La mort gêne tellement notre société que les médias ignorent largement ces Français qui vont en masse au cimetière pour la Toussaint et le jour des morts<!-- --> | Atlantico.fr
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Faucheuse symbolisant la mort
Faucheuse symbolisant la mort
©Flickr

Toussaint

Avec la pandémie ou la guerre en Ukraine, on observe d'autant plus qu'avant que la mort gêne. A quoi est-ce du et notre rapport à la mort devrait-il évoluer ?

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Atlantico : Dans une société qui a du mal à regarder la mort en face, la Toussaint, et le jour des morts, que nous commémorons ces 1er et 2 novembre, sont-ils devenus les seuls moments où nous accordons encore une place à la mort ? Pourquoi ?

Damien Le Guay : Le constat est juste. La mort gêne. Les endeuillés sont relégués. Les obsèques doivent se faire vite. Quant au corps, la pratique de la crémation, qui est désormais celle d’un tiers des funérailles, tend à le faire disparaître, comme on fait disparaître les traces encombrantes d’une présence chargée de reproches. Nous avons, dans les universités, des études nombreuses sur « le genre », les « fluidités » de toutes sortes, les « discriminations », le transgenre et les racismes. Mais tous ceux qui travaillent sur la mort et les obsèques n’ont que peu de place dans les universités. Les portes sont fermées. Les financements sont impossibles. Le travail sur la mort est presque clandestin. A quand un département de « death studies » - à côté des « gay studies » des « gender studies » et autres sujet à la mode des campus américains ?

Or, les Français viennent en masse dans les cimetières au moment de la Toussaint. On considère que vingt millions de bouquets de fleurs et cinq millions de pots de fleurs vont être déposés sur les tombes pendant cette période. On considère que trente à trente-cinq millions de nos concitoyens vont aller en pèlerinage dans nos cimetières cette année -  comme les années précédentes. Et on pourrait croire que c’est « le seul moment où nous accordons encore une place à la mort ». On pourrait le croire. On pourrait l’espérer. On aimerait qu’il en soit ainsi. Mais, cette année, comme les précédentes, il n’en sera rien. Les journaux vont parler d’autres choses. Quelques reportages seront faits dans les cimetières sur… les chrysanthèmes ou une initiative locale pour fleurir les tombes ou sur le responsable d’un cimetière. On va se contenter de la surface des choses. Sur le sens de cette migration annuelle ? Rien. Sur la raison de ce déplacement de masse ? Rien. Sur notre rapport à la mort et surtout à nos morts ? Rien. Sur cette conversation qui se poursuit post-mortem entre les vivants et les morts ? Rien. Nada. Rien de rien. Sur cette vraie discrimination à l’égard des endeuillés qui sont livrés à eux-mêmes, sans grand secours et sans une vraie considération sociale ? Rien.

Pour la rumeur médiatique, qui ne s’arrête jamais de tourner en boucle, une pause au moment de la Toussaint, pour revenir à des sujets essentiels, est impossible – surtout s’il s’agit de parler de la mort. Il est plus important de passer par perte et profit la souffrance des Français qui versent une larme, déposent un bouquet et prennent le temps d’aller nettoyer les tombes. Plus important de parler de l’essentiel : Sandrine Rousseau, les gamins qui maculent de purée les œuvres d’art ou l’élection au Brésil. Et avec ça, comment ne pas comprendre que les journaux soient tout à fait décrédibilisés aux yeux des Français ! Ils se parlent à eux-mêmes et ne s’intéressent pas aux cimetières dans la semaine de la Toussaint !

D’abord la pandémie de Covid, puis la guerre en Ukraine, pensez-vous que ces événements ont changé le regard que les Français portent, individuellement, sur la mort ? Dans quelle mesure ?

Je le crois. Je le pense. J’ose l’espérer. Avec le Covid, les Français se sont rendu compte de leurs fragilités. Ils peuvent, à tout moment, basculer du côté de la mort. L’épée de Damoclès de la grande faucheuse est toujours là, au-dessus de leurs têtes, malgré les promesses d’une médecine toute puissante. Mais, en même temps, une prise de conscience s’est opérée : il est important de s’occuper au mieux de ceux qui vont mourir et de veiller sur eux. Cette prise de conscience s’est doublée d’une autre : l’accompagnement des morts est vital pour l’équilibre des familles et la santé mentale de tous. Or, qu’ont-ils constaté ces Français désœuvrés ? Que ces deux prises de conscience se sont heurtées à des réglementations anti-Covid tatillonnes, à des contraintes administratives mesquines, à des interdits de rassemblements, à des interdits de déplacements et, pire encore, à des interdictions de voir une dernière fois, à l’hôpital, ceux qui allaient mourir. Prenons un exemple. Stéphanie Bataille, après la mort de son père, en décembre 2020, sans qu’il lui ait été possible de le revoir, alors qu’elle ne demandait que cela, a créé une association (Tenirtamain.fr) pour recueillir et prendre en charge ces milliers de cas de gens laissés en déshérence après la mort, dans des conditions d’isolement inhumain, de leurs proches. Son combat est nécessaire. Il n’a pas encore trouvé de réponses adéquates du côté des pouvoirs publics et même des professionnels des pompes funèbres.

Les séquelles de cette dénégation d’un accompagnement indispensable sont nombreuses. La santé psychique des Français s’est dégradée globalement. Mais surtout, les Français, sur ces matières, se sont rendu compte qu’ils étaient seuls, bien seuls, toujours seuls, pour affronter les absurdités administratives qui les ont empêchées d’être là, en temps et en heure, quand il le fallait, auprès de mourants et de leurs morts. Ils ont vu que la « raison hygiéniste » (comme s’il fallait maintenir les corps en vie et non les personnes en dialogue) provoquait des ravages inouïs.    

Qu’est-ce qui effraie le plus aujourd’hui les populations ? La peur de mourir ou celle de vieillir ?

De toute évidence, les Français manifestent une inquiétude quant à la vieillesse et à l’absence de prise de conscience collective sur les solutions offertes. Depuis des années, les rapports s’ajoutent aux rapports pour envisager des solutions pour les EHPAD et la prise en charge du grand âge. Et l’Etat, toujours et encore, repousse la grande réforme indispensable. L’argent manque dit-on – alors qu’il a coulé à flot pour le bouclier anti-Covid et maintenant pour le bouclier contre les hausses du prix de l’énergie. Le courage politique fait défaut – alors qu’il est indispensable pour s’emparer de ce sujet. La capacité à regarder l’avenir est remise à demain – un demain que le Gouvernement actuel regarde du seul point de vue des retraites à aménager. Cela fait au moins quinze ans que dure cette défaillance de la prise en charge du grand âge. Tout cela renforce la peur de vieillir, la peur du coût que cela représente pour les personnes, la peur aussi des dégénérescences des fonctions cognitives – et de toutes les maladies qui vont avec comme la maladie d’Alzheimer.  

Une majorité de Français se disent en faveur de lois sur le suicide assisté ? Leur jugement se base-t-il, selon vous, sur une bonne appréciation de tous les enjeux et conséquences de cette problématique ?

Réfléchir au suicide assisté est une chose. Mais ne rien faire pour soulager la souffrance, pour permettre à tous d’avoir accès aux soins palliatifs, pour ne pas prendre en charge le grand âge, pour laisser les services psychiatriques dans un état lamentable, et mettre sur la table l’euthanasie et le suicide assisté, comme si ces deux options étaient des solutions à tout ce qui n’est pas fait par paresse politique et par manque de courage et par manque de moyens supposés, voilà qui dépasse l’entendement. « L’aide active à mourir », telle qu’elle est présentée, avec une commission citoyenne et un projet de loi pour 2023, me semble tout à fait déraisonnable tant que tous les sujets évoqués plus haut ne seront pas solutionnés. Quand on demande aux Français, « voulez-vous souffrir, ne pas être assistés, être tenus dans un état d’indignité ou voulez-vous une euthanasie ? », il faudrait être bien fou pour ne pas répondre favorablement à l’euthanasie - comme le font les Français. Or, dans mon dernier livre (Quand l’euthanasie sera là…) je démonte point par point les arguments de ceux qui sont en faveur de l’euthanasie. Le Président souhaite promouvoir le « modèle belge ». Or, nous constatons, de toute part, et là dernièrement avec un avis du Cour européenne des droits de l’homme, qu’il n’est en rien un modèle, avec une absence totale de contrôles et un nombre significatif d’euthanasies non déclarées. Si nous allions de ce côté-ci, nous irions du côté d’une maîtrise dangereuse de la mort avec un surcroît de risques, d’arbitraires, d’incompréhensions et d’hypocrisie.   

Faudrait-il faire évoluer notre rapport à la mort à l’heure actuelle ? Si oui, dans quelle direction ?

Oui. Différentes réformes sont indispensables. Développer les soins palliatifs – avec les moyens qui vont avec. Permettre, selon le souhait des Français, de mourir chez soi. S’occuper des endeuillés. Parler de la mort. Donner des cours d’éthique à nos futurs médecins pour qu’ils soient plus outillés face à la mort. Eviter de focaliser sur l’euthanasie – qui n’est en rien une solution et en rien une réponse à toutes les défaillances des pouvoirs publics. D’autres réformes aussi pour redonner le sens de la gravité à la mort, pour s’y préparer en son âme et conscience.

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