux abonnements en ligne. Les dépenses dites pré-engagées, sur lesquelles les ménages ont peu de contrôle, ont augmenté et représentent désormais plus de 30 % du budget, comparé à environ 20 % il y a une décennie. Cette évolution contribue au sentiment de perte de contrôle financier et de baisse du niveau de vie, même si les statistiques indiquent le contraire.

En somme, bien que les données statistiques puissent afficher une tendance différente, le ressenti des individus est souvent influencé par des facteurs concrets qui touchent directement leur quotidien, tels que le logement et les dépenses incompressibles. Ce décalage entre la perception individuelle et les données chiffrées peut contribuer à la sensation de baisse du niveau de vie, même en présence d'indicateurs économiques positifs.

Comment réconcilier la réalité des chiffres et le ressenti des populations ?

Philippe Crevel : Les difficultés pour les Français à trouver un logement sont manifestes, en particulier sur les littoraux atlantique et méditerranéen, ainsi qu'en Corse, où les habitants locaux éprouvent également des problèmes pour accéder à des logements abordables. Ce constat met en évidence un enjeu de construction de nouveaux logements et de régulation des prix immobiliers.

Par ailleurs, la question des salaires et du juste paiement du travail en France est prégnante. Les cotisations sociales élevées influencent directement cette question. Cela se traduit par une part moins importante des revenus attribuée directement aux travailleurs, car une proportion considérable est dédiée aux cotisations sociales et à la redistribution. Ce système restreint la maîtrise du revenu pour les individus, car une partie significative est canalisée vers la sécurité sociale et la redistribution. Un équilibre doit donc être trouvé pour accorder davantage de place aux salaires directs, permettant ainsi aux individus de bénéficier pleinement de leur rémunération.

Actuellement, pour les 10 % des Français les plus défavorisés, plus de la moitié de leurs revenus proviennent des prestations sociales. Pour les 20 % les plus modestes, plus d'un tiers des revenus découle de ces prestations. Bien que cette approche ait un effet positif en atténuant les inégalités, elle ne peut être considérée comme entièrement satisfaisante, car elle peut engendrer un sentiment de dépendance et de ressentiment. Il est donc essentiel de trouver un meilleur équilibre entre les revenus du travail et les prestations sociales.

On a parlé de la question des inégalités, mais à quel point est-ce que les conditions de vie et la richesse globale, évoluent ?

Philippe Crevel : L’augmentation générale des richesses en France se déroule lentement sur une période relativement longue. La croissance du PIB, qui reflète l'évolution des richesses produites dans le pays, présente une tendance plutôt lente ces dernières années. Cette évolution est en partie due à de modestes gains de productivité et à une croissance limitée de la population active. De plus, notre économie est de moins en moins industrielle comparée à son passé, ce qui exerce une pression sur la création globale de richesse nationale. Cette situation contribue inévitablement à alimenter les tensions que nous observons dans l'évolution des revenus au niveau individuel, ménage par ménage.

La croissance du PIB par habitant et des revenus est étroitement liée à cette réalité. Si la taille du gâteau économique augmente de manière modeste, cela complexifie le partage, d'autant plus si les prélèvements fiscaux et sociaux occupent une part importante. En d'autres termes, la répartition équitable des richesses devient un enjeu plus délicat dans ce contexte.

Et et au niveau mondial, comment se passe la progression de la de la richesse globale ?

Philippe Crevel : En partant de là, il est important de noter que les prévisions initiales annonçaient une grande crise touchant toutes les régions. Cependant, depuis 2010, nous avons observé une phase de croissance soutenue aux États-Unis, surpassant même le rythme de croissance européen, avec une croissance deux fois plus rapide. Cette dynamique a entraîné une progression plus marquée de la richesse et du PIB par habitant aux États-Unis par rapport à l'Europe. Pendant ce temps, la Chine, qui avait été en phase de rattrapage depuis près de 40 ans, traverse une période plus complexe marquée par une crise immobilière significative et un ralentissement économique rapide. Cette situation engendre des inquiétudes au sein du pouvoir central, d'autant plus qu'elle s'accompagne d'un taux de chômage élevé chez les jeunes. La Chine doit faire face à des défis économiques majeurs qui remettent en question le modèle d'enrichissement qui a prévalu depuis les années 1980.

Actuellement, les États-Unis semblent être dans une position relativement favorable. En revanche, sur la scène européenne, l'Allemagne, qui avait connu une forte croissance ces dernières années, fait face à des secousses. Elle est confrontée à l'augmentation des prix du pétrole et du gaz, en provenance notamment de la Russie, ainsi qu'à une remise en question de son modèle industriel due à la transition énergétique. Ainsi, la création de richesse en Allemagne est en recul par rapport à celle de la France. Cela dit, sur une période de 20 ans, l'Allemagne affichait généralement une croissance plus robuste que la France. Néanmoins, si l'on se concentre sur les cinq dernières années, la France affiche une croissance plus élevée que l'Allemagne.

Et à quel point les discours qui dénoncent la hausse des inégalités, l'appauvrissement globalisé, peuvent être économiquement contre-productifs ?

Philippe Crevel : Bien sûr, les discours concernant la montée des inégalités peuvent susciter une demande accrue de prestations supplémentaires et une augmentation des prélèvements obligatoires pour financer ces mesures. Cependant, cette approche peut avoir des conséquences économiques et sociales importantes. Elle peut être perçue comme inéquitable, car elle pourrait potentiellement entraîner une réduction de l'activité économique et de la création de richesse. De plus, cela peut avoir des effets indésirables en réduisant la valorisation du travail, ce qui peut générer de la frustration et du ressentiment, sans nécessairement résoudre le problème sous-jacent..

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !